Attention, sortie de cycle !

Immanuel Wallerstein, directeur du Centre Fernand Braudel de New York, aime l’affirmer : « Je conteste l’actualité de l’idée de globalisation : elle est née avec le capitalisme au XVe siècle ! » Il est exact que la mondialisation est présentée abusivement comme un phénomène neuf, confirment Anne Peeters et Denis Stokkink, coordinateurs d’un vaste travail sur le sujet (1). Mais, précisent-ils, elle est bien davantage que le commerce transfrontalier : elle est une étape singulière du capitalisme que besognent des cycles réguliers.

Parmi eux, il en est un – dit de Kondratiev – qui dure plusieurs décennies. Depuis 1790, début du capitalisme moderne, trois cycles de Kondratiev ont été enregistrés. Un quatrième a débuté vers 1940 et a culminé dans les années 1970. Ce que l’on appelle aujourd’hui  » mondialisation  » représente, selon les auteurs de l’ouvrage, une phase particulière du Kondratiev en cours.

On a rarement approché la mondialisation en l’accrochant aux fluctuations de l’économie. Or une telle démarche est séduisante : elle autorise une certaine prévisibilité. En effet, si le cycle de Kondratiev actuel a débuté vers le milieu du vingtième siècle, il devrait alors s’achever bientôt. Dès lors, la globalisation à laquelle nous assistons est tout sauf cette  » fin de l’Histoire  » chère à Fukuyama. Au contraire, l’approche par cycle nous suggère que nous allons bientôt aborder une autre phase. Que le mode opératoire du capitalisme, une fois encore, va se transformer. Dans quel sens ? L’Histoire n’est pas mue par des causalités inflexibles : le hasard y côtoie la nécessité. Rien, donc, n’est écrit.

Kondratiev nous envoie un signal d’alarme, pas une prophétie : une fois le primat des cycles mis en évidence, la lutte, l’accident, la conjoncture, la volonté – donc la politique – demeurent décisifs pour donner forme au stade suivant qui se profile. A bon entendeur !

Car les analyses rassemblées par Anne Peeters et Denis Stokkink tendent à montrer que, si la technologie est centrale dans tout retournement cyclique, les innovations numériques actuelles ont ceci de singulier qu’elles sont nées du monde militaire américain : la quête de la suprématie stratégique a été un facteur de développement décisif des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui consolident à leur tour le complexe militaro-industriel américain. Un constat lourd de sens lorsque l’on se souvient que chaque changement de cycle long présente des risques majeurs d’affrontement. Le Kondratiev qui a pris fin avec le XIXe siècle a débouché sur 14-18 !

Imaginer qu’un scénario guerrier analogue est aujourd’hui plausible relève d’autant moins de la spéculation que, suggère le livre, une des principales caractéristiques de la mondialisation est une forte poussée des inégalités, toujours sources de violences. Faut-il rappeler que nombre de populations miséreuses ont applaudi aux actes terroristes du 11 septembre parce qu’elles estimaient – à tort – que se manifestait enfin une protestation martiale contre leurs souffrances ?

Protéiforme, la globalisation récèle donc aussi une dimension géostratégique. Entre autres, le passage du système bipolaire de la guerre froide au système monopolaire sur lequel règnent désormais les Etats-Unis : devenus incontournables économiquement, les Etats-Unis s’imposent, souligne l’essai, comme la puissance politique et militaire dominante au détriment du multilatéralisme mis à mal, notamment, par un droit d’ingérence à géométrie abusivement variable.

Taxe Tobin, annulation de la dette, économie solidaire, démocratisation des TIC, respect des conventions internationales sur le travail, suppression de l’Otan : au diagnostic succèdent ici de vraies propositions pour l’action. Mais il reste à remplir la condition première de la mobilisation de cette incertaine Europe régulatrice appelée à les mettre en oeuvre : la jonction des acteurs politiques, des syndicats et des ONG. Bref, la fusion  » internationaliste  » des anciennes et des nouvelles conflictualités. Utopique ?

(1) Editions Complexe/GRIP, 197 pages. Outre des contributions de Susan George (ATTAC-France), de l’économiste égyptien Samir Amin, des Français Jean Lapeyre et Claude Serfati, ce livre est surtout fait de travaux d’intellectuels belges : Jacques Nagels, Olivier Corten et François Bubuisson (ULB), Jacques Defourny (ULg), François Houtart (Centre tricontinental), Luc Mampaey (GRIP), Gérard Valenduc (Facultés de Namur)…

de Jean Sloover

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire