» Au théâtre, ce qui bouge, c’est le verbe « 

Il prend 80 avions par an et, dans les 50 pays où il est joué chaque saison, il répond à 1 000 interviews en douze mois. Mais Eric-Emmanuel Schmitt, globe-trotteur de son ouvre, va retourner plus souvent à Paris, où il a acheté un théâtre : le Rive gauche, une salle difficile, dont il faut tout ou presque reconstruire, à commencer par l’identité. Dramaturge comblé, romancier à succès, doté d’un sens très (trop ?) aigu du grand public, il continue à professer l’optimisme et à révéler le meilleur de l’homme, même dans les pires horreurs. Pièces, romans, mésaventures télévisuelles, tentatives cinématographiques : domicilié dans la banlieue de Bruxelles, Eric-Emmanuel Schmitt accepte de parler de tout, sauf des 75 % de taxation pour les plus hauts revenus projetés par François Hollande…

Le Vif/L’Express : Pourquoi acheter un théâtre maintenant ?

Eric-Emmanuel Schmitt : Le  » maintenant  » est important. Quand j’ai commencé à faire jouer mes pièces, Paris comportait 10 ou 15 salles qui pouvaient accueillir ces textes qui n’étaient pas de franches comédies, défendaient un propos mais visaient néanmoins un grand public. Aujourd’hui, il n’en reste que cinq ou six, parce que les directeurs se rassurent avec le comique, parce qu’ils ne croient plus au théâtre populaire de qualité. S’ajoute un problème économique, avec l' » avignonisation  » de Paris, la multiplication des petits lieux qui met en crise les grands théâtres. Et puis il y a l’esprit du temps, cette France morose qui ne pense même pas son pessimisme. Même chez les intellectuels, on est pessimiste d’emblée, on assimile le pessimisme à l’intelligence et l’on aggrave le refuge dans le comique, l’on réduit le théâtre à un pur divertissement. Or ce doit être un divertissement avec des émotions et des idées nouvelles.

Reste le théâtre publicà

Pour Le Visiteur, en 1993, j’avais le choix entre la petite salle de la Colline et le Petit Théâtre de Paris. A la Colline, j’aurais été joué trente jours, pas plus. Seul le théâtre privé prend le risque du succès ou de l’insuccès, et révèle des auteurs. Le Visiteur a été donné 600 fois et j’ai pu être entendu.

Quand avez-vous décidé d’acheter le Rive gauche ?

Il y a trois ans a été organisée une audition d’auteurs, mondiale, pour succéder à la version du Journal d’Anne Frank jouée depuis les années 1950, à vocation trop didactique – comment expliquer à un paysan texan qui va à New York ce qu’étaient un nazi, la Shoah, etc. J’ai proposé le point de vue du père d’Anne, revenu à Amsterdam, qui va tous les matins sur le quai à la gare attendre sa femme et ses filles. Un jour, sa secrétaire lui donne le journal d’Anne. Un père découvre sa filleà J’ai eu la chance d’être choisi. A Paris, les compliments ont fusé sur mon texte mais les directeurs de théâtre avaient peur. Peur du sujet, des neuf comédiens nécessaires, des multiples décors. Au bout de six mois, j’en ai eu assez et j’ai pris un théâtre ! Puisque j’ai eu la chance de gagner de l’argent comme auteur, j’ai trouvé un moyen élégant de me ruinerà

Et pourquoi le Rive gauche, ancien caf’conc’ ?

Son acoustique est formidable et sa jauge idoine. Ses 400 places permettent de payer une vedette mais aussi de prendre des risques. A 800 places, on est condamné au star-système. Avec mes deux associés, Bruno Metzger et Francis Lombrail, nous avons gardé le nom de Rive gauche et avons changé tout le reste. Y aura-t-il autre chose queà

à du Schmitt ? Oui !

Et autre chose que du théâtre ?

Aussi ! Je voudrais créer des rendez-vous littéraires ainsi que les  » lundis de la chanson Rive gauche « , cette chanson à texte des grandes années de Saint-Germain, avec des interprètes d’aujourd’hui revisitant Barbara, Brel, Ferré.

Trouvez-vous de nouveaux auteurs ?

Je découvre de bonnes pièces, pas forcément des auteurs. Il faut pour cela que toute l’£uvre se révèle intéressante. Rareà Un auteur dramatique compose un texte avec plusieurs sous-textes, le dialogue prononcé en scène n’étant que les 20 % visibles ; dessous gisent la force des situations, le flux et le reflux sentimental des personnages, une vision du mondeà Le théâtre est un  » faisceau de signes « , disait Barthes.

Influencé par les schémas de narration du cinéma ou des séries télé, le public n’est-il pas moins accessible au théâtre  » écrit  » ?

Le théâtre a évolué depuis longtemps vers le naturalisme, avant même l’invention du cinéma. Jouer du Giraudoux ou du Claudel devient difficile pour les acteurs. Même mon écriture, qui est un faux naturalisme, les perturbe. Quand un comédien s’exclame :  » Comment voulez-vous que je sois naturel en disant cela ? « , je réponds :  » C’est votre travailà  » Le cinéma a changé notre attention : le public se concentre bien durant deux heures, guère plus. Il est si habitué aux images qui bougent que son exigence visuelle s’intensifie. Or, au théâtre, ce qui bouge, c’est le verbe, pas l’image. Alors qu’une image se réduit à ce que l’on voit, un mot ne se réduit jamais à ce que l’on entend. Le verbe ouvre des trappes pour qu’arrivent les sentiments, pour que jaillisse l’imagination.

Que pensez-vous de la querelle qui fut fatale aux Molières ?

J’ai reçu trois molières et cela m’a aidé au début de ma carrière. Mais ces concours du  » meilleur ceci  » ou du  » meilleur cela  » sont ridicules. Je ne pleure pas les Molières, mais déplore qu’il n’y ait pas de soirées à la télévision pour donner aux gens le goût du théâtre. Je doute que la cérémonie des Molières ait jamais atteint ce but, avec son emphase :  » Le théââââtre « . C’est un art vivant, et l’on était au musée Grévin.

Que faut-il montrer, alors, à la télévision ?

Des pièces ! Ou des  » melting-pots  » joyeux, avec des extraits de spectacles.

Pourquoi le roman l’emporte-t-il désormais dans votre £uvre ?

J’obéis ! Le sujet commande, il me dit s’il appelle une pièce, un roman, un conteà Quand il s’agit d’une crise, j’écris une pièce ; quand c’est une réparation, que le temps permet la reconstruction de soi, je rédige un roman ou un conte. Mon théâtre est plus problématique, mes romans plus optimistes. Le théâtre montre la complexité de la vie humaine pour tenter de la faire accepter : il offre le spectacle supportable de notre existence, une vision aimable de la condition humaine.

Pourquoi n’avoir pas traduit plus de pièces ?

Quand j’ai adapté Le Marchand de Venise, la troupe m’a acclamé :  » On dirait que ç’a été écrit hier matin.  » J’étais heureux, car Shakespeare demeure pour moi un jeune auteur. Mais j’ai entendu aussi :  » C’est si efficace qu’on dirait du Schmitt.  » Et, là, c’était affreux : j’ai réalisé que je n’étais pas assez caméléon pour être un bon traducteur, que je parlais le Schmitt même quand je voulais parler le Shakespeare. Je rêve néanmoins de traduire Sophocle, même si ça doit devenir du Schmittà

Il y a de l’optimisme chez Schmitt, pas chez Sophocle.

 » La comédie repère ce qu’il y a de petit chez les hommes, la tragédie, ce qu’il y a de grand « , disait Aristote. Je pense écrire des tragédies optimistes. Feydeau, c’est de la vraie comédie : je ris, j’applaudis, mais sors déprimé, parce que l’on a amenuisé l’homme.

Mérite-t-il autre chose ?

Oui. Je cherche ce qu’il y a de grand dans ce qu’il y a de petit. C’est pourquoi j’ai écrit sur Mozart et Beethoven, ces modèles d’humanisme.

Supportez-vous de relire vos anciennes pièces ?

Très bien, même si je profite de chaque nouvelle édition pour changer des détails. Je n’écris pas mieux avec le temps mais je corrige mieux. J’ai toujours inscrit mes pièces dans un certain Orient : celui du passé ou d’un pays lointain. Cela évite d’être daté. Au début, on m’a reproché de ne pas m’asservir au présent, alors j’ai écrit une pièce sur le mur de Berlin. Quand je l’ai terminée, le Mur est tombé, et la pièce avec ! Je me suis dit :  » Plus jamais ! Cultive ce qu’on te reproche : c’est toi. « 

Pourquoi le monde germanique est-il si présent dans votre £uvre ?

Un nom, c’est un destin. Mon père fut le premier de sa famille, alsacienne et allemande, à parler le français sans accent. Pour les Allemands, je représente ce qu’ils aiment de la France, cette légèreté qui n’exclut pas le sérieux. Eux n’arrivent pas à être lumineux dans le grave. Ils apprécient aussi mon  » kitsch « , au sens d’Adorno, c’est-à-dire les sentiments. Les Allemands sont en train de se débarrasser de l’impératif d’Adorno, qui a sinistré des pans entiers de la culture allemande en ordonnant :  » Pas de sentiment, car le sentiment a mené à Hitler. « 

Et le  » biographe  » de Hitler que vous êtes adapte le Journal d’Anne Frankà

Dans La Part de l’autre, j’ai voulu ne pas réduire Hitler à une affaire allemande. En Allemagne, les plus de 70 ans m’ont contesté, mais les plus jeunes se sont approprié ce travail de mémoire par la proximité et non par l’éloignement. J’ai eu un grand défenseur : Daniel Cohn-Bendit. Cependant, pour les Allemands, je suis surtout l’auteur de Monsieur Ibrahimà, conte de tolérance autour d’un épicier turc.

Pourquoi servez-vous mieux les acteurs que les actrices, au théâtre ?

J’ai beaucoup écrit pour les hommes, au départ, car je me trouvais illégitime dans les personnages de femmes ; puis le roman m’a permis d’explorer le féminin. Mais il est vrai que les deux pièces que j’ai en préparation proposent les rôles principaux aux hommes. Peut-être suis-je un romancier féminin et un dramaturge masculinà

Le roman n’est-il pas éternel et le théâtre éphémère ?

La pièce, succès ou non, cesse un jour d’être un spectacle et se réduit à une peau de chagrin dans un livre, une mémoire rétractée dont on attend la renaissance. Un livre, lui, ne s’arrête pasà

Quel regard portez-vous sur vos expériences télévisées ?

Elles furent alimentairesà Je l’assume. La télévision est venue me chercher parce que, si j’écrivais, elle était assurée d’avoir des vedettes dans la distribution. Moi, j’ai imaginé qu’en faisant de la télévision j’allais apprendre le cinéma. Erreur : à la télé, on n’apprend que la téléà Il y a vingt ans, j’attendais le cinéaste qui allait me demander de devenir son scénariste, mais seule l’ancienne génération me le proposait, et elle ne travaillait plus. Puis j’ai compris que si l’on n’est pas le réalisateur on ne fait pas vraiment de cinéma. Alors j’ai essayé de changer de cerveau, de penser avec un cadre, et j’ai tourné deux films.

N’est-ce pas frustrant ?

Le cinéma me semble parfois un art mineur. Les grands films s’usent, disparaissent, on en tourne de nouvelles versions, les remakes. Un film, en fait, demeure une mise en scène, avec des rythmes, des narrations qui seront insupportables aux générations futures.

Que vous apporte votre foi ?

J’ai grandi athée dans un milieu athée, je suis un philosophe de formation, j’eus Jacques Derrida pour maître à Normale sup, mais on ne choisit pas d’avoir la foi. En 1989, j’ai marché dix jours dans le Sahara, j’y suis entré athée, j’en suis ressorti croyant. Pourquoi ? Je me suis perduà

Et la peur de mourirà

Pas du tout. Je connais toutes les explications psychologiques de l’expérience mystique – la peur de mourir – ou physiologiques – les effets de la soif – mais quelque chose résiste : le sentiment que tout est justifié. Avant, quand je ne comprenais pas, je pensais qu’il n’y avait rien à comprendre, que je baignais dans l’absurde ; aujourd’hui, je me dis que mon esprit souffre de ses limites. La foi, c’est une bénéfique humiliation de l’intellect. J’habite le mystère avec confiance, non plus avec angoisse.

Y a-t-il un théâtre,  » Là-Haut  » ?

S’il y en a un, il manque d’un bon attaché de presseà Il est vrai qu’il joue à guichets fermés. La gourmandise de la vie reste plus forte en moi que la curiosité de la mort. Quoi qu’il y ait après, ce sera une bonne surprise.

Découvrira-t-on dans vos coffres des inédits ?

Oh, oui ! Des interditsà Il va falloir que je brûle. Beaucoup.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE BARBIER PHOTO : JEAN-PAUL GUILLOTEAU POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Je rêve de traduire Sophocle, même si ça doit devenir du Schmitt… « 

 » La foi, c’est une bénéfique humiliation de l’intellect. J’habite le mystère avec confiance « 

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