Amour, gloire et beauté

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Mgr Jozef De Kesel.

Le nouveau primat de Belgique ne reçoit pas dans les salons d’apparat mais dans un bureau d’allure simple, au rez-de-chaussée d’un palais archiépiscopal quelque peu délabré. Une grande pièce à l’atmos-phère paisible et sereine qui semble faire office aussi de salle de réunion et de petit salon de réception.  » Nous sommes en pleine rénovation « , s’excuse-t-il. Pas de chaire ni de cathèdre mais un mobilier moderne, léger et coloré. Au mur, des gravures de toutes tailles et de tous motifs. Dans un coin, une Vierge règne sans ostentation, au contraire d’une corbeille de chocolats qui trône au milieu de la table.

Très souriant, l’archevêque de Malines-Bruxelles invite à prendre place. Par ces temps difficiles, pas aisé d’avoir bonne presse.  » L’Eglise  » gardera près d’elle son chargé de communication (pas contraire, mais un peu inquiet à l’idée d’entraîner Monseigneur à parler d’art). Mais Jozef De Kesel n’a pas peur. Et, confiant, bienveillant, se livre sincèrement.

On lui propose de commencer par le commencement : Adam et Eve, de Van Eyck. L’un de ses choix. Il acquiesce plusieurs fois, avant de se rétracter gentiment :  » Si vous êtes d’accord, j’aimerais plutôt commencer par Van Gogh, c’est ma jeunesse « , dit-il d’une voix douce et nostalgique en croisant les jambes. Pudiquement, il s’explique :  » A côté de mon collège se trouvait un magasin d’art. J’allais souvent y jeter un oeil car on y trouvait des choses qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs. Ma famille (NDLR : il est le cinquième d’une famille de neuf enfants) n’était pas portée sur l’art. Un jour, je découvre une reproduction de cette oeuvre de Vincent Van Gogh. Quel choc ! Je l’ai trouvée si extraordinaire que je revenais souvent l’admirer. Comme elle coûtait tout de même « un petit peu », j’ai dû attendre avant de pouvoir me l’offrir : à 17 ans. Ce n’était pas banal pour un jeune de mon âge.  »

Pourquoi chérit-il tant La chambre de Van Gogh à Arles ?  » Je crois que c’était la première fois de ma vie où j’ai vu qu’un tableau était beau… Mon Dieu, qu’est-ce qu’il est beau ! C’est important la beauté. Dans le même ordre d’idées, à 20 ans, je découvrais l’abbaye de Tournus, en Bourgogne et, pour la première fois également, je compris qu’une église était autre chose qu’un bâtiment avec des colonnes et un choeur.  » A la question de la corrélation entre Dieu et la beauté, Jozef De Kesel vous arrête immédiatement :  » Non, pas à ce moment-là. Ça n’avait pas encore de rapport à Dieu, c’était juste la beauté à l’état pur que je découvrais. Mais ce Van Goghhh (qu’il prononce à la flamande), c’est un peu comme le tableau de Magritte, Ceci n’est pas une pipe, car ceci n’est pas une chambre à coucher. Non, non, non, c’est bien plus que ça : il y a quelque chose derrière cette réalité apparente. Evidemment, si on regarde les choses rationnellement, avec un regard objectif, bien sûr que c’est une chambre à coucher. Mais ce tableau et l’art en général appartiennent à un autre monde, un de ceux qu’on ne peut appréhender rationnellement. Pour moi, cette « chambre » évoque la solitude et la pauvreté « , lâche-t-il le regard triste.  » C’est comme pour Dieu. Si on l’aborde rationnellement, on va dire du croyant qu’il a complètement perdu la tête !  » Il sourit, un peu amusé.  » Mais ce qui est valable pour Dieu et pour l’art l’est aussi pour bien d’autres choses…L’amour, par exemple. « 

Jozef De Kesel est lancé.  » Lorsque je vivais à Gand, je passais fréquemment devant la prison et j’étais très interpellé par la présence de toutes ces femmes qui attendaient imperturbablement l’heure des visites. Ça m’a toujours terriblement ému. Beaucoup de ces détenus ont fait des choses très graves, pourtant, il y a toujours d’autres personnes qui les estiment et qui persistent dans leur amour. Je n’ai jamais demandé aux prisonniers à qui je rendais visite ce qu’ils avaient fait. Mais ces femmes, elles, en connaissaient les raisons.  » Sa voix se serre et se fait plus basse encore :  » Et elles continuent à aimer ces hommes, malgré tout… C’est ça aussi la beauté. C’est comme pour le tableau, ça demande un autre regard. C’est un peu le principe de la foi en Dieu et c’est là toute sa beauté. Pour moi, la foi n’est pas une doctrine, une idéologie, une morale ou des commandements. C’est avant tout une expérience d’amour. « 

On saisit l’occasion pour l’interroger sur sa vocation.  » Je n’ai pas entendu une voix qui m’appelait des cieux. Non, c’est davantage mon engagement dans la paroisse et les mouvements de jeunesse qui m’ont conduit vers Dieu. Nous étions en 1965 et un vent nouveau soufflait sur l’Eglise. C’était l’époque de Kennedy, de Jean XXIII, il y avait cet espoir d’un nouvel avenir pour le monde. Le concile Vatican II se terminait et je m’informais des changements qu’opérait l’Eglise. Les idéaux nouveaux m’attiraient beaucoup et je voulais m’engager pour une société plus juste, plus humaine. Je savais qu’avant l’ordination – qui n’intervenait que sept ou huit ans plus tard – je pouvais changer d’avis. Mes parents me soutenaient, comme ils m’auraient soutenu si j’avais décidé de tout arrêter. On était catholique mais libre !  »

Une période qui fait songer à celle qu’augure l’avènement du pape François ? » Oui ! Son arrivée est une grande grâce pour nous. Au niveau structurel, il n’y a pas encore eu de grand changements mais pourtant (oeil complice), tout a changé ! Les mentalités et l’atmos-phère… François, il ose dire ce qu’il pense et il est très soucieux des choses de ce monde. Il se bat aussi pour plus de transparence.  » Quand il en parle, Monseigneur serre subitement les poings.  » Oui, je me sens très proche de lui, de son souci de la pauvreté « absoluut » « , proclame-t-il en flamand.

Jozef De Kesel bifurque alors sur son second choix : Adam et Eve, deux panneaux issus du retable de L’Agneau mystique de Van Eyck.  » Ah, ce retable ! Je l’aime tellement que lorsque j’étais encore à Gand, j’allais le voir très souvent. Pourquoi l’avoir choisi ? D’abord parce que je suis gantois « , rit-il, un peu gêné.  » Mais aussi parce que, lors de mon ordination, j’avais choisi l’Agneau mystique comme devise. Même si je reconnais qu’un agneau immolé et qui tient toujours debout, ça n’a aucun sens. Mais le retable est réellement extraordinaire. Ces couleurs, ces vêtements, le vert de la nature, quelle splendeur ! Mais ici encore, c’est ce qu’il y a derrière qui est important. C’est l’apocalypse : le Christ est debout et ressuscité, il surplombe une ville sans tour et sans église. Car il n’y a plus besoin d’église ni de religion puisque Dieu est là, parmi les hommes, parmi les siens. Ce qu’il y a de plus fantastique encore, c’est que pour encadrer cet agneau, Van Eyck choisira Adam et Eve, complètement nus et en grand format ! Ce n’était pas très habituel de représenter la nudité au XVe siècle, il y a même des périodes où on a recouvert ces corps car on les trouvait indécents.  » Ça l’agace, ce genre de pratiques, même s’il reconnaît que, parfois, et ce fut sans doute le cas à l’époque, l’art moderne peut ne pas toujours être bien compris.  » Ce n’est tout de même pas une raison pour censurer l’artiste, tonne-t-il. Mais ici, c’est l’aboutissement de la création, l’homme est restauré dans sa dignité et se présente dans toute sa grandeur. L’homme ne se cache pas derrière de beaux vêtements, non. Cette créature extraordinaire se présente telle qu’elle est : belle et vulnérable, nue et sans défense. L’homme est sauvé : il n’y a plus de guerre, plus de souffrances, plus de tristesses, c’est la lumière, la joie et l’amour.  »

Le christianisme, cet humanisme

Troisième oeuvre choisie : un Dürer.  » Ça, c’est incroyable ! Uniek (avec beaucoup d’enthousiasme), car ce n’est pas le Christ qu’il a peint, c’est lui ! C’est son autoportrait ! Il me fascine car Dürer ose se représenter en Christ. Avec respect mais il ose quand même.  » On sent Monseigneur très admiratif.  » Dürer se présente en Christ et, pourtant, on n’a pas l’impression qu’il est orgueilleux et qu’il se prend pour lui. C’était un chrétien mais favorable à la Réforme : il admirait d’ailleurs beaucoup Luther. Pour en revenir à cet autoportrait, je pense que Dürer voulait exprimer que, par le baptême, tous les hommes sont Christ. Car Christ n’est pas le nom de famille de Jésus… Non, Christ signifie « celui qui est oint ». Ce tableau est vraiment d’une originalité sans égale, d’autant que le « portrait » n’en était qu’à ses débuts. On quittait seulement le Moyen Age et ses représentations religieuses pour représenter l’homme sans Dieu. Et Dürer, lui, se représente en Christ, c’est formidable.  »

L’admiration de Jozef De Kesel est palpable. Plus que de Dieu, c’est de l’homme qu’ il parle constamment, le replaçant au centre de tout. Il l’admet :  » Le christianisme, c’est avant tout un humanisme. C’est ma conviction la plus profonde. La foi témoigne d’une si grande humanité qu’on ne peut pas la dissocier de l’amour. Quelqu’un qui ne connaît pas l’amour ne connaît pas Dieu. Car il n’est pas un saint Nicolas, qui vous récompense si vous faites le bien et vous envoie Nicodème pour vous punir. Non, l’amour de Dieu est inconditionnel : il est gratuit.  » Les yeux brillants, la voix serrée, Monseigneur rabat sa main sur sa gorge, il est ému.  » Finalement, c’est ça qui rend la vie digne d’être vécue : cet amour inconditionnel. Le pape François – et j’aime ça – nous parle beaucoup de l’indifférence du monde moderne au sort de l’autre. A la fois, nous voulons garder ce que nous avons et notre conscience nous taraude. C’est un peu la grande question aujourd’hui : qu’est-ce que nous voulons ? Si l’Europe, c’est simplement pour nous défendre et fermer nos frontières, s’il n’y a pas de solidarité, alors à quoi sert-elle ?  »

Il est l’heure. Nous lui laissons les reproductions des oeuvres qu’il avait choisies. Monseigneur est heureux.

Dans notre édition du 29 avril : Olivier Dassault

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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