Antony Beevor :  » La Seconde Guerre mondiale nous hante encore « 

Le 6 juin, Nicolas Sarkozy et Barack Obama célébreront ensemble le 65e anniversaire du D-Day. Porté tant de fois à l’écran, objet de savantes études stratégiques et de centaines de livres, le débarquement de Normandie est sans doute l’épisode le plus commémoré de l’histoire contemporaine. Est-on pour autant si sûr de tout savoir de cette opération titanesque ? Dans son dernier livre, D-Day et la bataille de Normandie (Calmann-Lévy), Antony Beevor signe un récit haletant qui nous apporte de nouveaux éclairages. Au fil des 640 pages de cette analyse aussi précise que passionnante, Beevor, l’un des plus éminents historiens de la Seconde Guerre mondiale, balaie une à une les idées reçues et secoue le tapis de la légende pour rendre aux faits leur crudité. Un travail monumental, parcouru d’émotion et d’intelligence, servi par une écriture limpide. De quoi mesurer la part de la gloire, mais aussi de quoi découvrir la face cachée du Débarquement.

Soixante-cinq ans après le débarquement du 6 juin 1944, les historiens se disputent encore sur le sens à donner à cet événement gigantesque. Quelle est l’optique de votre livre ?

Il m’a paru essentiel de réexaminer tout le matériel contemporain de l’événement. Par exemple, la masse considérable d’interviews d’officiers et de soldats réalisées à chaud, immédiatement après les faits. Les sources de l’époque sont irremplaçables, comme ces milliers de lettres de militaires ou de civils écrites pendant les opérations elles-mêmes. A mes yeux, il est essentiel de démontrer les effets directs des décisions de Roosevelt, de Churchill, de Hitler ou de leurs généraux sur les militaires du rang et sur les populations. J’essaie d’intégrer l’histoire  » d’en haut  » à celle  » d’en bas « .

Quelle réalité apparaît ainsi ?

J’ai été surtout frappé par la férocité des combats, les exécutions de prisonniers, les souffrances des civils et le taux de pertes parmi les troupes en présence. Les Allemands ont subi, proportionnellement, des pertes plus de deux fois supérieures à celles qu’ils avaient connues en Russie. C’est toute l’Histoire qu’il faut relire. Ainsi, les généraux allemands sur place étaient exaspérés par Hitler et se méprisaient très souvent entre eux. Quant aux Alliés, on mesure à quel point les relations franco-américaines étaient exécrables.

Sous votre plume, de Gaulle apparaît comme la bête noire de Roosevelt, mais aussi de Churchill…

Churchill a dit un jour :  » De toutes les croix que j’ai dû porter, la croix de Lorraine est la plus lourde.  » Une des raisons, peu connue en France, pour lesquelles les Anglais se méfiaient de De Gaulle et le tenaient à l’écart était la sécurité insuffisante des codes de transmission français. Les services britanniques considéraient que les Allemands pouvaient décrypter facilement les messages de la Résistance. C’est pourquoi de Gaulle n’a pas été informé du débarquement de Madagascar puis de celui d’Afrique du Nord. De son côté, le chef de la France libre avait sans doute besoin de faire preuve d’une grande obstination pour défendre ses priorités. Mais, à force de le voir intraitable, les Alliés finirent par se demander s’il s’intéressait vraiment à la guerre contre les Allemands ou seulement au rétablissement de la souveraineté française.

Vous démontrez également que la réaction de la population française face aux troupes alliées fut contrastée…

Quand les parachutistes américains ont été largués sur la presqu’île du Cotentin, l’accueil réservé par les populations fut très varié. Par endroits, des femmes et des fermiers sont sortis immédiatement de chez eux les bras chargés de victuailles et de bouteilles de cidre pour saluer les libérateurs. Ailleurs, les gens ont pris peur et sont restés terrés, craignant que l’opération alliée ne soit un échec et n’entraîne des représailles allemandes. Il y a eu, notamment, des différences de comportement énormes entre les zones fortement touchées par les bombardements alliés et les secteurs épargnés. A Saint-Lô, qui a été épouvantablement détruite, on a constaté une animosité des habitants vis-à-vis des troupes alliées, qui a laissé des traces. A Caen, les jeunes résistants ont fait preuve d’un courage inimaginable, prenant des risques et faisant des sacrifices énormes.

Il faut aussi connaître la mentalité du contingent américain. Les GI, dont la plupart n’avaient jamais voyagé, se sont trouvés brusquement projetés dans un pays perçu comme l’ennemi à vaincre, puisque les Allemands s’étaient incrustés dans le paysage.

On a fait état de nombreux viols de Françaises commis par des soldats américains. Qu’en est-il vraiment ?

C’est une question très compliquée. Je ne l’aborde pas dans mon livre car elle mériterait une étude spécifique. Ce que l’on sait, d’après les documents, c’est que la majorité des GI traduits pour viol devant des cours martiales étaient noirs. On ne connaît pas l’ampleur du phénomène, et on estime que seulement 5 % des viols étaient dénoncés dans les armées. Si l’on multiplie les chiffres connus par 20, on arrive à un total inférieur à un millier de cas. En général, quelle que soit l’armée, les viols sont majoritairement causés par les soldats de l’intendance, pas par ceux des unités combattantes. Or, dans l’intendance américaine, la majorité des soldats sont noirs. La structure même de l’armée produit donc une probabilité statistique qui explique pourquoi on retrouve des soldats de couleur devant les cours martiales. Mais on sait tout autant que beaucoup de soldats blancs n’ont pas été poursuivis pour viol car les officiers n’acceptaient pas de perdre un combattant pour ce seul motif. Avant 1941 et l’entrée en guerre des Etats-Unis, les Noirs n’étaient pas autorisés à porter des armes ni à combattre. La guerre a assoupli cette règle, mais on était très loin de l’égalité de traitement. Truman, après la Seconde Guerre mondiale, imposera leur intégration au sein de l’armée. Il déclenchera de cette manière le mouvement d’intégration des Noirs dans l’ensemble de la société. C’est là un effet assez indirect du Débarquement, et de la bataille de Normandie.

Derrière l’élan magnifique de l’opération Overlord, les réalités humaines produisaient des dilemmes déchirantsà

Oui, c’est l’acquis du travail méticuleux de l’historien. Dans le livre, je raconte le cas de ce soldat allemand qui se trouve face à son propre fils enrôlé sous l’uniforme américain, celui-ci ayant quitté sa famille pour émigrer aux Etats-Unis durant les années 1930.

L’état-major allié était-il si insensible à la souffrance individuelle ?

La condition des recrues était souvent terrible, surtout parmi les troupes de relève, qui arrivent directement au feu, dans un état d’impréparation incroyable. La bataille de Normandie fut une boucherie organisée, et cette dimension ne doit pas être perdue de vue. Le traitement des soldats est inhumain et prouve un manque d’imagination criant de la part du commandement. J’ai découvert le cas d’une unité de DCA dont les combattants, n’ayant jamais été formés pour être fantassins, restent terrés dans une tranchée parce qu’ils sont incapables de manier une arme. De nombreux rapports font état d’un épuisement psychologique sans équivalent. Juste après la guerre, des psychiatres britanniques et américains rédigent ensemble un rapport qui démontre que les Allemands, bien qu’écrasés par des bombardements épouvantables, avaient moins souffert d’épuisement que les soldats alliés. La propagande nazie avait galvanisé les troupes. Les armées des démocraties peuvent difficilement rivaliser avec celles d’un Etat totalitaire, c’est un fait.

A posteriori, le génie du haut commandement doit-il être revu à la baisse ?

Non, mais des erreurs ont été incontestablement commises, dont la plus grave est un excès de confiance vis-à-vis des généraux qui commandaient l’aviation. Ces derniers prétendaient être capables de larguer une bombe dans un baril de cornichons. En Allemagne, en moyenne, 5 % des bombes seulement tombaient dans un cercle de 5 kilomètres autour de l’objectif, le reste détruisait un espace très vaste. A Omaha Beach, en refusant de suivre la ligne de la côte, l’aviation a pris une décision lourde de conséquences. En venant directement de la mer, puis en attendant quelques secondes pour épargner leur propre camp, les avions alliés ont largué des masses de bombes à l’intérieur du pays, sur les villages et les fermes. Churchill était très préoccupé par ces dommages. Apparemment 15 000 civils ont été tués pendant la seule phase du débarquement, au cours des opérations qui consistaient à détruire, en arrière du front, les ponts et les voies de communication sur la Seine et la Loire. Il faut y ajouter 20 000 morts durant la bataille de Normandie proprement dite ; ce qui fait 35 000 victimes au total. C’est énorme et très choquant. Pour le D-Day, le 6 juin même, le nombre de morts civils égale celui des militaires. La tactique visant à écraser des villes situées à des n£uds routiers importants a fait des ravages. C’est ainsi que Saint-Lô a été pratiquement rasée sans souci des civils. L’idée du haut commandement allié était d’infliger le maximum de dommages à l’ennemi pour réduire au minimum ses propres pertes.

La réalité historique ne comporterait-elle aucune part de gloire ?

Bien sûr que si. Mais il y a tellement à apprendre des faits eux-mêmes. Grâce aux notes d’un infirmier, par exemple, j’ai découvert des éléments qui vont à l’encontre des idées généralement admises. Les soignants se sont rendu compte, par exemple, que les combattants les plus atteints préféraient souvent recevoir une cigarette plutôt que de l’eau. De même, alors que le cinéma montre des torrents de sang à l’écran, la réalité prouve que la plupart des blessés graves ne saignaient pas : les éclats d’obus qui pénétraient les corps à des températures très élevées cautérisaient les plaies en même temps qu’ils déchiraient les chairs.

Qu’est-ce que le Débarquement a légué au monde contemporain ?

Pendant toute la guerre froide, chaque académie militaire de l’Otan se rendait en Normandie pour étudier non pas le dispositif allié mais la tactique allemande, qui fut très habile. Infliger des pertes énormes à l’adversaire dans une posture de défense était exactement la stratégie que nous étions prêts à employer face à l’Armée rouge. Au-delà, cette guerre demeure la référence absolue pour bon nombre de politiciens contemporains. Or c’est une dangereuse fixation. Après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush a fait une comparaison avec Pearl Harbour, ce qui l’a conduit à envisager une réplique d’Etat à Etat au lieu d’aborder la question comme un problème de sécurité. Les médias tombent également dans ce piège et certains journaux n’ont pas hésité à comparer la bataille de Bagdad à celle de Stalingrad. Le fantôme de la Seconde Guerre mondiale nous hante encore.

propos recueillis par christian makarian

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire