© andréa dainef

Back to black

Black Clouds, spectacle de Fabrice Murgia à la distribution belgo-sénégalaise, a été présenté à Dakar. De la promo à la télé aux échanges avec le public en passant par le montage à l’arrache, récit d’une minitournée pas comme les autres.

Alors que dehors, le soleil tape déjà, il fait bien frais dans ce sous-sol situé à deux pas de la corniche des Almadies, au nord-ouest de Dakar. Au fond du studio, la présentatrice Bijou Ndiaye et ses chroniqueurs sont réunis autour d’une table devant laquelle figure un grand Y. Y comme Yeewuleen,  » Réveillez-vous  » en wolof, sorte de Télématin local et émission phare de la chaîne privée TFM (Télé Futurs Médias), du groupe Futurs Médias fondé en 2003 par le chanteur et homme politique sénégalais Youssou N’Dour. Après des spots de pub pour le service de monnaie électronique Tigo Cash et pour la saison 2 du télécrochet L’Afrique a un incroyable talent, la tête de Bob Marley apparaît sur les écrans. Could You Be Loved s’installe en tapis sonore. Tandis que le chanteur jamaïcain secoue ses dreads en arrière-plan, un des animateurs déroule sa biographie. Le Sénégal rend hommage à l’un de ses héros en ce 11 mai, date anniversaire de sa mort, des suites d’un cancer. C’était en 1981, l’icône rasta avait 36 ans.

Bob Marley figure en bonne place parmi les portraits qui rehaussent la place du Souvenir de Dakar, esplanade s’avançant vers l’océan, aux côtés de Nelson Mandela et Michael Jackson, Malcom X et Oum Kalthoum. Il faut dire que des chansons comme Get Up, Stand Up ou Babylon System, et une pochette comme celle de l’album Survival, où les drapeaux des pays africains côtoient le plan de la disposition des prisonniers dans un navire négrier, prennent une force particulière dans une ville où l’un des sites les plus visités est l’île de Gorée et sa Maison des esclaves, lieu de mémoire de trois siècles de traite négrière qui a arraché à l’Afrique des dizaines de millions d’hommes et de femmes.

Sur une petite tribune, installée entre la table des chroniqueurs et la cuisine du studio, ont pris place deux invités : Babacar Ba, responsable de la production au Grand Théâtre national de Dakar, et le comédien El Hadji Abdou Rahmane Ndiaye, dit Kabila, surnom dû à son autorité stricte en tant que chef scout. Tous deux viennent faire la promo du spectacle Black Clouds (1) mis en scène par le Belge Fabrice Murgia, dont les représentations commencent le lendemain. L’échange avec Bijou Ndiaye se passe en wolof mais les quelques mots qui s’échappent en français permettent de suivre le pitch du spectacle et l’annonce de l’atelier de recyclage d’ordinateurs qui l’accompagne :  » fracture numérique « ,  » Thomas Sankara et Steve Jobs « ,  » brouteur « ,  » transhumanisme « ,  » homme-machine « ,  » formations Jerry Clan « ,  » un ordinateur monté dans un bidon « ,  » on démonte et on reconstruit en trois jours « .

Quasiment un an après sa première au Napoli Teatro Festival Italia, Black Clouds arrive donc enfin dans le pays natal de la moitié de son casting. Outre Kabila, déjà vu chez Murgia dans Exils, il y a Fatou Hane, comédienne originaire de Casamance, François Sauveur, lui aussi de la partie dans Exils et passé récemment à l’écriture et la mise en scène pour En attendant le jour (2), pièce délicate et secouante sur l’euthanasie, et puis Valérie Bauchau, qui restera dans une veine africaine pour son prochain spectacle, Botala Mindele (3).

Les femmes en blanc

Quatre comédiens pour une pièce à quatre fils narratifs, de l’authentique au fantastique : la bio express d’Aaron Schwartz, jeune prodige de l’Internet, mort trop tôt pour avoir voulu partager les savoirs ; un face-à-face entre le leader pan-africaniste Thomas Sankara (lui aussi a son portrait sur la place du Souvenir) et le gourou d’Apple Steve Jobs ; la rencontre entre une  » toubab » en manque d’amour et un  » brouteur  » qui cite Céline Dion pour mieux arnaquer ses conquêtes sur Internet (  » On reprend tout ce que vos pères nous ont volé, et on vous baise. La baise, c’est les intérêts. La baise, c’est juste l’impôt colonial. « ) ; un garçon souhaitant transférer sa vie dans une marionnette de E.T. et dont les visions hantent une  » diablesse des poubelles  » extralucide. Une trame dense mais habilement tressée, dans laquelle, comme toujours chez Fabrice Murgia, la vidéo occupe une place importante. L’équipe de Black Clouds est à Dakar pour deux représentations, une scolaire le vendredi matin (annoncée  » à partir de 10 heures « ) et une tout public le samedi soir ( » à partir de 20 heures 30 « ).

Sauf qu’en ce jeudi, la faisabilité de la scolaire est compromise. Le conteneur des décors arrivant par bateau a accumulé plusieurs heures de retard et le président Macky Sall a réquisitionné de son propre chef le Grand Théâtre national toute la matinée pour y présenter les centaines d’ambulances acquises par le gouvernement à plus de 2 000  » femmes en blanc « , infirmières, sages-femmes et bénévoles revêtues pour l’occasion de boubous immaculés.

Non, malgré ce que son nom laisse croire, il n’y a pas que du théâtre au Grand Théâtre national, imposant bâtiment inauguré en 2011 (voir l’encadré p. XX). En vrac, la salle de 1 800 places a accueilli ces dernières années les moines de Shaolin, la Musique principale des forces armées sénégalaises, la danseuse flamenco Anabel Veloso, des stars nationales comme Wally Seck, Titi et Baba Maal, les défilés de la Nuit du boubou, la Journée de la justice sociale ou encore le Béjart Ballet Lausanne. Pas un hasard pour ce dernier (salle comble avec des tickets à 50 000 francs CFA, 75 euros, soit à peu près le revenu mensuel moyen) puisque l’homme à la tête de ce paquebot culturel, Keyssi Bousso, est un ancien danseur de Maurice Béjart, formé à Mudra Afrique, école que le chorégraphe français ouvrit à Dakar en 1977.

Dans tout le Sénégal

En 2012, la nomination de Keyssi Bousso,  » Peul et fier de l’être  » dans un pays à majorité wolof, installé pendant trente-six ans en Belgique où il a soutenu l’APR, le parti de l’actuel président Macky Sall, a fait couler pas mal d’encre. Pour faire tourner la boutique, l’administrateur général semble naviguer comme il peut entre les logiques occidentales et africaines.  » Ici, tout est compliqué, déclare-t-il. Les gens contournent toujours ce qui a été décidé pour avoir ce qu’ils veulent, en allant voir un ministre ou un proche de la présidence. Quand je venais de débarquer et qu’on m’appelait « le Flamand », il y a eu des pressions, mais maintenant on sait comment je fonctionne. Avec les artistes sénégalais, il y a aussi un problème de timing : le concert est annoncé à 20 heures, les musiciens arrivent à minuit et tout le monde râle quand on veut fermer la salle à 2 heures du matin. Et puis, on me critique pour les tarifs de location de la salle. Un jeune artiste qui vient de la banlieue paiera 1,5 million de francs CFA. Si c’est Youssou N’Dour, ce sera 3,5 millions. Mais le premier vendra ses billets 2 000 francs et l’autre 20 000. Ça crée des frustrations, mais on ne peut pas les comparer. Même les doigts d’une main ne sont pas pareils.  »

Jeudi 12 mai, 11 heures. L’équipe a travaillé jusque tard dans la nuit et s’est passée de générale technique. La scolaire commence, avec une heure de retard, plus ou moins comme prévu ( » à partir de  » étant un concept flottant, un groupe d’élèves arrivera à midi et ne verra que l’ultime demi-heure de Black Clouds). Devant la scène, Valérie Bauchau, dans le rôle de la mère d’Aaron Schwartz, dédie le spectacle à  » son fils  » et à Younouss Diallo. A ces mots, Fatou Fane ne peut retenir ses larmes. Fabrice Murgia le dira à l’issue de la représentation :  » sans Younouss Diallo, cette équipe et ce spectacle n’auraient pas pu exister.  »

Ce comédien sénégalais, décédé brutalement en 2014, à seulement 46 ans, était venu en Belgique se former au conservatoire de Liège dans la classe de Jacques Delcuvellerie, qui l’a ensuite mis en scène dans le mémorable Rwanda 94, dans Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire et dans Bloody Niggers ! Mais Younouss Diallo n’oubliera pas le Sénégal. En 2008, il fonde Fotti Cultures,  » fotti  » signifiant  » rencontre  » en peul :  » Une plateforme de formation de qualité pour des acteurs qui vivent en région, hors de Dakar, et qui, sinon, n’auraient pas la possibilité de se professionnaliser, explique Oumar Badiane, administrateur de l’asbl. Les auditions s’étendent sur toutes les régions du Sénégal, en collaboration avec les centres culturels locaux.  » Concrètement, la douzaine de stagiaires de chaque promo suit pendant deux ans des modules de quinze jours avec des metteurs en scène invités, belges en général, et en général pas n’importe qui : Michael De Cock, actuel directeur du KVS, Armel Roussel, Agnès Limbos, Pietro Varrasso, Etienne Minoungou, Axel de Booseré, Dorcy Rugamba… et Fabrice Murgia, actuel directeur du Théâtre national.

Optimisme

 » A Fotti, j’ai tout appris : étudier un texte, ne pas tourner le dos au public, extérioriser l’émotion, j’ai appris qu’on n’a pas besoin de crier pour que les gens nous comprennent, confie Fatou Hane, issue, comme Kabila, de la toute première promotion de Fotti. Avant ça, je jouais en Casamance dans des spectacles financés par des ONG pour sensibiliser la population, sur l’avortement par exemple, ou sur comment éviter les mines antipersonnel quand on va dans la forêt (NDLR : la Casamance, au sud de l’enclave gambienne, a été en conflit avec l’Etat sénégalais à partir des années 1980 pour ses velléités d’indépendance). C’était plutôt des sketches avec de l’improvisation. L’idée est de faire passer un message en faisant rire, parfois en wolof et parfois en français puisque tout le monde ne parle pas wolof au Sénégal, mais que tout le monde va à l’école et que l’école est en français.  » Aujourd’hui, alors qu’elle tourne en Belgique et dans le monde, Fatou Hane tient un magasin de vêtements pour gagner sa vie. Même Pape Faye, président national de l’Arcots (Association des artistes comédiens du théâtre sénégalais), le reconnaît :  » Le théâtre au Sénégal ne nourrit pas son homme. C’est une passion. Je dis toujours aux jeunes : « Faites du théâtre, mais ayez d’abord un métier ».  »

Samedi, 23 heures 15, la représentation tout public vient de se terminer devant une audience de 600 personnes où les rires ont fréquemment fusé. Fabrice Murgia est assis à l’avant-scène pour un question-réponse.  » Je ne crée pas des spectacles pour délivrer un message, mais j’ai le droit de soulever des questions « , affirme-t-il. Une spectatrice s’interroge sur le côté sombre du spectacle :  » Ce n’est pas très optimiste « .  » Ce qui est optimiste, c’est de faire ce spectacle « , répond le metteur en scène. Au vu des péripéties de cette petite odyssée belgo-sénégalaise, on lui donnera raison.

(1) Black Clouds, aux Ecuries à Charleroi, les 6 et 7 mars 2018 ; au Théâtre national, à Bruxelles, du 18 au 21 avril 2018.

(2) En attendant le jour, au festival de Spa les 18 et 19 août prochains ; au Festival des libertés, à Bruxelles, le 24 octobre prochain ; et une tournée des centres culturels passant par Uccle, Verviers, Ciney, Durbuy, Soignies, Ottignies, Huy, Mouscron, Arlon et Andenne.

(3) Botala Mindele, au Théâtre de poche, à Bruxelles, du 19 septembre au 14 octobre prochains ; à l’Atelier théâtre Jean Vilar, à Louvain-la-Neuve, du 17 au 21 octobre prochain ; au théâtre de Liège du 24 au 28 avril 2018.

Par Estelle Spoto, à Dakar – photos : Andréa Dainef

Au Sénégal,  » à partir de  » est un concept flottant

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