Belgique, terre de séismes électoraux

Alerte : les scrutins qui font trembler la Belgique se manifestent à intervalles de plus en plus rapprochés. La prochaine secousse d’envergure est envisagée le 25 mai, jour d’une triple élection. Sa magnitude pourrait atteindre des sommets dévastateurs.

Le 25 mai. Les sismographes connectés dans les QG des partis s’affolent. Etat d’alerte maximale. La Belgique enregistre un séisme politique d’une intensité exceptionnelle. L’épicentre, localisé en Flandre, a déclenché un tsunami nommé N-VA. La marée nationaliste montante menace de plonger le pays tout entier dans un chaos prolongé. Pure spéculation. Ceci n’est encore qu’une fiction.

La Belgique en a vu d’autres. Ce ne serait pas le premier scrutin à faire trembler le pays sur ses bases, ni à bouleverser le paysage politique. Une dizaine de rendez-vous électoraux ont déjà allumé le feu et procuré sensations fortes et sueurs froides. A la demande du Vif/L’Express, Pascal Delwit, politologue à l’ULB, s’est mué en sismologue politique et a soumis l’intensité de ces élections mémorablesau verdict de l’échelle bien connue de Richter.

Mauvais signe. Les secousses d’envergure se manifestent à intervalles de plus en plus rapprochés. 1999, 2007, 2010 : trois élections d’une magnitude significative sont recensées au cours des quinze dernières années. La Belgique politique est désormais classée en zone sismique. Le risque n’est plus exclu que son sol finisse par se dérober.

1894 Magnitude : 9,0 et plus – EXCEPTIONNEL

Un scrutin vraiment pas comme les autres. Le premier à connaître le vote obligatoire. Le premier à se dérouler sous l’ère du suffrage universel, introduit un an plus tôt par la petite porte : il laisse les femmes sur la touche et reste tempéré par le vote plural. Un homme = une voix, mais les électeurs plus fortunés ou plus instruits ont droit à deux, voire trois bulletins de vote.

C’est néanmoins une révolution dans les urnes. Le Parti ouvrier belge espérait décrocher un siège de député pour sa première joute électorale. Il en rafle 28 sur 152 à la Chambre, en captant plus de 300 000 voix. Le POB superstar, d’emblée première formation politique en Hainaut et à Liège. Un leadership jamais démenti depuis.

Les catholiques sont certes encore hors de portée (104 députés), mais les libéraux sont devancés (20 élus) et se mettent à craindre pour leur avenir.

Cette marée rouge sème l’effroi.  » Ce score est accueilli avec stupéfaction dans le monde patronal et dans le spectre conservateur « , observe Pascal Delwit. Charles Woeste, dirigeant catholique conservateur, s’épanche auprès de Léopold II.  » Sire, la poussée socialiste est énorme, effrayante… Il n’y a plus une faute à commettre.  »

Le scrutin de 1894 marque  » une rupture déterminante dans le système politique belge « . Libéraux et catholiques ne sont plus seuls à s’affronter.  » Pour la première fois, des représentants du monde du travail siègent au Parlement. Les catholiques sont dominants en Flandre, le POB le devient dans l’axe industriel wallon.  » Le décor est planté.

1912 Magnitude : de 6,0 à 6,9 – FORT

Libéraux et socialistes font cause commune. Ils sont convaincus de pouvoir, ensemble, mettre fin à trente ans d’hégémonie catholique. Cruelle désillusion : la majorité catholique résiste bien.

Le revers électoral du cartel socialiste-libéral achève d’ouvrir les yeux des cadres et militants du POB : le suffrage universel pur et simple est à conquérir, coûte que coûte. L’après-scrutin est sanglant à Liège, Verviers, Bruges : cinq morts sont à déplorer lors de manifestations durement réprimées.

1928 Magnitude : de 7,0 à 7,9 – MAJEUR

8 décembre, élection législative partielle à Anvers. 83 000 voix se portent sur le nom d’August Borms. Un véritable plébiscite en faveur d’une figure emblématique de l’activisme flamand, qui a joué la carte de l’occupant allemand durant la Première Guerre mondiale. Borms, condamné à mort à la fin du conflit, muré dans son refus de faire amende honorable, purge toujours sa peine qui a été commuée en détention à vie. Un coup dans l’eau : l’élection du vainqueur est frappée de nullité.

Ce coup de tonnerre dans le ciel anversois est un coup de semonce. Le peuple flamand vient d’exprimer, par la voie des urnes, la profondeur de ses blessures. Le choc est rude pour les francophones. Qui se mettent à redouter l’éclatement du pays. Déjà.

 » Le résultat frappe les imaginations et conduit à une prise de conscience de l’absolue nécessité de s’attaquer à la question linguistique « , relève Pascal Delwit. La flamandisation de l’université de Gand, grande revendication du mouvement flamand, connaît un coup d’accélérateur au Parlement. La voie vers l’adoption des lois linguistiques de 1932-1933 est ouverte. La machine à flamandiser est lancée.

1936 Magnitude : de 7,0 à 7,9 – MAJEUR

Elections sous haute tension, dans un climat politique détestable entretenu par les rexistes de Léon Degrelle. Campagne électorale placée sous le signe du balai et de la chasse aux  » pourris « .  » L’ordre nouveau  » est en vogue en Europe. En Belgique y compris.

Le régime tremble sur ses bases : les partis qui le contestent sont les seuls à cartonner aux élections. Grosse secousse enregistrée à l’extrême droite : la Chambre accueille 21 députés rexistes et 16 élus nationalistes flamands issus du VNV fascisant. Onde de choc ressentie à l’extrême gauche : les communistes triplent leur représentation parlementaire, passent de 3 à 9 sièges et franchissent la barre des 10 % à Liège et dans le Hainaut.

C’est la panique à bord du bateau catholique, sérieusement secoué par ce raz-de-marée antidémocratique.

1950 Magnitude : de 6,0 à 6,9 – FORT

Elections anticipées dans un climat insurrectionnel. Consultés sur l’opportunité du retour sur le trône du roi Léopold III, Flamands, Wallons et Bruxellois se sont déchirés. La parole est à présent aux urnes.

Le triomphe électoral est social-chrétien. 47,68 % des suffrages à la Chambre et 108 députés sur 212, 46,95 % des voix au Sénat et 54 sièges sur 106 : le CVP-PSC réussit un doublé retentissant.  » Pour la première fois, et la seule à ce jour depuis 1919, un parti décroche la majorité absolue à la Chambre et au Sénat « , relève Pascal Delwit.

C’est une victoire à la Pyrrhus. Le gouvernement homogène PSC-CVP ne peut éviter l’abdication de Léopold III. La famille sociale-chrétienne sort dramatiquement divisée de ce traumatisme national.

1965 Magnitude : de 8,0 à 8,9 – IMPORTANT

On vote au printemps, l’électeur est d’humeur primesautière. Réputé d’ordinaire si constant, le Belge se lâche dans l’isoloir.

Valse endiablée à la Chambre. Les sociaux-chrétiens dégustent, amputés de 19 sièges. Les socialistes trinquent, privés de 20 sièges. Deux familles politiques historiques se prennent une raclée aussi spectaculaire qu’inédite.

Les libéraux font brillamment exception, nantis de 28 sièges supplémentaires. L’ouverture au monde catholique du Parti de la liberté et du progrès lui réussit au-delà de toute espérance. Le PLP entre dans la cour des grands. Il va avoir du mal à s’y maintenir dans la décennie qui suit.

Des partis d’un genre nouveau font irruption ou montent en puissance : les partis communautaires ou régionaux. Côté flamand, la Volksunie passe le cap des 10 % de voix et décroche douze députés. Côté francophone, le FDF obtient ses trois premiers élus tandis que les fédéralistes wallons arrachent 2 sièges.

1965, un grand cru électoral.  » L’élection nationale de 1965 est sans doute le scrutin qui a le plus frappé les imaginations, estime Pascal Delwit, elle marque un tournant majeur.  » Parce qu’elle annonce une nouvelle ère. L’électeur volatil vient de pointer le bout du nez, la légendaire stabilité du comportement électoral en Belgique en prend un coup.

1981 Magnitude : de 6,0 à 6,9 – FORT

Le pays tangue, file un mauvais coton sur les plans budgétaire et économique, et ses gouvernements tombent à des cadences infernales. 8 novembre 1981, les Belges saisissent le passage anticipé par les urnes pour secouer le cocotier politique. Ils sont indulgents avec les socialistes au pouvoir, qui limitent la casse. Mais ils sont impitoyables avec les sociaux-chrétiens du nord et du sud qui sont aussi aux affaires : PSC et CVP perdent plus d’un quart de leurs électeurs, abandonnent 21 sièges à la Chambre, et touchent le fond. Les libéraux, dans l’opposition, décrochent la timbale, obtiennent 15 députés de plus.

Le Parlement s’enrichit au passage d’une touche verte inédite : 4 députés écologistes francophones et flamands s’installent dans l’hémicycle. Ils sont les premiers d’une longue série.

Le scrutin de novembre 1981 siffle la fin de la récré. Il accouche du gouvernement libéral-chrétien  » Martens-Gol  » qui réussit un exploit : aller à son terme, une  » première  » depuis 1965. Coup d’arrêt à dix ans d’instabilité gouvernementale. Et coup d’envoi d’une politique de redressement socio-économique et d’austérité sans précédent.

1991 Magnitude : de 6,0 à 6,9 – FORT

24 novembre, dimanche noir. La Flandre est confrontée à une marée brune d’une intensité imprévue. Le tsunami se nomme Vlaams Blok. Qui capte 405 000 suffrages, soit 10,3 % des voix flamandes, et envoie 12 élus à la Chambre (quatre fois plus qu’en 1987).

L’extrême droite nationaliste flamande prend ses quartiers, solidement, durablement. Le début de quinze ans d’ascension électorale ininterrompue.  » Le Vlaams Blok est désormais une formation avec laquelle il va falloir compter « , souligne Pascal Delwit.

L’électeur flamand s’est bien défoulé, ce dimanche-là. Ils sont aussi plus de 200 000 (5,1 % du corps électoral flamand) à accorder leur voix à Rossem, parti de tendance libertaire lancé peu avant les élections. C’est en… cellule que son président-fondateur, Jean-Pierre Van Rossem, savoure ses 34 000 voix de préférence et le siège qu’il décroche à la Chambre avec deux colistiers. L’ex-milliardaire pseudo-anar est sous les verrous pour avoir un peu trop joué au gourou de la finance.

La Wallonie n’est pas immunisée contre le vote protestataire. L’extrême droite francophone, sous les traits du Front national, relève la tête. 65 000 voix permettent au FN de décrocher un député. Le premier d’extrême droite depuis 1939.

Les grandes familles politiques traditionnelles, victimes d’un désaveu généralisé, tombent parfois de haut. C’est le cas des socialistes et des sociaux-chrétiens : pour la première fois depuis l’instauration du suffrage universel, ils captent ensemble moins de 50 % des suffrages. Le CVP en particulier, sous les 27 % des voix en Flandre, atteint un nouveau minimum historique. Le petit monde des partis  » non gouvernementaux  » est à la fête. Ecolo en fait encore partie : il bondit de 6,5 % à 13,5 % des voix et décroche 10 sièges.

Au soir du 24 novembre, la Belgique, Flandre en tête, est KO debout.  » Le résultat de l’élection de novembre 1991 a été ressenti comme un cataclysme politique « , observe Pascal Delwit. L’ampleur des ravages saute aux yeux.  » Le scrutin marque une nouvelle étape dans la fragmentation du paysage politique. A son issue, pas moins de 13 formations obtiennent des élus, et les écarts entre partis s’amenuisent.  »

L’effet sur les esprits est traumatisant.  » Les changements électoraux furent d’une ampleur bien moindre que lors des véritables ruptures de 1965 et de 1981, mais leur nature frappa bien davantage l’opinion « , notait Xavier Mabille, directeur du CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politique).

1999 Magnitude : de 8,0 à 8,9 – IMPORTANT

Comment une sombre affaire de poulets contaminés à la dioxine empoisonne subitement le gouvernement Dehaene II en bout de course, précipite les sociaux-chrétiens en enfer et sème une belle pagaille dans le monde politique.

 » Avec celles de 1965 et de 1981, l’élection de 1999 restera dans les annales de l’histoire politique belge d’après-guerre comme ayant le plus bouleversé le paysage politique et les rapports des forces entre partis et familles politiques « , affirme Pascal Delwit.

Pluie de records pour un scrutin fou fou fou.  » Quatre partis réalisent leur meilleure performance d’après-guerre et quatre autres, leur plus mauvaise.  »

Malheur aux vaincus. La famille sociale-chrétienne boit la tasse. Le PSC s’effondre, pointé à 16 % des voix francophones, relégué au rang de quatrième parti de l’espace politique francophone. Le CVP est laminé, réduit à 22 % en Flandre, il devient  » un parti comme les autres « , devancé pour la première fois depuis l’instauration du suffrage universel par un autre parti flamand, le VLD.

Cette vraie déroute mène les sociaux-chrétiens du nord et du sud droit à l’opposition. Ils n’ont plus connu pareil sort depuis 1954. Exit Dehaene, qui tire sa révérence sur la scène nationale.

Débâcle sociale-chrétienne, et déconfiture socialiste. Le PS repasse sous la barre des 30 % en Wallonie pour la première fois au XXe siècle, son crédit n’a jamais été aussi bas.

Les vainqueurs, eux, atteignent ou retrouvent des sommets. C’est un sacre libéral. Les libéraux, première famille politique du pays en voix et en sièges pour la première fois depuis 1884, reviennent aux affaires après douze ans d’opposition. Ils décrochent dans la foulée le poste de Premier ministre, soixante ans après Paul-Emile Janson, dernier libéral à avoir mis les pieds au 16, rue de la Loi.

Ecolo au pinacle : les Verts captent 20 % des voix francophones. Grande première : ils se retrouvent propulsés au pouvoir fédéral et régional avec leurs camarades d’Agalev. A Bruxelles excepté, les gouvernements se parent des couleurs totalement inédites de l’arc-en-ciel (libéral, socialiste, écologiste). Le Vlaams Blok, 613 399 suffrages, pavoise une fois de plus : il ravit la troisième marche du podium flamand aux socialistes.

1999 sonne le glas des partis  » dominants « . Ils cèdent le terrain à un grand nombre de partis  » moyens « .

2007 Magnitude : de 6,0 à 6,9 – FORT

La gauche en plein cauchemar.  » Pour la deuxième fois en trois élections fédérales, les socialistes passent sous la barre des 30 % en Wallonie.  » Séisme, traumatisme. Le PS, empêtré dans les  » affaires carolos « , signe un triste record : il n’est plus le premier parti de Wallonie qu’il n’a cessé d’être depuis l’instauration du suffrage universel.

C’est aux libéraux que revient le titre. Le MR porté aux nues, numéro un en voix en Wallonie et à Bruxelles, incontournable comme il ne l’a jamais été.

La Flandre, une fois encore, crée l’événement Elle réserve un accueil plus qu’enthousiaste au cartel CD&V/N-VA voulu par Yves Leterme (CD&V), qui truste 30 % des voix et obtient 31 députés. Les Flamands ne sont pas insensibles non plus à la Lijst Dedecker qui réalise une percée aussi inattendue qu’éphémère. Ils infligent en revanche une raclée aux socialistes qui passent de 23 à 14 sièges et ne s’en remettront pas. Last but not least, ils se distancient enfin du Vlaams Belang (ex-Vlaams Blok), contrarié dans sa progression électorale pour la première fois depuis 1987.

2007, scrutin de mauvais augure. Qui débouche sur une première impasse politique très, très prolongée.

2010 Magnitude : de 7,0 à 7,9 – MAJEUR

Scrutin anticipé pour cause de naufrage sur BHV. La Flandre monte dans les tours. Elle se donne avec de moins en moins de retenue aux séparatistes flamands. 28 % des voix en Flandre : la N-VA cartonne. 785 776 voix de préférence : Bart De Wever plastronne.

Hors N-VA, c’est le carnage. Une punition collective. Déroute CD&V : pour la première fois de leur histoire, les sociaux-chrétiens flamands passent nettement sous la barre des 20 %, humiliés par leur ancien partenaire de cartel. Défaite historique de l’Open VLD, ramené à 13 ,7 % des voix en Flandre et réduit à 13 sièges. Bérézina socialiste (15,3 % des voix flamandes), la pire depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette fois, le Vlaams Belang accuse sérieusement le coup : plus que 12,6 % des voix (24 % en 2004).

Côté wallon, un PS victorieux décroche 37,7 % des voix et reprend largement le dessus sur un MR en méforme. Nouveau plancher historique au CDH, sous la barre des 15 % des voix en Wallonie.

Un scrutin une fois encore innovateur.  » Le premier parti n’est pas une composante d’une des familles politiques traditionnelles, mais un parti nationaliste flamand de formation récente « , relève Xavier Mabille. Grande nouveauté. Elle conduit le pays à 541 jours de blocage politique, clôturés par un gouvernement fédéral dirigé par un Premier ministre socialiste wallon. Le premier depuis 1974.

2014 Magnitude : de 9,0 et plus – EXCEPTIONNEL ?

Le pays qui était sorti des unes en 2010 a frôlé la rupture. Rebelote le 25 mai ? Suspense. Les pronostics sont réservés. L’heureuse surprise pourrait aussi venir d’une absence de secousses. La sismologie n’est pas une science exacte…

Sources : La vie politique en Belgique de 1830 à nos jours, par Pascal Delwit, éd. ULB

Nouvelle histoire politique de Belgique, par Xavier Mabille, CRISP.

Par Pierre Havaux

1936, raz-de-marée antidémocratique : rexistes, VNV et communistes cartonnent

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