Apple Steve Jobs, et après ?

Emmanuel Paquette Journaliste

Le charismatique PDG de la marque à la pomme est à nouveau contraint de s’absenter pour raisons de santé. Et la pression monte pour lui trouver un successeur. Même si le groupe tente de rassurer les investisseurs en misant sur ses nouveaux produits.

Une photo vaut mille mots. C’est celle d’un homme, Steve Jobs, le PDG d’Apple, gilet noir, jean délavé, dont la silhouette squelettique, à la sortie du centre de traitement du cancer de Stanford, en Californie, laisse présager le pire. A peine publié par le tabloïd américain National Enquirer, le cliché, pris à la dérobée, déclenchait un vent de panique sur les marchés financiers. Le titre décrochait en Bourse tant la destinée du groupe d’électronique grand public est liée à son cofondateur. Trop, sans aucun doute. Cette dépendance inquiète de plus en plus. A tel point que, mercredi 23 février, un fonds de pension investisseur a profité de l’assemblée générale annuelle du groupe pour réclamer l’adoption d’un plan détaillé afin de trouver un remplaçant au charismatique PDG. La demande a reçu le soutien de moins d’un tiers des actionnaires, mais le doute s’est installé. Apple ne pourra occulter indéfiniment la question de l’après-Jobs.

Méticuleux à l’extrême, maniaque et calculateur, l’homme a préparé avec soin son absence. Avant d’annoncer, au mois de janvier, son retrait de la direction pour une durée  » indéterminée  » – une première – il a remis les clés de la maison à son fidèle second, l’expérimenté Tim Cook. Mais, surtout, il a élaboré une stratégie en plusieurs étapes destinée à rassurer les marchés. Celle-ci débute dès le lendemain de son départ par la publication de résultats record. Quelques semaines plus tard, de nouveaux produits sont dévoilés, en l’occurrence les derniers-nés de la gamme d’ordinateurs portables MacBook Pro. Dans la foulée, la presse reçoit une invitation pour découvrir la deuxième version de la tablette tactile iPad. Quant à la commercialisation de l’iPhone 5, elle est attendue pour l’été. En clair, les actionnaires ont de quoi voir venir (voir l’encadré page 52). Et comme si tout cela ne suffisait pas, le PDG, pourtant très discret, laisse filtrer des informations rassurantes sur sa santé dans le quotidien des affaires, le Wall Street Journal. Il participe, le 17 février, au dîner organisé entre Barack Obama et une poignée de chefs d’entreprise de la Silicon Valley. Le message est limpide : Jobs reste totalement impliqué et continue à travailler.

Un chiffre d’affaires multiplié par six

Certes, le cofondateur, en 1976, de la société aux côtés de Steve Wozniak laisse un groupe en ordre de marche. Après tout, il a sauvé Apple. Depuis son retour aux affaires, en 1996, la firme à la pomme a réussi, chose rare, à diversifier ses activités avec succès. Du baladeur numérique, l’iPod, au fameux téléphone multimédia, l’iPhone, en passant par la tablette tactile, l’iPad, on en oublierait presque qu’Apple reste un fabricant d’ordinateurs ! Sous la direction de Steve Jobs, le chiffre d’affaires a été multiplié par plus de six pour dépasser les 65 milliards de dollars, et les pertes de l’époque se sont transformées en 14 milliards de bénéfices, en 2010 ! L’investisseur qui a acheté une action à 7,30 dollars en 1996 se retrouve aujourd’hui avec… 1 350 dollars en poche. Et que dire des consommateurs qui se ruent en masse sur la moindre nouveauté de la société ? Un iPhone est vendu chaque seconde dans le monde, et 10 milliards de chansons ont déjà été téléchargées sur iTunes Store.

Apple peut aussi compter sur un management solide et désormais organisé autour de Tim Cook, le gestionnaire avisé, qui, en 2009 déjà, avait assuré l’intérim quand Steve Jobs s’était arrêté six mois pour une greffe de foie. A son retour, le grand patron, visiblement ému, les larmes aux yeux, avait d’ailleurs rendu un hommage appuyé à l’ensemble de cette équipe : aux côtés de Tim Cook, il y a le génial designer Jonathan Ive, le maître du marketing Phil Schiller, ou encore l’homme de l’iPhone, Scott Forstall. Autant de successeurs potentiels. Tous préparent l’avenir avec plus de 20 projets à l’étude. Des rumeurs font ainsi état du développement d’un téléviseur de salon connecté à Internet, et la création d’un immense centre de stockage de données en Californie laisse présager le lancement d’un nouveau service d’écoute de musique à la demande.

Mais la patience des investisseurs a des limites, d’autant que c’est la troisième fois que le PDG prend du champ.  » Nous étions à Londres, en 2004, pour le lancement du service de musique iTunes en Europe, se souvient un ancien cadre du groupe. Je tombe alors sur son garde du corps surveillant le périmètre de sécurité et me demandant de m’en aller car Steve était d’une humeur massacrante.  » Et pour cause. Quelques jours plus tard, Apple annonçait le congé d’un mois de son PDG, contraint de subir une opération du pancréas.

S’éloigner de l’entreprise est à chaque fois, pour l’homme, un déchirement. Il garde un souvenir cuisant de son éviction du conseil d’administration, en 1985, pour cause de mauvaises performances. Le trentenaire se retrouva alors sur le pavé.  » La raison d’être de ma vie n’existait plus. J’étais en miettes « , avait-il raconté lors d’un fameux discours prononcé devant des universitaires de Stanford. Cette  » potion fut horriblement amère « , confiait-il encore. A 56 ans, il ne souhaite aucunement y tremper ses lèvres.

Un culte du secret inégalé

Apple, c’est Jobs. Jobs, c’est Apple. Il suit le développement des produits de A à Z, donne son feu vert, mais n’hésite pas aussi à les renvoyer dans les laboratoires pendant des années s’ils ne lui conviennent pas. Un exemple ? Le groupe travaillait à l’élaboration d’une tablette tactile bien avant l’iPhone, et c’est pourtant le téléphone qui, le premier, a été commercialisé. Son influence se retrouve aussi dans la communication, qu’il a encadrée  » et contrôlée « . Chaque mercredi matin, Jobs participe pendant deux heures, à Los Angeles, à la réunion avec l’agence de publicité du groupe, TBWA, qui mobilise en permanence 150 salariés sur le budget. Une réunion hautement protégée.

Car la marque de fabrique de Jobs, c’est d’avoir mis en place un culte du secret inégalé. Impossible pour un salarié de parler aux journalistes, inutile de demander une carte de visite ou de tenter un appel, le curieux est aussitôt éconduit. Seuls quelques rares responsables sont autorisés à s’exprimer à des moments soigneusement choisis. La société oblige ses partenaires à signer des clauses de confidentialité drastiques.  » On peut regretter cette politique, mais c’est ce qui fait leur force, et les résultats sont là « , souligne Jean-Louis Gassée, ancien responsable du pôle recherche et développement dans les années 1980.

Cette suspicion confine à la paranoïa, y compris envers les employés du groupe. La direction a longtemps donné de fausses informations sur les futurs produits aux responsables marketing des différents pays. Aujourd’hui, ces relais locaux n’existent même plus. Tout est géré depuis Cupertino.  » Au siège, il n’y a pas de contacts entre les différentes équipes. De sorte qu’aucune ne sait sur quoi travaille l’autre « , explique Jean-Marie Hullot, un ancien de la société. Seul Steve Jobs garde une vision d’ensemble des projets. L’organisation est militaire, avec peu de niveaux hiérarchiques.  » L’influence de Jobs est telle qu’elle génère un mimétisme de tous. On copie sa gestion autocratique avec un seul but, être les meilleurs même si, pour cela, il faut laisser les collègues de côté « , souligne un autre ancien.

Le PDG peut parfois propulser ses lieutenants sous les feux de la rampe, mais il n’hésite pas à les rabrouer durement à un autre moment – non sans risque. Prenez John Rubinstein. Le responsable des baladeurs iPod, longtemps perçu comme le dauphin, a jeté l’éponge et quitté le groupe sur les conseils de l’ex-directeur financier d’Apple, Fred Anderson. Rubinstein a rejoint Palm pour créer un concurrent de l’iPhone, le Pre. Et, aujourd’hui, il s’apprête à lancer chez HP une tablette tactile, le TouchPad.

Ce n’est pas le seul ennemi déclaré. Voilà probablement le plus gros danger pour Apple : alors même que Steve Jobs s’éloigne, le groupe n’a jamais connu autant d’opposants. Les opérateurs de télécommunications goûtent peu sa volonté de vendre à prix d’or son téléphone. Le monde de la presse n’apprécie guère qu’il veuille contrôler les abonnements aux journaux et magazines sur sa tablette. Son image a été aussi écornée par les suicides chez le sous-traitant chinois Foxconn et par l’intoxication d’une centaine de salariés de Wintek par un solvant utilisé, jusqu’en 2009, pour, notamment, faire briller le logo de la pomme sur les iPhone. Après une longue enquête en Chine, l’auteur américain Mike Daisey est monté sur scène pour dresser un violent réquisitoire. Son titre – L’Agonie et l’extase de Steve Jobs – ne fait nulle référence à la marque d’informatique. Mais bien à un homme. Un seul.

EMMANUEL PAQUETTE

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