Amazon à la botte des robots

Ettore Rizza
Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

Pourquoi les prix changent-ils si souvent sur le géant mondial de l’e-commerce ? Parce qu’ils sont souvent fixés par des robots qui s’alignent sur ceux d’autres robots, lesquels essayent de rouler encore d’autres robots. Pas sûr que le consommateur en sorte toujours gagnant.

Les utilisateurs du site de vente en ligne Amazon en font souvent l’expérience. Les autres peuvent la reproduire facilement. Il suffit d’aller sur www.amazon.fr ou .com, de sélectionner quelques biens au hasard – un livre, un DVD, un gadget… – et de le mettre dans le  » panier  » virtuel, comme si l’on envisageait de les acheter plus tard. En revenant le lendemain jeter un £il sur le panier, beaucoup de chance que certains prix aient changé. Oh, sans doute de peu. Tel roman sera passé de 21,97 euros à 21,65 euros, tel smartphone dernier cri de 594,99 euros à 597,12 euros. Le phénomène est surtout sensible pour les biens vendus par Amazon lui-même ou par des boutiques en ligne américaines. On devine aisément que des variations de prix si minuscules ont quelque chose d’automatisé. En réalité, elles reflètent en surface la guerre souterraine que mène le géant de l’e-commerce contre ses deux millions de vendeurs affiliés, eux-mêmes à couteaux tirés l’un contre l’autre.

Des couteaux qui ont parfois l’efficacité de missiles autoguidés. Ce sont les algorithmes de  » robo-pricing  » (fixation des prix informatisée), une technique importée des marchés financiers. Plusieurs fois par jour ou par heure, ces processus comparent chaque marchandise avec celle des concurrents et modifient les prix au besoin. Un vendeur peut ainsi, par exemple, s’assurer de rester toujours un dollar moins cher que tout le monde.

Combines

Amazon possède ses propres algorithmes, mais les gros marchands qui utilisent son marketplace peuvent s’offrir les services de sociétés spécialisées. Selon une récente enquête du quotidien américain The Financial Times, les prix sur la plateforme peuvent ainsi être revus toutes les quinze minutes. Tout bénéfice pour le consommateur ? Sans doute. A condition de maintenir des garde-fous. Car quand des robots s’alignent bovinement sur d’autres robots, un grain de sable dans les rouages peut provoquer des cataclysmes.

Sans parler des tentatives de fraude. D’après le Financial Times, certains vendeurs créent ainsi de faux comptes affichant des prix extrêmement bas. But de la man£uvre : obliger la concurrence à baisser les siens au plancher, afin de racheter sa marchandise. En cas de commande d’un client, il leur suffit de prétexter la rupture de stock. La combine a beau violer le règlement du site, encore faut-il pouvoir la prouver.

Il en existe sans doute d’autres, plus subtiles et plus furtives encore. Sauf lorsqu’elles dérapent. L’exemple le plus fameux remonte à avril 2 011. Alors qu’il cherchait un livre sur la génétique des mouches, un étudiant en biologie de l’université de Berkeley a découvert une curiosité. Le livre en question – The Making of a fly, publié en 1 992 – se trouvait sur Amazon en 17 exemplaires. Quinze d’occasion vendus à partir de 35,54 dollars (28,9 euros). Et deux neufs proposés respectivement à 1 730 045,91 dollars et 2 198 177, 95 dollars. Plus 3,99 dollars de frais de port. Alerté par son étudiant, le biologiste et blogueur Michael Eisen a d’abord cru à une blague. Mais les deux vendeurs en question bénéficiaient de bonnes évaluations et n’avaient donc pas l’air de plaisantins.

Intrigué, Michael Eisen est retourné le lendemain sur la page. Surprise ! Les prix avaient… augmenté. Tous deux dépassaient maintenant les deux millions de dollars. Le surlendemain, la barre des trois millions était franchie. Et ainsi de suite. Le sommet a été atteint le 18 avril, quand le plus cher des deux vendeurs estimait son livre à 23 698 655, 93 dollars (+ 3,99 dollars de frais de port). Un déclic a dû alors se produire quelque part. Le 19, les deux prix ont brutalement dégringolé à moins de 135 dollars.

En comparant les prix du vendeur le moins cher avec ceux de l’autre, Eisen a constaté que le premier proposait toujours le livre à 0,9983 fois le tarif de son rival. Pendant ce temps, le second augmentait automatiquement ses prix afin de se maintenir 1,270589 fois plus cher. La rencontre entre ces deux algorithmes avait enclenché une folle spirale, tout comme celle entre vents chaud et froid produit les tornades.

On comprend la logique du premier vendeur – rester le moins cher du marché. Mais comment expliquer celle de son adversaire ? Eisen avance sur son blog l’explication la plus rationnelle : le second, tout simplement, ne possédait pas le livre. Ce qui ne l’empêchait pas de le proposer à la vente. Si quelqu’un avait cliqué sur acheter, il aurait aussitôt commandé l’exemplaire de son concurrent et la différence de prix aurait constitué son bénéfice. Voilà pourquoi il était impératif pour lui de rester  » un peu  » plus cher, en misant sur sa meilleure réputation pour séduire tout de même les clients.

A l’époque, Amazon avait refusé tout commentaire. Le patron de la société Feedvisor, spécialiste en  » repricing  » algorithmique, s’était quant à lui étonné sur CNN que ces deux vendeurs n’aient pas établi de prix plafond et plancher.

Péché de jeunesse d’une technologie balbutiante ? A l’heure d’écrire ces lignes, le prix d’un Making of the fly d’occasion varie de 31,94 à 9 899 dollars.  » Human generated price  » (prix établi par un humain) croit bon de préciser le dernier vendeur.

ETTORE RIZZA

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire