Hervé Guerrisi (à g.) et Grégory Carnoli plongent dans leur propre arbre généalogique pour L.U.C.A. © LESLIE ARTAMONOW

Bas les masques

Au théâtre, de plus en plus de spectacles empruntent les codes et les accessoires de la conférence, forme garante d’une certaine vérité. Zoom sur deux d’entre eux : L.U.C.A. et (A+X+P).

On a vu revenir cette forme plusieurs fois ces derniers mois, ces dernières années : assez simple, avec un ou deux intervenants, peu ou pas de décor si ce n’est un écran où projeter des photos ou des schémas, une parole qui s’adresse directement aux spectateurs et, surtout, un propos fort, un message à faire passer en une sorte d’exposé qui n’oublie pas de rester créatif. Dans sa quête de réel, le théâtre s’hybride régulièrement avec la conférence, en même temps que la conférence se théâtralise en devenant  » gesticulée « , un concept lancé par le Français Franck Lepage en 2006. Dernier exemple en date vu sur nos scènes et qui sera présenté cet été à Avignon (1) : le très réussi L.U.C.A., où Hervé Guerrisi et Grégory Carnoli partent de la petite histoire de leurs familles immigrées d’Italie pour retracer la grande histoire de la vie, remontant le fil jusqu’à notre  » Last Universal Common Ancestor « , le plus ancien ancêtre commun à toute l’humanité. Le tout pour un appel à la tolérance face à ceux qui viennent d’ailleurs.

Être très simples, juste être avec les gens et leur parler, c’est déjà du théâtre.

Orthographe et épigénétique

Concrètement, dès l’entrée, les deux comédiens accueillent les spectateurs, parlent en leur nom, racontent leurs propres expériences de l’immigration.  » Nous avions commencé à écrire une fiction, à la troisième personne, à inventer un  » il « , retrace Hervé Guerrisi. Je crois qu’on n’a même pas écrit une page et qu’on s’est dit : c’est pompeux, c’est chiant, ça nous met à distance, ça ne nous ressemble pas ! En fait, cette fiction était une forme de protection. On essayait de se protéger d’un propos, d’une prise de parole, parce qu’on se met quand même  » à poil  » dans ce spectacle. Mais il fallait arrêter de faire semblant et y aller. Ça nous a amenés au fait de nous jouer nous. Même si a priori le théâtre est l’endroit du masque, ici on l’enlève. Cette forme de partage d’expérience, de récit de vie recèle, me semble-t-il, une humanité, un échange qui restent la force du théâtre, offrant un espace de résistance face aux médias.  »

 » Quand j’ai vu La Convivialité, avance pour sa part Grégory Carnoli, ça m’a conforté dans l’idée que l’on pouvait être très simples, que juste être avec les gens et leur parler, c’est déjà du théâtre.  » Créé au Théâtre national en septembre 2016 et toujours en tournée depuis, La Convivialité présente deux professeurs, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, qui démontent l’orthographe du français dans un exposé participatif et libérateur. Etre avec les gens et leur parler, certes. Mais ce qui aurait pu en rester à du théâtre-réalité, ou témoignage, dans L.U.C.A., prend aussi un tour plus directement informatif. Evoluant sur un sol qui devient, grâce à une caméra fixée au plafond, un tableau noir qui se remplit de dates et de schémas, les deux comédiens étayent la quête de leurs propres racines (ils ont notamment passé chacun un test ADN) par des résultats édifiants des recherches en épigénétique et en histoire.

Autre duo entre théâtre et conférence : Pierre Solot (à g.)  et Emmanuel De Candido dans Pourquoi Jessica a-t-elle tué Brandon ?
Autre duo entre théâtre et conférence : Pierre Solot (à g.) et Emmanuel De Candido dans Pourquoi Jessica a-t-elle tué Brandon ?© DR

Je est un autre

A la fois personnel et scientifique, L.U.C.A. se place dans la lignée du théâtre de narration, en particulier dans sa variante italienne (avec des modèles comme Ascanio Celestini, Mario Perrotta, Marco Bagliani et bien sûr Dario Fo) où le conteur est souvent à la fois auteur et acteur. Une convention courante dans le théâtre-conférence. Qu’il s’agisse des deux enseignants de La Convivialité, de Roland Gunst, alias John K Cobra, racontant son enfance de métis entre le Congo et la Belgique dans Flandria, ou encore de Pierre Solot et Emmanuel De Candido mêlant histoire du jeu vidéo et des stratégies guerrières dans Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ?, l’identité de l’acteur et l’identité de celui qui prend la parole sur scène collent parfaitement. A l’instar d’un conférencier, celui qui parle est lui-même.

Mais comme cela reste du théâtre, cette règle n’est pas absolue. Dans Para, présenté au premier abord exactement comme une conférence donnée par un ancien militaire, le comédien flamand Bruno Vanden Broecke incarnait, fidèlement, le témoignage du sergent Nico Staelens, envoyé en mission en Somalie en 1993. Planté dans le sol avec les jambes légèrement écartées, mains au ceinturon, parole précise et explications techniques parfaitement maîtrisées : Vanden Broecke campait si bien ce para que certains s’y sont laissé prendre…

Créer des glissements

Entre le spectacle et la conférence, les croisements et les dosages sont multiples et variés. Depuis 2011 et le projet Il Quadro Mobile (une conférence pour cinq personnes donnée dans un container de 2 mètres cubes), le danseur et chorégraphe Mauro Paccagnella et le plasticien, enseignant et chercheur Eric Valette ont collaboré à plusieurs reprises, créant des  » spectacles  » évoluant à la frontière de la danse, du théâtre, de l’installation et de l’exposé scientifique. Moonwalk,  » conférence chorégraphique  » créée en 2014, faisait cohabiter la danse et la conférence en alternance. Dans un premier temps, Mauro Paccagnella confrontait son corps à différents éléments de construction ; dans un deuxième, Eric Valette développait, assis à une table devant un ordinateur, une présentation théorique illustrée. Avec comme résultat global une analyse du rapport entre la fonction  » habiter  » et les formes habituellement construites à cette fin. Leur logique, poussée jusqu’à l’absurde, aboutissait à un projet complètement insensé.  » Il fallait d’abord imposer une forme très sérieuse, très proche de la conférence, pour pouvoir ensuite créer des glissements « , explique Eric Valette.

Car quand le théâtre emprunte à la conférence, il n’est jamais conférence pure, il reste théâtre d’une manière ou d’une autre. Ainsi si Hervé Guerrisi et Grégory Carnoli disent enlever leur masque dans L.U.C.A., ça ne les empêche pas de se glisser quelques instants dans la peau d’hommes de Neandertal conversant autour d’un feu virtuel. Ainsi, le soldat Bruno Vanden Broecke quitte à un certain moment sa posture figée de conférencier pour rendre vivant l’épisode d’un saut en parachute. Comble du comble, les dehors de la conférence peuvent même encadrer un propos complètement imaginaire. Dans l’adaptation du roman de Dimitri Verhulst inspiré par le tableau de James Ensor, Eric De Staercke prétendait donner ainsi, derrière un pupitre et documents à l’appui, un exposé entier sur un événement totalement fictif : L’Entrée du Christ à Bruxelles.

Bruno Vanden Broecke, 100 % crédible en sergent en conférence dans Para.
Bruno Vanden Broecke, 100 % crédible en sergent en conférence dans Para.© THOMAS DHANENS

Formatage de la réalité

Le théâtre-conférence joue en équilibre sur la ligne de démarcation entre le vrai et le faux, entre le réel et la fiction. Mais il faut rappeler que la conférence elle-même formate en partie la réalité pour la faire entrer dans un exposé.  » La conférence est une forme très construite, confirme Eric Valette, et il ne faut pas surestimer la parole du conférencier. Il y a toute une part d’intuition, de tromperie, de construction du discours pour faire passer un message.  »  » Un documentaire, c’est aussi une mise en scène du réel « , déclare de son côté Hervé Guerrisi, qui reconnaît que certains aspects autobiographiques ont été aménagés dans L.U.C.A., notamment des voyages en Italie menés séparément et qui deviennent en partie communs dans le spectacle.  » Mais même si c’est en partie fictionnalisé, jamais je n’ai l’impression de mentir « , affirme Grégory Carnoli.

 » Plus que de l’authenticité, Eric est le garant de la rigueur du discours « , nuance pour sa part Mauro Paccagnella. Cette rigueur sera bien nécessaire dans leur dernier projet commun, (A+X+P), créé prochainement aux Tanneurs en ouverture du D Festival (2). Le fruit d’un an et demi de travail, où ont été menés une quarantaine d’ateliers avec trois groupes distincts : des résidents âgés du home Sainte-Gertrude, à Bruxelles, de jeunes mineurs étrangers sous la responsabilité de Fedasil et des chômeurs en formation. Les participants de ces ateliers (les X du titre, restant anonymes) ne seront présents dans le spectacle qu’à travers du son, des images et des traces des pratiques de ces ateliers transmises sur scène par les artistes (les A) à des spectateurs préalablement portés volontaires (les P) pour cette expérience hors du commun qui interrogera le rapport entre corps de danseurs et corps de non-danseurs mais aussi l’injonction politique faite aux artistes de  » s’occuper du social « .

Ici aussi, Eric Valette endosse un rôle de conférencier, mais pas que.  » Je porte la parole savante, c’est moi qui théorise, confirme l’intéressé. Il y a notamment un passage où je fais référence aux théories anglo-saxonnes du care, qui nourrissent beaucoup aujourd’hui la réflexion sur le féminisme. Je lis un texte chapitré, avec des titres qui apparaissent sur scène et qui aident à construire la dramaturgie. C’est le fil rouge, le plan logique du spectacle, tissé avec des interventions qui viennent en décalage, qui précèdent, qui enrichissent. On souhaite qu’un maximum de choses puissent passer par le visuel, par le sensible, mais on a quand même besoin d’informer, de dire ce qu’on a fait, de présenter les A, les X, les P… Et je décroche régulièrement de mon rôle de conférencier pour participer aux pratiques avec les amateurs. Je danse même un peu, fragilement. Ça m’intéresse beaucoup que le corps de la parole savante soit aussi présenté et qu’on n’imagine pas que cette parole est coupée de l’existence. Ce n’est pas une parole qui surplombe.  »

Impossible de dire à ce stade à quoi ressemblera dans les faits ce (A+X+P), mais on ne peut que constater qu’en puisant dans l’attirail conférencier, les spectacles s’ouvrent de nouveaux horizons, avec des résultats souvent secouants, accessibles, intelligents et originaux.

(1) L.U.C.A. : à la Manufacture, à Avignon, du 5 au 25 juillet prochain ; au Théâtre de l’Ancre, à Charleroi, du 21 au 30 avril 2020 ; au Théâtre national, à Bruxelles, du 5 au 17 mai 2020.

(2) (A+X+P) : au Théâtre les Tanneurs, à Bruxelles, du 23 au 27 avril, dans le cadre du D Festival (du 23 avril au 4 mai, aux Tanneurs, au Théâtre Marni et au Senghor), www.lestanneurs.be

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire