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Sylviane Agacinski: « Attribuer une valeur marchande au corps s’apparente à un esclavage »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La philosophe Sylviane Agacinski s’oppose à la gestation pour autrui parce que « l’enfant doit être considéré comme un sujet de droit, pas comme un objet de droit ». Elle invite, dans son livre L’homme désincarné (1), à prendre garde aux ravages de la marchandisation du corps humain.

En quoi est-il dangereux que l’homme soit entré dans  » l’époque de sa reproductibilité technique  » ?

C’est dangereux parce que, si l’homme devient le produit d’une fabrication, cela change le statut de la personne humaine. Il y a quelque chose d’inquiétant à observer que la naissance des enfants, naturellement engendrés par leurs auteurs, bascule dans un domaine artisanal ou industriel. De plus, tout ce que l’on peut produire et reproduire peut devenir une marchandise, sauf si une loi s’y oppose. Or, cette  » production  » est très fortement encouragée par le marché parce qu’elle est génératrice de très très gros profits. C’est ce qui se passe aux Etats-Unis, et ailleurs, avec la multiplication des  » instituts de reproduction humaine « .

Cette évolution entraîne-t-elle nécessairement une marchandisation du corps ?

Dans des pays où ce marché est autorisé ou, à tout le moins, non sanctionné, des personnes sont incitées à vendre un peu de leur corps : sang, cellules, organes, ou même grossesse. On a parlé à ce sujet de  » marchés voyous  » ou de  » marchés du désespoir « , car, lorsque le corps humain devient une marchandise, qui le vend ? Ce sont toujours les plus défavorisés, accablés par la misère, comme en Inde, ou simplement par une certaine pauvreté. Aux Etats-Unis, où l’on peut percevoir une indemnisation contre un prélèvement de son sang, il s’agit en réalité d’un paiement. Le risque est que des individus, souvent des Noirs et des chômeurs, en viennent à vendre plusieurs fois leur sang et mettent ainsi leur propre santé en danger. De surcroît, comme leur intention est de gagner un peu d’argent, ils ne disent pas toujours la vérité sur leur état de santé et c’est dangereux pour les futurs receveurs, si les contrôles sont insuffisants. Certains évoquent aussi un marché néocolonial. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, ce sont les populations des pays riches qui achètent des éléments du corps humain aux populations des pays pauvres. En Egypte, des réfugiés, contre quelques dizaines de milliers de dollars, acceptent de  » donner  » un rein et sont ensuite abandonnés dans la nature sans suivi médical. Et des médecins égyptiens osent affirmer que  » comme ils sont consentants, la loi n’a pas à s’en mêler « . De jeunes hommes, à Bombay, mettent une annonce dans le journal pour vendre un rein. Ils ne le font que parce que le marché est toléré. En 1948, après la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration universelle des droits de l’homme avait reconnu et affirmé  » la valeur de la personne humaine et le respect de sa dignité « . Cette dignité signifie que la personne humaine et son corps ne peuvent avoir aucun prix, contrairement aux choses. Elle s’accorde avec l’abolition de toute forme de mise en esclavage. Les marchés du corps humain transgressent ce principe, lorsque les Etats ferment les yeux ou  » encadrent  » juridiquement ces marchés.

Lorsque le corps humain devient une marchandise, qui le vend ? Toujours les plus défavorisés.

La pratique serait donc pervertie par la loi du marché ?

C’est le triomphe de la doctrine ultralibérale de la liberté du consentement, y compris le consentement à des contrats redoutables pour soi-même. De manière générale, se pose la question de l’usage du corps d’autrui et de ses conditions. J’ai développé ce point dans Corps en miettes (Flammarion, 2013, 128 p.) et dans Le Tiers-corps (Seuil, 2018, 240 p.). Dans le domaine de la procréation médicalement assistée (PMA) avec des tiers donneurs, non seulement il faut recourir à des ressources biologiques issues du corps d’autrui (cellules ou ventres féminins), mais les méthodes ont aussi des conséquences sur le statut de l’enfant à naître. L’enfant futur devient l’objet d’une commande. Dans la pratique de la maternité de substitution, dite pudiquement  » gestation pour autrui  » (GPA), l’enfant est l’objet d’un contrat et d’un commerce, inévitablement, car aucune femme n’accepte de porter un enfant et de vivre un accouchement sans un  » dédommagement  » substantiel. C’est incompatible avec le droit international en matière d’adoption. Il est absolument interdit d’adopter un enfant avant sa naissance et de l’accueillir contre une certaine somme d’argent ou un avantage quelconque. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation, en France, a affirmé que la GPA s’apparentait à une vente d’enfant. L’enfant doit être considéré comme une personne sujet de droit, et non comme un objet de droit, que l’on peut acquérir contre un avantage ou un paiement. Tout le socle de nos droits fondamentaux est ainsi remis en question par la GPA.

Pour Sylviane Agacinski,
Pour Sylviane Agacinski,  » ce n’est pas parce qu’une mère porteuse a consenti à renoncer à sa responsabilité de parent qu’elle ne l’éprouve d’aucune façon « .© PATRICE HAUSER/belgaimage

Plaidez-vous pour une interdiction totale de ces pratiques ou pour une réglementation dans un cadre défini par l’Etat ?

A partir du moment où l’on prétend s’approprier la vie d’une femme pendant tout le temps de sa grossesse, et l’enfant qu’elle met au monde, il n’y a pas d’éthique possible. Cela s’apparente à une forme d’esclavage, c’est-à-dire au fait  » d’exercer à l’égard d’une personne un des attributs du droit de propriété « . En louant la vie d’une femme 24 h sur 24 – pas seulement un organe – et en s’appropriant l’enfant qu’elle met au monde, on exerce un droit de propriété sur deux personnes : la mère et l’enfant. Pourrait-on parler d’un  » esclavage éthique « , sous prétexte qu’il serait bien encadré, et que les esclaves seraient bien traités ? Evidemment non.

La GPA est-elle pour vous une nouvelle forme de violence faite aux femmes ?

Oui, absolument.

Est-ce l’illustration d’un fonctionnement patriarcal de la société ?

Peut-être, mais en un sens radicalement nouveau. La société patriarcale est une conséquence directe de la famille traditionnelle, c’est-à-dire de la subordination des femmes dans le cadre du mariage et de la famille. Dans ce cadre, la femme est avant tout une épouse et une mère, destinée à donner une descendance à son époux, qui a autorité sur elle. Elle est exclue de la vie publique, par exemple des responsabilités économiques et politiques. C’est encore ainsi que Tocqueville voit les choses dans sa Démocratie en Amérique. Or, ce système s’est effondré. En revanche, d’autres modes d’appropriation du corps des femmes se sont maintenues, comme la prostitution sexuelle organisée, puis, de façon absolument originale, le marché de la maternité et de l’enfant. Je ne condamne pas les femmes qui louent leur corps, et pas davantage celles qui se prostituent. Elles le font pour des raisons économiques. Elles y sont incitées par les promesses du marché. En revanche, je rappelle dans L’homme désincarné que le corps charnel, vivant, est propre à chacun, mais, en droit, ce n’est pas un bien : lui attribuer une valeur marchande s’apparente à un esclavage. Enfin, une  » mère porteuse  » ne donne finalement rien d’autre qu’un nouveau-né, et c’est lui qui est l’objet d’une transaction marchande.

Il y a une certaine violence à juger que, pour être humain, le père – ou la mère – est superflu.

Vous faites le parallèle entre la prostituée qui tente avec difficulté de s’abstraire de son corps mentalement au moment de la relation avec le client et la mère porteuse qui a parfois la même attitude…

Dans sa thèse de médecine sur la santé des prostituées (NDLR : La décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle : un obstacle majeur à l’accès aux soins), Judith Trinquart explique que, pour supporter l’effraction de leur intimité par les clients, ces femmes s’abstraient de leur corps et s’efforcent de se mettre à distance d’elles-mêmes. Chose impossible. De la même façon, des mères porteuses vivent dans le déni de leur grossesse. Elles disent :  » Ce n’est pas moi qui suis enceinte « , ou encore :  » Nous ne sommes pas les mères, nous sommes les incubateurs.  » On voit bien là l’effet d’un bourrage de crâne organisé par les agences de  » mères porteuses « . En réalité, elles sont enceintes de la tête au pied, par tout leur corps, leurs hormones, leurs pensées, leurs rêves… Elles tâchent d’intérioriser l’idée que leur ventre est un simple instrument. Mais elles vivent souvent cruellement la séparation d’avec l’enfant qu’elles ont porté. Il faudrait d’ailleurs souligner la violence morale que comporte le fait de convaincre une femme qu’elle n’est pas responsable de l’enfant qu’elle met au monde. Je crois, avec le philosophe Hans Jonas (NDLR : auteur du Principe responsabilité ), que la responsabilité des parents à l’égard de leur progéniture représente un archétype de la responsabilité. Ce n’est pas parce qu’une femme a consenti à renoncer à cette responsabilité qu’elle ne l’éprouve d’aucune façon.

(1) L'homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué, par Sylviane Agacinski, Tracts Gallimard n°7, 46 p.
(1) L’homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué, par Sylviane Agacinski, Tracts Gallimard n°7, 46 p.

Une confusion idéologique n’accompagne-t-elle pas ce débat sur la GPA : l’autoriser apparaît progressiste par solidarité avec des personnes en souffrance alors qu’elle serait en fait une concession au néolibéralisme ?

J’ai assez vécu pour avoir beaucoup d’amis qui ne sont pas hétérosexuels et qui ont eu des enfants. L’homosexualité n’implique pas la stérilité. Mais jusqu’ici, ils ne concevaient pas de faire des enfants sans mère, ou sans père. Si la médecine et le droit décident de créer des enfants de cette façon, on peut craindre que, plus tard, ceux-ci se plaignent d’être nés dans des conditions particulières qui les privent d’une filiation bilatérale, masculine et féminine, contrairement aux autres enfants.

 » Le rattachement d’un enfant à deux lignées parentales lui permet d’assumer sa propre incomplétude « , écrivez-vous. En quoi est-ce important pour vous ?

La filiation, qui rattache l’enfant à deux lignées, paternelle et maternelle, lui signifie qu’il n’est pas le genre humain à lui tout seul, et qu’il est garçon ou fille, homme ou femme. Reconnaître cette incomplétude est une manière d’accepter l’autre en général. La première altérité à laquelle on est confronté en tant qu’être humain, c’est l’autre sexe. Quand on a reconnu celle-là, il est plus facile de comprendre d’autres figures de l’altérité, y compris les différences ethniques ou les diverses formes de sexualité. Il y a une certaine violence à juger que, pour un être humain, le père – ou la mère – est superflu.

Bio express

1945 : Naissance le 4 mai à Nades, dans le centre de la France.

1991-2010 : Professeure à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess).

1994 : Epouse Lionel Jospin, dirigeant socialiste qui deviendra Premier ministre.

2002 : Publie Politique des sexes (Seuil).

2018 :Le Tiers-corps : réflexions sur le don d’organes (Seuil).

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