ART GRAPHIQUE

Enfances brisées, femmes excisées, néonazisme ou pollution. Témoignages autant qu’avertissements, les affiches politiques hurlent leurs préoccupations à la face du monde

Un costume noir et blanc d’où s’échappent, comme agités par le vent, une cravate et un… zizi. L’affiche se nomme Clintonism. Dans la légende qui accompagne l’oeuvre, son auteur, l’Américain Lanny Sommese, clarifie son intention: « Elle représente le dégoût que j’éprouve face aux activités sexuelles choquantes du président Clinton. Pour susciter la discussion entre étudiants, elle a été collée à différents endroits du campus. » Quel campus? Mystère. Anne-Thérèse Verschueren, secrétaire de la Triennale internationale de l’affiche politique (tenue, depuis 1978, au musée des Beaux-Arts de Mons), déplore l’imprécision: « Chaque fois, nous demandons aux graphistes qu’ils indiquent le contexte de création. Beaucoup d’affiches nous parviennent pourtant sans la moindre explication. » Conséquence: dotées de slogans en langues étrangères, toutes ne sont pas immédiatement compréhensibles. Au lecteur de deviner, d’interpréter les ambiguïtés. Sous le titre Libertas, le bouquet de tulipes aux pétales enserrés d’élastiques évoque-t-il l’impossible épanouissement du peuple biélorusse? Et la photo United Colors of Netanyahu – on y voit (montage ou pas?) la famille du Premier ministre israélien entourée de douze gardes du corps -, prend-elle finalement parti pour, ou contre, l’ex-chef du gouvernement?

Qu’importe. Cristallisations imagées et allusives d’un engagement, les affiches politiques lancent des cris, dont la pertinence se juge avant tout sur les murs des cités, au moment de l’événement qui les a suscitées. Elles ont néanmoins leur place au musée. D’abord, parce qu’elles se raréfient, en raison d’une pénurie générale de commanditaires. Même les pays de l’Est – en particulier la Pologne -, jadis à la pointe de ce mode d’expression, en produisent de moins en moins. Ensuite, pour la beauté du résultat. « En choisissant d’écarter la magie publicitaire au profit du message social et politique, la Triennale occupe un terrain où sont constamment mis en éveil la sensibilité et le sens esthétique, mais aussi les sens moral et civique », estime Henri Cammarata, directeur du centre culturel de la région de Mons, et président du jury de la 8e Triennale.

Car il s’agit bien d’un concours. Ouverte aux graphistes professionnels du monde entier, la compétition a récolté, cette année, quelque 569 envois en provenance de 37 pays. Luxueux travaux de commande ou documents bruts construits dans l’urgence. Instantanés magnifiques de civilisation et de barbarie ou gribouillis affreux, grotesques et bricolés. Après deux jours de délibération, les membres du jury ont sélectionné 148 oeuvres, toutes visibles au musée des Beaux-Arts de Mons (1). « Attention: le caractère amateur d’une affiche n’implique pas nécessairement qu’elle a moins de valeur. Ces artistes – surtout les dissidents – manquent souvent de moyens… » En témoignent ces pauvres colis mal ficelés, au parcours postal vraisemblablement chaotique. « Nous nous demandons régulièrement par quelles voies, par quels relais clandestins, certaines affiches nous parviennent », poursuit Anne-Thérèse Verschueren.

Longtemps, au péril de leur vie ou en exil, des graphistes ont dénoncé les systèmes oppressifs (communistes, néofascistes ou religieux), ridiculisé les tyrannies et leurs caporaux, qu’ils soient nazis, soviétiques, chiliens, chinois ou cubains. Aujourd’hui encore, l’exercice n’est pas sans risque. La proximité, au musée, d’oeuvres signées d’artistes d’Etat et de rebelles fait planer une menace sur ces derniers. En 1998, en villégiature à Mons, une délégation de Chinois originaires de la ville natale de Mao découvre la 7e Triennale… et une affiche primée qu’elle juge offensante à l’égard du Grand Timonier. Les visiteurs étrangers exigent – en vain – le décrochage du dessin. « Par la suite, nous n’avons plus jamais pu rentrer en contact avec l’auteur », affirme la secrétaire du concours.

Vecteur humaniste de liberté, l’affiche veut émouvoir, convaincre, éveiller une prise de conscience. Mais elle peut aussi se faire l’instrument de propagandes glorifiant un régime dictatorial ou une cause douteuse. « Durant trois éditions de la Triennale, nous avons été bombardés de placards de l’ETA », explique Anne-Thérèse Verschueren. Fallait-il les montrer au public? « On en a gardé 5 ou 6, parce qu’ils étaient intéressants. » En fait, la question de l’acceptation d’affiches promouvant des groupes violents se repose chaque année, en fonction de l’évolution politique de ces mouvements. « En 2001, nous avons refusé en bloc toute la production de l’organisation séparatiste basque, en raison des attentats récents dont elle s’était rendue coupable. » Retournement de situation: cette fois, le musée expose une création de Gemma Sabates Segarra clamant « ETA Basta ». Dans le petit texte qui l’accompagne, il est précisé que « le groupe, depuis la rupture de la trêve, a tué 16 fois ». « 29 fois et plus », a corrigé un anonyme, au crayon noir…

Exprimant l’âme qui souffre, qui espère ou s’indigne, tantôt avec tristesse (ce face-à-face russe de clés à molette et de corde pour se pendre intitulé L’Etat et moi…), tantôt avec humour ( Au revoir XXe siècle, bienvenue XXIe, saluent d’étranges John Lenin et Mother Diana), les affiches de la cuvée 2001 sont classées par thèmes. Au fil du temps, ceux-ci ont évolué. Après la fin de l’URSS et la réunification allemande, l’impérialisme communiste et le militarisme capitaliste, longtemps sujets favoris, ont laissé le champ libre à des préoccupations qui, bien que présentes jadis, sont devenues des constantes: la faim, la pollution, les femmes, l’enfance. Certaines relèvent de l’actualité plus spécifique: le sida, la pédophilie, les guerres balkaniques, le sort réservé aux demandeurs d’asile. Dans Deportation class, un habile détournement des publicités Lufthansa critique l’attitude « coopérative » de la compagnie aérienne dans le rapatriement forcé des illégaux. « Curieusement, relève l’historien liégeois Michel Host, les affiches évoquent peu quelques domaines importants: l’alcoolisme, l’automobile, la papauté, le chômage, les SDF, la vieillesse. »

Enfin, les affiches politiques pures et dures, qui vantent le programme ou le leader d’un parti, semblent rares. Il y a bien ce chancelier Kohl déguisé en baron von Münchhausen, et cette vilaine bouche d’où s’extrait un crapaud: « Kröten haben wir genug geschluckt » (« Nous avons avalé suffisamment de crapauds ». De couleuvres, dirait-on en français)… « Nous ne les retenons que si elles sont belles », assurent les organisateurs. Quant aux productions des pays islamiques ou d’Afrique, c’est presque le néant. « En vingt-trois ans de compétition, nous avons reçu deux colis d’Algérie. Et un seul de Turquie, du Maroc et de Tunisie… »

(1) Rue Neuve, à 7000 Mons, jusqu’au 3 juin. Rens.: 065-39 59 39.

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