Daft Punk, le plaisir du masque. © Kevork Djansezian/getty images

Alter ego

De l’art de vivre masqué, selon l’énigmatique Yann Perreau, excellemment désigné pour raconter la contre-culture de l’anonymat. Incognito, ou un vrai-faux roman.

Il ne fait plus toujours bon être célèbre, si cela d’ailleurs l’a jamais été. En ce règne des satellites, des caméras de surveillance, des écoutes téléphoniques et des paparazzis, l’agrément de la notoriété a perdu un peu de sa saveur. Vivement donc l’anonymat, tandis que la société, fliquée jusqu’à la parano, s’efforce de s’armer pour une transparence absolue.

L’anonymat, c’est entendu, est péjorativement connoté. Il est, comme dirait Jacques Julliard,  » la lie du monde « . La plus sûre garantie des pires délations. Ce que récuse précisément Yann Perreau dans le présent ouvrage Incognito, qui rétablit à bon droit l’équilibre :  » Poison et antidote à la fois. Dangereux quand il permet à des sympathisants de Daech de communiquer entre eux. Précieux quand il donne aux opposants de ces mêmes terroristes, en Syrie, des moyens d’agir incognito.  »

Rigoureux catalogue d’avatars, d’alias, de pseudonymes, d’anagrammes, jusqu’aux plus délicieux canulars et supercheries de la vie littéraire notamment, nous font irrémédiablement penser au philosophe Jean-Baptiste Botul, kantien de pure fiction et dépositaire de la théorie botuliste, qui aura trompé plus d’un scrupuleux observateur de notre époque.

Si des intellectuels comme Michel Foucault ou Roland Barthes, en leur temps, s’étaient déjà vivement préoccupés du phénomène anonyme, postulant comme Rimbaud que  » Je est un autre « , le majestueux écrivain Romain Gary en demeure certes l’un des plus prestigieux illustrateurs, s’insinuant dans la peau d’Emile Ajar (La vie devant soi, prix Goncourt 1975), comme précédemment celle de Fosco Sinibaldi ou Shatan Bogat.  » Il a aussi la nostalgie des débuts, du premier livre, du recommencement « , commente Yann Perreau, évoquant la figure de cet écrivain serpentin qui eut tôt fait de se lasser – à mort – de sa claustrophobie identitaire et existentielle.

Le masque de Jean Moulin

Il nous faut peut-être retourner à l’épigraphe d’Oscar Wilde, pour saisir toute la portée de l’ouvrage :  » C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité.  » Stupéfiant de réalisme, l’aphorisme, toutefois, ne valut guère pour le résistant Jean Moulin, qui justement n’ôta jamais son masque –  » Rex  » et  » Max  » – et, ne dévoilant pas davantage la vérité, mourut sous la torture.

D’innombrables milieux artistiques, entre les anars et les situationnistes, de Marcel Duchamp à Jean Dubuffet, de François Rabelais à René Descartes, de Dionysos – à l’origine du théâtre, selon Aristote – à Nietzsche, des Daft Punk aux Anonymous, sans oublier les héros contemporains que sont devenus Julian Assange ou Edward Snowden, ou même la soldate américaine Chelsea (ex-Bradley) Manning, se sont régalés de ces vies secrètes dans lesquelles Yann Perreau nous fait ici même pénétrer de plain-pied.

L’auteur nous introduit au coeur d’une grouillante et fourmillante contre-culture, abondamment nourrie de nos jours par toutes les ruses et potentialités de la Toile, démultipliant par là toutes les latitudes de clandestinité. Quand un sain mensonge vaut parfois mieux qu’une sale vérité.

Incognito. Anonymat, histoires d’une contre-culture, par Yann Perreau, Grasset, 300 p.

PAR ÉRIC DE BELLEFROID

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