Ohana Nkulufa © Gabriel Lelièvre

Art à portée de main

Face à la précarisation de nombreux jeunes artistes, les initiatives tentant d’encourager l’acquisition d’oeuvres d’art se multiplient. Ainsi d’une start-up bruxelloise d’un nouveau genre qui facilite l’achat à travers un système de paiements échelonnés.

Fin mai 2020, nous dressions dans ces colonnes un bilan des arts plastiques au sortir du premier confinement. Outre les directeurs d’institution qui adoptaient la stratégie du gros dos, l’occasion s’offrait de prendre le pouls des jeunes artistes qui, déjà, ne cachaient pas leurs inquiétudes. En raison de l’annulation de certaines foires et expositions, leurs agendas se vidaient, laissant entrevoir un futur et des revenus plus instables que jamais. Une situation d’autant plus difficile qu’en Belgique il n’existe aucun statut officiel pouvant épouser cette réalité de gains sporadiques. C’est donc sans tabou que plusieurs plasticiens disaient subsister grâce au CPAS. Huit mois et un second confinement plus tard, nul besoin de frotter une boule de cristal pour réaliser que la création émergente est exsangue. Les observateurs font le même constat d’urgence à se pencher sur les conditions matérielles de production des créateurs. Tous les experts et analystes qui assistent à ce désastre invitent à agir pour que ne flétrissent pas avant l’heure ces jeunes pousses susceptibles de s’opposer à la désertification culturelle.

Aux Etats-Unis et à Paris, le monde de l’art n’est pas aussi effrayant que chez nous. Ici, de nombreuses personnes hésitent à pousser la porte d’une galerie.

Entrepreneuse de 31 ans, Ohana Nkulufa (1989, Bruxelles) a profité de l’été pour porter sur les fonts baptismaux une société d’un nouveau genre ayant pour ambition d’encourager le grand public à acquérir des oeuvres d’art. Son nom? LenArt, un intitulé clin d’oeil inspiré par le prénom de son fils Len (1). Riche d’un parcours international, entre Paris et New York, la jeune femme s’est inspirée de ce qu’elle a vu dans ces deux villes pour imaginer une structure inédite sous nos latitudes. Elle explique: « J’ai remarqué qu’aux Etats-Unis et à Paris, le monde de l’art n’était pas aussi effrayant que chez nous. Ici, de nombreuses personnes hésitent à pousser la porte d’une galerie, certaines d’entre elles jouent d’ailleurs sur cette exclusivité pour asseoir leur prestige. Je me suis dit qu’il manquait d’un intermédiaire, une personne capable de faire le lien entre ce marché intimidant et l’individu lambda qui souhaite mettre le pied à l’étrier des arts plastiques. »

Ohana Nkulufa entend aussi proposer à ses clients des oeuvres d'artistes non représentés par une galerie (Untitled, Vincent Chenut, 2020).
Ohana Nkulufa entend aussi proposer à ses clients des oeuvres d’artistes non représentés par une galerie (Untitled, Vincent Chenut, 2020).© DEMAIN – Lydie Nesvadba – Neybor

Ce hiatus entre ces deux mondes, la Bruxelloise l’avait déjà remarqué lors de ses études. « Après un cursus en architecture d’intérieur, j’ai voulu étudier l’histoire de l’art à l’Université libre de Bruxelles. Je me suis rapidement rendu compte que ces études étaient parfaites pour qui envisageait d’écrire des livres ou faire de la recherche. En revanche, la réalité économique des arts plastiques n’était jamais abordée, comme si c’était quelque chose de mauvais. J’ai alors décidé de m’installer à Paris pour poursuivre un MBA en marché international de l’art à l’Icart, une haute école spécialisée. Cette expérience m’a ouvert les yeux. Petit à petit, l’idée qu’il fallait désacraliser l’achat d’une oeuvre a fait son chemin en moi. » Après une année passée à travailler pour le célèbre galeriste Emmanuel Perrotin (Pierre Soulages, Barry McGee, Wim Delvoye…) et une collaboration avec le street artist JR dans la ville qui ne dort jamais (mais aussi à Bruxelles où, en 2016, elle a lancé un projet Inside Out en collant plusieurs dizaines de portraits de citoyens devant le palais de justice), Ohana Nkulufa est revenue en Belgique avec la ferme intention d’abattre les cloisons érigées entre le monde de l’art et les particuliers. Ce qu’elle n’avait pas prévu? Le fait que la pandémie mettrait un coup d’accélérateur à son projet en raison de son impact sur « ceux qui mettent leurs tripes dans la création », qu’elle s’est juré de soutenir coûte que coûte.

Mon objectif est que quiconque n’y connaît rien puisse parvenir à une compré-hension profonde de l’oeuvre mais aussi du créateur.

Une expérience de collectionneur

Quand il s’est agi d’examiner les mécanismes permettant d’accéder plus facilement à une oeuvre, Ohana Nkulufa a directement pointé la question financière. « Souvent, la possibilité de pouvoir payer par mois se découvre comme une solution. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle incite à se renseigner sur le prix, ce qui est une bonne chose car celui-ci est souvent fantasmé, on pense que tout est hors de portée, ce qui n’est pas vrai, spécialement chez les plasticiens qui émergent », analyse celle qui a également travaillé sur le marché de l’art africain auprès de son oncle, le marchand Didier Claes.

Si LenArt propose des solutions avantageuses pour les sociétés, notamment la location déductible à 100%, sa fondatrice avoue un penchant particulier à faire vivre à l’amateur en herbe, celui qui achète avec son coeur, la palpitante expérience de l’acquisition. Elle détaille: « La configuration la plus intéressante pour moi est celle de quelqu’un qui vient me trouver en ayant un budget, qu’il soit grand ou petit. S’il ne sait pas ce qu’il désire, c’est encore mieux car je vais pouvoir entreprendre toutes les recherches nécessaires et aussi accomplir un vrai travail de curation. Je mobilise tout mon réseau, notamment des artistes qui ne sont pas encore représentés par une galerie, je pense par exemple à des talents comme Vincent Chenut ou Kevin Douillez, afin que même s’il n’a que 5 000 euros, il puisse bénéficier des mêmes avantages que quelqu’un qui en a 100 000. Je pense, par exemple, s’il est dans la même ville, à la possibilité de rencontrer l’artiste dans son atelier. Mon objectif est que quiconque n’y connaît rien puisse parvenir à une compréhension profonde de l’oeuvre mais aussi du créateur, afin qu’il réalise quelle a été la réflexion de celui-ci, où il va et d’où il vient. »

A cette expertise s’ajoutent les termes contractuels de la formule d’achat par mensualités. Rien n’est laissé au hasard, qu’il s’agisse du transport de l’oeuvre, du choix de l’emplacement au domicile (bien sûr, l’acheteur a la main mais il s’agit d’éviter les erreurs de débutant, comme par exemple une photographie exposée à la lumière du jour), de l’encadrement ou même du contrat d’assurance en bonne et due forme. Bref, une véritable expérience de collectionneur.

(1) lenart.be

Perp Walk, Léa Belooussovitch, 2019.
Perp Walk, Léa Belooussovitch, 2019.© gilles Ribero

La formule au banc d’essai

Une simulation basée sur un cas concret permet de mesurer l’utilité, ainsi que la répercussion pour un jeune artiste, d’un service tel que LenArt.

Un coup de coeur éprouvé lors de la visite de Young Talent (jusqu’au 27 février à La Patinoire royale, à Bruxelles) nous a donné l’idée d’un scénario d’acquisition fictive en ayant recours à l’expertise d’Ohana Nkulufa, qui a bien voulu se prêter au jeu. La pièce en question? Perp Walk (2019), une impression photo sur velours marbré de 173 cm x 142 cm signée par Léa Belooussovitch (Paris, 1989), plasticienne française installée à Bruxelles. Hasard heureux: celle-ci nous confiait au printemps dernier la difficulté finan- cière dans laquelle elle se trouvait, estimant avoir perdu 10 000 euros avec le premier confinement (Le Vif du 28 mai 2020).

Perp Walk, qui fait allusion à une pratique policière humiliante, consiste en une sorte voile de pudeur posé sur l’obscénité du monde. Son prix de vente? 4 000 euros. La première démarche entreprise par LenArt est d’aller découvrir l’oeuvre sur place. Faut-il imaginer une négociation? « En aucun cas, tranche l’entrepreneuse. L’idée est d’acheter au prix demandé par la galerie, pas question de jouer sur plusieurs tableaux. » En revanche, ce contact permet à Ohana Nkulufa de donner un premier avertissement en ce que, fragile, du tissu qui prendra la poussière, la pièce nécessite un cadre, à moins de veiller à l’entretenir régulièrement. « En raison des dimensions, le prix d’un encadrement tournerait autour de 2 000 euros… mais je pense qu’il est possible d’envisager une autre façon de la protéger moins coûteuse, aux alentours de 1 000 euros », estime-t-elle.

Ensuite vient le conseil quant à l’accrochage dans l’habitation du candidat à l’achat, celui-ci s’effectue sur la base de photos. Là aussi, le conseil pertinent, « la composition sortira mieux sur fond blanc », évite la faute de goût. La patronne de LenArt de proposer ensuite un plan financier. Soit, le paiement d’un acompte de 652,50 euros – comprenant le transport de l’oeuvre et l’accrochage par des professionnels (environ 250 euros dans Bruxelles), l’assurance (environ 75 euros par an, auprès d’Eeckman Art & Insurance), les frais de dossiers, ainsi que les intérêts. Le paiement de Perp Walk en lui-même s’échelonne sur treize mois à raison de mensualités de 321,54 euros. Coût total de l’opération? 4 832,52 euros en optant pour la version sans encadrement. « LenArt s’octroie un montant forfaitaire qui revient à 10% du prix de l’oeuvre », analyse la fondatrice de la start-up.

Et quid de l’artiste dans tout cela? Consultée, Léa Belooussovitch évoque la part qui lui revient. « Du prix de vente, il m’est reversé la production ainsi que la moitié de ce qu’il reste, quand la vente se fait comme ici par un tiers. Il est d’usage que les galeries prennent 50%. Charges sociales, impôts et autres frais déduits, on peut estimer qu’en somme nette finale, il reste environ le quart du prix initial. » C’est-à-dire: environ 1 000 euros, un dixième de ce que l’intéressée pensait avoir perdu au sortir du… premier confinement.

« Faut-il imaginer une négociation? En aucun cas. L’idée est d’acheter au prix demandé par la galerie. »

Polyvalente, la jeune entrepreneuse déniche aussi pour les amateurs des pièces plus historiques, comme ces poupées amérindiennes kachinas datées du début du xxe siècle.
Polyvalente, la jeune entrepreneuse déniche aussi pour les amateurs des pièces plus historiques, comme ces poupées amérindiennes kachinas datées du début du xxe siècle.© 59 pm

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