Attention: marée montante!

Partout dans le monde, mais aussi en Belgique, l’épidémie de VIH gagne du terrain. En Afrique subsaharienne, l’hécatombe semble inéluctable

En 2000, 1 754 personnes sont allées se faire tester au centre Elisa, à Bruxelles, où Médecins sans frontière réalise des dépistages anonymes et gratuits: 24 d’entre elles se sont découvertes séropositives. C’est 10 de plus que l’année précédente: une hausse significative. Certes, au regard des ravages que cause le sida dans d’autres régions du globe, ces chiffres-là, qui portent le bilan belge à environ 13 000 personnes contaminées en vingt ans, peuvent sembler dérisoires. L’inquiétant, c’est pourtant ceci: l’augmentation, lente et certaine, de la prévalence de la séropositivité, dans de nombreux pays occidentaux. Une progression d’autant plus alarmante qu’elle intervient après une décroissance régulière, pendant plusieurs années, de la proportion des diagnostics positifs. En cause: le relapse, ce relâchement dans les pratiques de safe sex. Beaucoup abandonnent en effet leur vigilance, acceptent des rapports sexuels non protégés, parce qu’ils ont le sentiment que le sida n’est plus un mal fatal, puisque des médicaments le « contiennent » plus ou moins efficacement. « En Belgique, la situation n’est pas explosive, concède le Pr Nathan Clumeck (ULB). Mais de grandes cohortes de patients qui vivent désormais avec la maladie constituent, en revanche, des réservoirs de contamination élevés. » ( lire l’encadré p. ) Corollaire: actuellement, les sidéens obligés de séjourner à l’hôpital sont en majorité des gens qui ont longtemps ignoré leur état et présentent un stade très avancé de la maladie. « Deux tiers des patients alités à l’hôpital Saint-Pierre proviennent de pays d’Afrique, précise Clumeck. Et leur présence ici témoigne du débordement de l’épidémie là-bas… »

Car c’est d’Afrique qu’arrivent en effet les nouvelles véritablement catastrophiques. Dans le monde, le sida a déjà infecté 60 millions de personnes: 25 millions d’entre elles résident en Afrique. Le virus en a également tué 22 millions, dont 17 millions rien que sur le continent noir. Toutes les vingt-cinq secondes, un Africain est contaminé… Au coeur de l’épidémie, au Botswana, au Zimbabwe, au Mozambique, dans tous ces pays qui, durant des années, ont nié ou minimisé le désastre – et dont la fréquentation des cimetières révèle à présent l’ampleur -, la plupart des victimes ne savent ni où, ni quand, ni comment le VIH s’est un jour logé dans leur organisme. Beaucoup ignorent qu’ils ont le sida. Beaucoup d’autres ne le disent pas. Le silence et la honte ont pris le relais de la profonde ignorance, de l’éternelle indigence, de la promiscuité, de la violence sexuelle, de l’incompétence et de la corruption politiques. Et pourtant, quand la chair et les muscles des malades fondent sur les os, quand ils savent pertinemment que le VIH en est la cause, beaucoup de médecins se plient au voeu social de déni: pour ne pas jeter l’opprobre sur les familles, ils choisissent d’inscrire, dans leurs dossiers, que leurs patients sont morts de tuberculose, de méningite, de pneumonie, de diarrhée. Mais pas du sida.

En Afrique encore, les statistiques manquent, comme les médicaments. A quoi bon se faire tester, si l’on ne peut pas recevoir de traitements, parce qu’ils sont trop chers ou inexistants? Autant ignorer si on est atteint, autant continuer à vivre comme avant: gagner des villes lointaines, pour chercher du travail. C’est-à-dire fréquenter les prostituées, parce qu’on est seul et que le sexe, c’est une chose sacrée. Une monnaie d’échange, aussi: l’unique moyen, souvent, pour des femmes pauvres, de nourrir leurs enfants. Alors, dans ces sociétés où les hommes exècrent les préservatifs, il naît des bébés contaminés par milliers – 70 000 nouveau-nés séropositifs, en Afrique du Sud, chaque année. Et à quoi bon les sauver quand les mères sont de toute façon condamnées – ou sont déjà mortes? Enfin, longtemps, les familles élargies ont pu « absorber » les enfants des proches décédés. Aujourd’hui, les communautés sont saturées d’orphelins. Ces derniers doivent se débrouiller seuls. Survivre, les yeux fixés seulement sur leur propre peur.

Le sida en Afrique n’a rien à voir avec la maladie en Occident, où elle touche surtout des groupes spécifiques et reste relativement sous contrôle grâce à la prévention, aux actions politiques et à de coûteuses thérapies. Là-bas, les pertes humaines menacent d’accroître l’instabilité, de dévaster l’économie fragile de la région. Là-bas encore, plus que n’importe où dans le monde, le sida ne rencontre cependant que l’apathie de l’Occident. Mais pas toujours. Il y a deux ans, une bourse aux documentaires réunissait plusieurs responsables de chaînes de télévision européennes. De la rencontre de ces gens qui s’apprécient, et aiment pareillement l’Afrique, est née une initiative remarquable, baptisée Steps for the Future. L’idée: offrir moyens et savoir-faire aux cinéastes africains, pour leur permettre d’exprimer enfin, eux-mêmes, leur expérience du fléau.

Durant plusieurs mois, et à chaque phase de la production, des professionnels européens ont donc mis leurs talents au service des réalisateurs de sept pays d’Afrique subsaharienne – Zimbabwe, Namibie, Mozambique, Zambie, Angola, Lesotho, Afrique du Sud. Le résultat est une collection de 40 films – documentaires, fictions, reportages, spots, clips, animations… – toujours drôles, émouvants ou provocants. Doublés en langues locales, destinés à être projetés sur des écrans mobiles, dans les villages les plus reculés d’Afrique, ils n’ont qu’un seul objectif: changer les mentalités à l’égard de l’épidémie et de ceux qui en sont touchés. La plupart des scénarios racontent d’ailleurs l’histoire personnelle de victimes qui, en dépit de leurs misères, trouvent la vie belle. Et Dieu sait si l’entreprise fut parfois laborieuse, puisque bon nombre d’acteurs, qui y jouent leur propre rôle, décédèrent en cours de tournage.

« Le pénis doit respirer. Cracher de l’air », affirme un mineur de Johannesburg, épouvanté à l’idée d’enfiler un préservatif « pour aller à la manoeuvre ». Face à lui, Pinki se moque gentiment: « Mais non, chéri, le pénis, c’est rien qu’un truc qui pendouille… » A 51 ans, cette mama flamboyante clame partout sa séropositivité: dans son quartier, chez ses amis, mais aussi dans les prisons, les mines, les églises. Au grand dam de son adolescente Ntombi, qui n’a qu’une envie: la faire taire à tout prix… Ainsi se déroule le Ruban rouge autour de ma maison (26 minutes). A l’origine de l’aventure « Steps », la RTBF a décidé de faire honneur à l’état d’esprit positif des courts-métrages. « La sélection de films que nous diffuserons dans le cadre de la journée mondiale du sida est exempte de tristesse, assure Claire Colart, responsable des documentaires et chargée de programmes à la RTBF. En dépit du drame planétaire, ils mettent de bonne humeur » (1). Très tendance Strip-Tease, ces petits films aboutis font aussi réfléchir: dans Conte d’un mineur, les yeux de chien battu de Joachim, émigré mozambicain qui ne sait comment annoncer à ses première et seconde épouses qu’il a le sida, nous confronte à son infinie détresse – et à l’incurie des nantis. Dans Le Ballon, des gamins facétieux rappellent que, chaque année, 20 millions de préservatifs sont distribués au Mozambique. Le pays compte 4 millions d’hommes sexuellement actifs. Faites les comptes: ça fait seulement cinq capotes par homme et par an… Comme le martèle Pinki, il est grand temps: « On doit tous s’y mettre. Retrousser nos manches. Parler, manger et boire du VIH et du sida à chaque repas. »

(1) Le samedi 1er décembre, à 20 heures, sur la Deux. Rediffusions le 5 décembre à 9 heures, sur la Une, et à 23 heures, sur la Deux.

Valérie Colin

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