Rue Villa-Hermosa, la taverne Prince de Galles, fréquentée par Baudelaire et ses amis (par J. Carabain). © MUSÉE DE LA VILLE DE BRUXELLES

Baudelaire, guide à Bruxelles

Mort il y a 150 ans, le poète a connu, à la fin de sa vie, le Bruxelles du savon noir, du faro et de la Senne. Une période d’amertume, de maladie et de dénuement qui conduit l’auteur des Fleurs du mal à exécrer la ville.

Un samedi soir, à Bruxelles. Arpenter le piétonnier inachevé, devenu chaos urbain, et les trottoirs du coeur touristique de la cité, jonchés de sacs-poubelle parfois éventrés, vous saisit d’un dégoût très baudelairien. A la vue d’un centre-ville aussi incohérent et sale, on ne peut s’empêcher de songer à la  » grotesque capitale « , la  » capitale pour rire  » moquée par le poète.

Baudelaire a passé plus de deux ans à Bruxelles, d’avril 1864 à juillet 1866, avant d’être rapatrié par sa mère à Paris, où il décède en août 1867, à 46 ans. Plus fauché que jamais, l’ex-dandy  » aux moeurs dissolues  » espérait faire éditer plusieurs de ses ouvrages dans la capitale belge et y tirer profit de lectures et conférences publiques. Mais c’est un vieillard de 43 ans usé par les excès qui s’installe à l’hôtel du Grand Miroir, au n° 28 de la rue de la Montagne. Ni l’argent, ni la reconnaissance, qui auraient pu lui faire oublier ses dettes parisiennes et le scandale qui a suivi la publication des Fleurs du mal, en 1857, ne sont au rendez-vous.

Bruxelles pas rancunière

Période d’amertume, de maladie et de dénuement, son exil bruxellois l’amène à écrire Pauvre Belgique ! , un pamphlet sur la ville et les moeurs de ses habitants. Resté à l’état de brouillon, ce texte virulent et insultant n’a pas été publié de son vivant. Un siècle et demi après la mort du poète, la capitale belge, pas rancunière pour un sou, met les affronts baudelairiens à l’honneur : l’exposition Baudelaire-Bruxelles (1), au musée de la Ville, abrité dans la Maison du roi, sur la Grand-Place, convie le visiteur à découvrir la capitale belge des années 1860, avec Charles Baudelaire pour guide. C’est le Bruxelles de la fin du règne de Léopold Ier, avec ses trottoirs nettoyés au savon noir, ses estaminets où l’on sirote le faro, ses centaines de lupanars, sa Senne à l’odeur pestilentielle et ses charrettes tirées par des chiens.

 » Je fais partie des aficionados de Baudelaire et j’aime aussi Bruxelles !, s’exclame Isabelle Douillet-de Pange, conservatrice des musées de la Ville et commissaire de l’exposition. Son pamphlet ne peut donc que me désoler. Il nous offre néanmoins une description précieuse de la vie bruxelloise au xixe siècle, avant les travaux de voûtement de la Senne, l’érection du palais de justice et l’urbanisation des faubourgs.  » L’exposition ne fait pas l’impasse sur les exaspérations du poète, mais, pour tempérer sa vision noire, des special guests, proches ou connaissances de l’auteur, complètent le portrait de la ville : Victor et Adèle Hugo, les frères Stevens, Camille Lemonnier, et Félix Nadar, qui, en 1864, a fait voler à Bruxelles son aérostat, le Géant. Baudelaire était prévu parmi les passagers, mais il n’a pu monter dans le gros ballon, qu’il a fallu délester. Sa déception est vive : il en gardera rancune à son vieil ami Nadar.

 » Crénom !  »

Quelque 250 oeuvres – peintures, gravures, photographies, caricatures… – issues en grande partie des collections du musée, illustrent les thématiques de l’exposition : la ville avant les grands chantiers, encore très médiévale ; la Senne et ses abords, magnifiés sur les toiles aux couleurs quasi vénitiennes du peintre Jean-Baptiste Van Moer ; la vie quotidienne des Bruxellois, dont Baudelaire donne une image sensuelle qui mêle bruits, goûts et odeurs ; les ornements baroques des églises, admirés par l’esthète français ; les processions, dont la religiosité l’émeut ; Léopold Ier et les institutions belges, cibles des flèches de l’auteur ; les tavernes fréquentées par le poète et ses amis, comme la Horton’s Prince of Wales, rue Villa- Hermosa, ou Le Globe, place Royale ; les galeries Saint-Hubert, où il se rend souvent, près de son hôtel.  » Quand j’ai accompli deux mille pas, je rentre au Grand Miroir. C’est ma dose d’exercice.  »

 » La Maison du roi, où se tient l’exposition, occupe une place particulière dans toute cette histoire, note la conservatrice : c’est le prétexte de cinq conférences que Baudelaire doit donner dans le vénérable bâtiment qui le conduit à venir à Bruxelles.  » Parmi les institutions qui ont prêté des pièces à l’expo figure le musée Félicien Rops, de Namur. Rops réalise en 1866 le frontispice des Epaves, le recueil des poèmes condamnés des Fleurs du mal. L’estime entre les deux hommes est réciproque. C’est lors d’une visite à Namur, en mars 1866, que Baudelaire, dont la santé décline, perd connaissance, victime de troubles cérébraux, premiers symptômes d’aphasie et d’hémiplégie. Soigné le mois suivant à la clinique Saint-Jean et Sainte-Elisabeth, rue des Cendres, à Bruxelles, il délire et blasphème. Les soeurs, affolées, prennent pour un possédé ce malade qui hurle sans cesse le même mot :  » Crénom !  »

(1) Baudelaire-Bruxelles, à la Maison du roi, Grand-Place, à Bruxelles. Jusqu’au 11 mars 2018.

www.museedelavilledebruxelles.brussels

PAR OLIVIER ROGEAU

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