Pour La Tempête qui vient, James Ellroy déclare avoir approfondi sa technique, l'avoir " charpentée ". © RENAUD CALLEBAUT

Attention, chien méchant !

L’un des plus grands écrivains américains de son époque n’écrira jamais sur celle-ci : James Ellroy vit définitivement dans le passé et ses crimes. Avec La Tempête qui vient, il retourne à Los Angeles en 1940, mais aussi en promotion… En montrant les crocs.

On reconnaît peut-être les grands écrivains à leur longévité ; notre première rencontre avec James Ellroy, c’était il y a plus de vingt ans, pour la sortie de Ma part d’ombre, dans lequel il réglait déjà ses comptes avec sa propre histoire – l’assassinat de sa mère en 1958 – et ses premières obsessions, incarnées entre autres dans Le Dahlia noir, l’un de ses chefs-d’oeuvre. Depuis,  » The Dog  » tel qu’on le surnomme, s’est attelé à une tâche plus ambitieuse encore : réécrire trente ans d’histoire et d’histoire criminelle des Etats-Unis à travers son interprétation (vénéneuse, d’une absolue noirceur et d’une violence assumée) et son style (magistral, direct et parfois très provocant). Une fresque politico-crimino- historique unique en son genre, comptant déjà huit tomes – le premier Quatuor de Los Angeles entamé avec Le Dalhia noir, la trilogie Underworld USA et ce nouveau quatuor, lancé avec Perfidia et dont La Tempête qui vient (1) se veut la suite directe : du 31 décembre 1941 au 28 avril 1942, une centaine de personnages, fictifs et réels vont tuer, torturer, abuser de leur pouvoir, manipuler et trahir au-delà de toute proportion. Une vision désenchantée de Los Angeles, et plus globalement de l’Amérique, qui donne évidemment envie d’en parler avec l’écrivain… sauf que celui-ci a fait savoir aux médias qu’il ne souhaitait pas  » évoquer Trump ou la politique américaine  » – ses accointances trop clivantes risqueraient-elles de faire fuir les plus antitrumpistes de ses lecteurs ? The Dog, ce jour-là, était en tout cas d’humeur plutôt mordante, tout en restant limpide malgré ses refus répétés de sortir du passé.

Un large bandeau enserre l’édition française de votre dernier livre. Il affirme qu’il s’agit de votre  » oeuvre la plus ambitieuse « . Vous êtes d’accord ?

Oui, This Storm (NLDR : le titre original) est très ambitieux. Le plus ambitieux, je n’en sais rien, mais disons que c’est vrai. J’essaie en tout cas de faire toujours mieux. J’ai approfondi ma technique, je l’ai charpentée, mon flair pour les argots est plus profond. J’adore les idiomes américains, les allitérations, le patois black ou chicano, le street talking… Ce sont mes goûts et j’ai sans doute inventé un certain style, mais je ne sais pas si j’ai eu une influence sur mes contemporains : je n’en lis aucun. Néanmoins, ça n’est pas devenu plus simple d’écrire, même si je m’exerce depuis près de quarante ans : je suis très dur avec moi-même. La perfection est une maîtresse exigeante.

William H. Parker, capitaine à la police municipale de Los Angeles, selon Ellroy,
William H. Parker, capitaine à la police municipale de Los Angeles, selon Ellroy,  » un des grands policiers américains du xxe siècle « .© University of Southern California/getty images

Il a été dit que l’idée de Perfidia, puis de ce nouveau quatuor, vous est venue d’une vision. C’est exact ?

D’une vision, pas vraiment. Disons que le concept m’est venu comme un flash. Je regardais par la fenêtre, à Los Angeles, et s’est imposée à moi l’image de quatre Japonais à l’arrière d’un bus de l’armée, transférés dans un camp d’internement à l’été 1942. Et là, bam, ce nouveau quatuor m’est apparu. Le premier quartet de L.A. et la trilogie Underworld USA sont, eux aussi, nés dans des flashs. Si je visualise un moment, des scènes, quelque chose qui dégage un potentiel, je sais que je peux collecter toutes les informations nécessaires et me mettre au travail. Les recherches historiques, je n’aime pas ça, j’engage des gens pour les réaliser à ma place. Je les utilise d’ailleurs surtout pour y trouver quelques repères, des éléments, de la chair sur des détails dont je peux tirer quelque chose. C’est à ce moment-là que je rédige mes outlines, les grandes lignes du roman. Je décris tout, chapitre par chapitre, je sais exactement où je vais, tout est écrit, sans l’aspect narratif. Ensuite vient le meilleur, et le plus difficile, l’écriture proprement dite.

Vos livres, et celui-ci en particulier, mêlent des centaines de personnages, réels et fictifs, des dizaines d’intrigues elles-mêmes imbriquées dans des faits historiques… Malgré leur absolue noirceur, la crédibilité de vos récits en reste le ciment ?

Je vais vous décevoir : l’exactitude factuelle absolue ne signifie rien pour moi. Mais je vous fais croire que c’est crédible, même si ça ne l’est pas, et ça fait de moi un bon écrivain. Et légalement, dès que quelqu’un est mort, on peut l’utiliser dans une fiction, je peux en faire tout ce que je veux, il n’y aucun recours possible. Comme ici, par exemple, avec le capitaine William H. Parker, du LAPD ( NDLR : Los Angeles Police Department ou police municipale de Los Angeles), qui apparaissait déjà dans trois autres romans. Et qui est, selon moi, un des meilleurs policiers que cette ville ait compté.

Dans les premiers chapitres de La Tempête, il couvre un quadruple homicide…

Oui, bon, c’est vrai, mais Parker est droit, il n’est pas diabolique comme Dudley Smith ( NDLR : sergent au LAPD et personnage de fiction récurrent dans les romans d’Ellroy). Smith est diabolique, pas Parker, qui n’organise pas un trafic d’êtres humains et d’héroïne depuis le Mexique. C’est un homme bon, et un des grands policiers américains du xxe siècle. Dudley et lui sont tous deux de fervents catholiques, très religieux, mais pour le reste, ils ne sont qu’antagonisme.

Dudley Smith, parlons-en. Il est peut-être le personnage central de votre oeuvre, en tout cas le plus régulièrement présent. Et le plus abominable. Il reste votre favori ?

Encore deux livres, et j’en aurai fini avec lui. Je l’ai créé, il m’est utile, ce n’est pas comme si j’avais une relation particulière avec lui. Je ne dialogue pas avec mes personnages, ce serait comme dialoguer avec moi-même, je serais dingue. Même si tous les écrivains le font. J’ai juste exploité sa dureté. Dudley Smith est effectivement le personnage le plus récurrent de toutes mes fictions. Il est démoniaque, psychopathe, extrême, prédateur, ne peut prétendre à aucune rédemption, mais il présente bien. L’homme parfait pour explorer profondément les contours de la criminalité comme ici, pendant la Seconde Guerre mondiale, et lui donner du souffle. Mais cette fois, je crois l’avoir emmené le plus loin possible. Quand ce quatuor sera achevé, il ne se montrera plus avant 1950, dans Le Grand nulle part. Je l’avais déjà introduit dans Clandestine(NDLR : son premier roman, en 1982) ! Mais j’étais un gamin alors, je ne savais pas ce que je faisais.

(1) La Tempête qui vient, par James Ellroy, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias et Sophie Aslanides, éd. Rivage/Noir, 698 p.
(1) La Tempête qui vient, par James Ellroy, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias et Sophie Aslanides, éd. Rivage/Noir, 698 p.

Aujourd’hui, vous écrivez une grande fresque historique et politique qui court très précisément de 1940 à 1972. Pourquoi ces dates-là ?

Parce qu’il n’y a aucun intérêt avant et après. J’ai un peu travaillé sur la figure de Bugsy Siegel (NDLR : fameux mafieux des années 1920 et 1930) il y a longtemps, mais en fait ça n’avait aucun intérêt, donc j’ai laissé tomber. Je regarde, je vis et j’écris toujours en arrière. La Seconde Guerre mondiale et son après, quelques années avant ma naissance, j’adore. Les fifties, j’adore. Les sixties, j’adore. Puis, c’est fini ; 1972, fini brother, fini ! Edgar Hoover (NDLR : directeur du FBI de 1924 à son décès) est mort, le Watergate s’amène et ce qui suit, je m’en fous. Est-ce que je réécris l’histoire politique des Etats-Unis ? Je fusionne son histoire avec son histoire criminelle, mais est-ce que tout est lié ? Je n’en sais rien, c’est une fiction ! Mais je sais que les lecteurs prennent ça au sérieux, parfois au pied de la lettre. Je veux vous prendre à la gorge, vous bousculer, vous secouer, et vous divertir. Mes livres sont politiques bien sûr, mais en aucune circonstance, je ne parle d’aujourd’hui. Ne me demandez pas pourquoi.

Difficile pourtant de ne pas lire vos livres et vos interprétations sans penser à ce que les Etats-Unis sont devenus depuis…

Mais je ne parle pas du présent, en aucune circonstance. Je ne parle pas des Etats-Unis, je ne fais aucune commentaire non plus. Ne me demandez pas pourquoi. Il n’y a rien après 1972. Ah si : j’aime Ronald Reagan férocement, je n’ai que des bonnes choses à dire sur lui.

OK. Essayons autrement : après avoir lu tous vos livres, il semble évident que, sur un tel terreau de crimes et de corruption, rien de bon ne pourra jamais pousser. Comment expliquez-vous l’importance de la violence dans l’histoire même des Etats-Unis ?

La violence est en baisse, les crimes sont statistiquement au plus bas. Et il n’y a eu  » que  » trois assassinats politiques, ceux que j’exploite dans Underworld USA. Mais je n’écris pas des livres sur l’Amérique : ils parlent d’enquêtes criminelles menées par des officiers américains, de politicards ou d’hommes de main américains qui deviennent parfois des assassins. J’écris des livres sur des forces démoniaques qui s’expriment aux Etats-Unis, et sur la corruption. Mais j’aime l’Amérique, j’ai une affection sans limite pour mon pays. Je ne suis pas un citoyen du monde, je ne suis pas un globaliste, je suis un Américain. Je ne voudrais jamais vivre ailleurs. Mais je n’écris pas sur l’Américain moyen d’aujourd’hui ou d’hier, celui qui se rend chaque jour au boulot, ou sur des hommes et des femmes qui ont une famille, des enfants… Ces conneries-là ne m’intéressent pas. Seul le crime m’intéresse.

Tout le reste n’est pas assez romanesque ?

Pas pour moi. Pas pour mes livres.

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