Bastion libertaire pour héros populaires

Au cour du Pajottenland, le château de Gaasbeek semble tout droit sorti d’un tableau de Pieter Bruegel. Bastion libertaire par excellence, cette résidence à l’histoire empreinte de virilité doit pourtant son cachet si singulier à une femme…

Quel contraste renversant ! De l’extérieur, rien ne laisse présager qu’à l’intérieur de cette forteresse médiévale, à l’allure brutale et aux douves menaçantes, se cache une charmante résidence d’été avec fontaine, parterres de fleurs et carrés de buis romantiques.

Le premier château fort, construit vers 1240 par Godefroid de Louvain, avait pour vocation de protéger Bruxelles et le duché de Brabant des attaques du Hainaut et de la Flandre. Un  » détail  » en soi… Car, de tout temps, le château est un lieu d’où rayonnent la liberté et la résistance contre les abus de pouvoir ou les contraintes morales. Dans cette perspective bien plus attachante, le premier fait marquant date de 1284 : Henri de Louvain signe la charte codifiant le droit coutumier. Cette loi devait entre autres constituer une protection contre l’arbitraire – soit l’autorité illimitée – des officiers de justice et même du seigneur.

Un siècle plus tard, le château est au centre de la lutte entre la féodalité et le pouvoir communal en expansion. Acmé du conflit, le drame touchant l’un des plus vaillants défenseurs de la cause bruxelloise, Everard ‘t Serclaes. Une histoire tristement célèbre… Seigneur de Gaasbeek, Sweder van Abcoude voulait étendre sa domination à quelques villages dépendant de Bruxelles. Armé d’une volonté de fer, Everard ‘t Serclaes – premier échevin de Bruxelles – s’y opposa formellement. Un acte courageux l’estampillant  » héros populaire « , reconnaissance pour le moins légitime quand on connaît la cruauté que rencontra sa destinée. Résumé des faits, âmes sensibles s’abstenir.

Le 26 mars 1388, Jeudi saint, ‘t Serclaes se rend de Lennik à Bruxelles. En cours de route, il rencontre le bailli de Gaasbeek et le fils bâtard de Sweder qui l’attaquent :  » Et là, ils lui ont coupé le pied et arraché la langue de la bouche, ils l’ont blessé cruellement et ils l’ont laissé étendu là dans le champ, avec ses blessures graves saignant à mort…  » Jan van Stalle, le doyen de Hal qui passait par là, s’occupa du blessé qui fut transporté, agonisant, au centre de la Grand-Place. La réaction fut vive et immédiate : pour venger l’assassinat de ‘t Serclaes, les Bruxellois – enivrés de colère – menèrent une expédition punitive visant à détruire le château de Gaasbeek. D’après une légende populaire, les soldats au poste pendant cinq semaines engloutirent tant de poulets qu’ils reçurent le sobriquet qui affuble encore les habitants de la capitale :  » kiekefretter « . Ainsi rassasiés, les assaillants ne ratèrent pas leur cible et la vieille forteresse fut anéantie de fond en comble.

En 1565, Lamoral d’Egmont devient propriétaire du château reconstruit. Et c’est bientôt un nouveau meurtre qui ternit l’histoire de Gaasbeek. En 1566, les comtes d’Egmont et de Hornes résistent au joug espagnol en prônant la liberté de pensée des citoyens. Son autorité bafouée, Philippe II d’Espagne envoie le duc d’Albe accompagné de quelque dix-sept mille soldats. Après de longs mois d’emprisonnement, le comte d’Egmont et son compagnon d’infortune, reconnus coupables du crime de lèse-majesté et de lèse-église, sont décapités le 5 juin 1568 sur une estrade drapée de noir devant la Maison du roi.

En 1695, Gaasbeek passe aux mains de Louis Alexandre Scockaert. La fonction défensive étant totalement obsolète, il transforme le château en résidence d’été. Le même épouse Catherine de Blondel, une arrière-petite-fille de Pierre Paul Rubens. C’est ainsi qu’atterrissent à Gaasbeek le testament et le contrat de mariage du peintre, documents précieusement conservés dans la salle d’archives.

Une marquise exquise !

Impensable d’aborder Gaasbeek sans évoquer la personnalité bigarrée de Marie Peyrat, devenue marquise Arconati-Visconti. Le château comme il se présente aujourd’hui est  » son  » £uvre ! Les débuts de son histoire s’apparentent à celle de Roméo et Juliette. Fidèle à son éducation, la jeune femme affiche des idées de gauche et lutte farouchement pour l’égalité sociale. Femme aux multiples contradictions (comme beaucoup !), elle partage un amour passionné avec le marquis Giammartino Arconati-Visconti. Le père de celui-ci, héritier de Gaasbeek, n’accepte pas la petite socialiste, estimant leurs différences trop grandes… D’une part, une famille de vieille noblesse, royaliste et catholique. De l’autre, un père et sa fille, résolument athées, républicains et de gauche. Qu’importe ! Les tourtereaux patienteront jusqu’à la mort du patriarche pour se jurer fidélité. Celle qui ne possédait avant ses noces, et selon ses dires, qu’une robe et une paire de chaussures devient alors marquise et accède à la prospérité de son mari. Hélas, leur bonheur conjugal sera de trop courte durée. Après seulement deux ans d’union, Giammartino succombe d’une fièvre typhoïde. Mais sa jeune veuve s’en remet plutôt vite. Du haut de ses 35 ans, la pimpante marquise hérite d’une fortune colossale. D’emblée, elle souhaite faire restaurer la demeure de manière approfondie. Elle fait appel à l’architecte-décorateur Charles-Albert. Ensemble, ils décident de mettre l’accent sur le caractère moyenâgeux du château, lui donnant une allure romantique incongrue, le dotant de créneaux inattendus et d’un châtelet abusif au-dessus de la porte d’entrée. Autant d’ajouts qui ne sont pas du meilleur goût.

En 1890, la marquise rencontre l’expert-antiquaire Raoul Duseigneur. Soigneusement conseillée, elle s’offre quantité d’objets d’art. Pendant vingt-cinq ans, ils entretiennent une longue et paisible liaison. La châtelaine, très amoureuse, lui propose plusieurs fois de l’épouser. Bienveillant, il lui répond avec constance que leurs richesses sont trop inégales et qu’il ne veut pas la priver de son titre.

Plus étrange, on notait chez la marquise un goût vestimentaire curieux : elle s’habillait volontiers en page de la Renaissance, donc en jeune homme. En septembre 1911, c’est bien dans cet accoutrement qu’elle reçoit le ministre de la Justice, Carton de Wiart. Ce dernier écrit dans ses Mémoires :  » Je fus accueilli par une très vieille dame, ridée comme une pomme, avec une perruque de théâtre, une voix de corbeau et par-dessus tout habillée en culotte courte.  » Se costumer était pour elle une manière excentrique de renouer avec le passé. Dépourvue d’héritier, elle décida de faire don du château et de son contenu à l’Etat belge avant de s’éteindre le 3 mai 1923, à l’âge de 83 ans.

Aujourd’hui, le lieu accueille plus de 100 000 visiteurs par an. Le déplacement en est mille fois récompensé ! On gardera de l’appartement de la marquise – trois pièces équipées d’un confort tout contemporain – un souvenir divin. Enfin, prenez le temps dans la salle des chevaliers. Scrutez les peintures du plafond. Avec la fantaisie d’un décor presque théâtral, les moments les plus importants (faits glorieux et aventures guerrières) du château y sont racontés. Une suite d’actes héroïques qui prend sa source en 1284… Vous souvenez-vous ?

GWENNAËLLE GRIBAUMONT

Château de Gaasbeek

Kasteelstraat 40, à 1750 Gaasbeek. www.kasteelvangaasbeek.be

Le château est accessible du 1er avril au 11 novembre 2012 inclus, tous les jours, sauf le lundi. Ouvert les jours fériés.

Le diaporama complet sur notre site www.levif.be

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TEXTE : GWENNAËLLE GRIBAUMONT

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