A Altamont, Mick Jagger assiste, pâle et médusé, aux exactions des Hells Angels californiens, chargés de la sécurité de l'événement. Avec un meurtre pour conséquence. © isopix

Altamont sans merveilles

Signé par le critique Joel Selvin, un livre raconte le fiasco monumental du concert d’Altamont en 1969 : Stones bafoués et Hells Angels déchaînés pour un final cataclysmique de la génération peace & love.

Le titre du bouquin de Joel Selvin, un rien pataud, est néanmoins clair : Altamont 69. Les Rolling Stones, les Hells Angels et la fin d’un rêve. Rien ne va bien se passer sur le circuit de voitures californien décati où les Rolling Stones improvisent – le terme est aimable – un concert gratuit le 6 décembre 1969. Depuis près d’un demi-siècle, l’hagiographie rock décortique l’affaire comme le  » concert où un jeune Noir se fait poignarder devant la scène par des Hells Angels alors que jouent les Stones « . La scène filmée, incluse dans l’un des plus (in)fameux documentaires musicaux jamais réalisés, Gimme Shelter des frères Maysles, contribuera largement à la perpétuation de l’événement. Dans Gimme Shelter, on voit aussi Mick Jagger filmé à son tour, ainsi décrit par Joel Selvin :  » Il regarde, pâle et vidé, le meurtre se dérouler au ralenti sur l’écran du moniteur […] tandis que David Maysles montre image par image le pistolet de Hunter qui se découpe sur le pull en laine de Patti (copine du meutrier). Le visage de Jagger se tord sous le choc et l’horreur.  » Au-delà de la musique, Gimme Shelter sera un beau succès cinématographique.

Pour comprendre le patibulaire scénario, il faut commencer par l’état des Stones dans cette dernière année des sixties. Joel Selvin :  » Au début de l’année 1969, les Rolling Stones étaient fauchés. Keith Richards voulait acheter une maison sur l’historique Cheyne Walk à Chelsea, juste à côté de chez Mick Jagger, mais il avait des problèmes pour trouver les 5 000 livres d’arrhes. Jagger lui-même avait passé dix-huit mois à rassembler l’argent nécessaire pour acheter sa propre maison. Le bassiste, Bill Wyman, signait des chèques en bois.  » En gros, le problème des Stones se nomme Allen Klein : ce comptable new-yorkais, qui gère leurs affaires depuis 1966, leur a promis des montagnes de fric. Un type  » impitoyable, caractériel, armé et sans grand scrupule « , au talent certain pour renégocier les contrats des artistes auprès des compagnies discographiques et augmenter le taux de royalties. Costard à revers, face de pierre, coiffure huilée vers l’arrière, Klein a le mauvais genre parfaitement assumé. Selon les calculs de Jagger – ancien étudiant à la London School of Economics -, les Stones ont gagné pas moins de 17 millions de dollars (115 millions actuels) entre 1966 et 1969 mais Klein, qui, par ailleurs, précipitera aussi la fin des Beatles, ponctionne sans vergogne la caisse-enregistreuse du groupe anglais. Une montagne de cash s’évapore donc entre Londres et New York. Et ne sera jamais récupérée, puisque les Stones, liés par un contrat carcéral, perdront aussi les droits comme la gestion d’une partie de leur vibrant catalogue sixties au profit de Klein. Escroc au grand pied.

Illusion opiacée

Mais la mouise stonienne dépasse les histoires de fric. Dans une confluence de drogues et d’alcool, le fondateur du groupe, Brian Jones, a fini par se noyer, littéralement, le 3 juillet 1969 dans sa piscine campagnarde du Sussex. Moins d’un mois auparavant, Jagger, Richards et Charlie Watts lui avaient signifié son éviction du groupe qu’il avait fondé au printemps 1962 dans la perspective d’un blues américain revisité par la jeune sève anglaise. Si les Stones se privent d’un Jones englué dans sa déchéance – il participe à peine au dernier album, Let It Bleed – c’est aussi parce qu’ils savent que son casier  » drogues « , très chargé, l’excluera du visa américain : et c’est là que se fait l’argent, le vrai, le gros. Celui dont ont besoin Jagger & Co, ne fût-ce que pour égaler leur réputation de dandys nantis. Mais remplacé par Mick Taylor, brillant guitariste issu de la scène blues londonienne, Jones n’est pas la seule plaie du band : Keith Richards, expérimentateur forcené de toutes les drogues généralement disponibles sur le vaste marché rock, s’est mis à l’héroïne. Et c’est maintenant sa contribution artistique aux Stones – Richards est cosignataire de toutes les chansons avec Jagger – qui s’enfonce dans le coton opiacé, les incessants retards en studio voire les absences totales pour cause de dope. Voyant le navire Stones s’enfoncer sérieusement dans un merdier autant légal que créatif, Jagger veut absolument tourner aux Etats-Unis, où le groupe est absent depuis 1966. En trois années, l’industrie du rock y a totalement largué ses dernières prétentions d’innocence, et solidifié un circuit de salles de plus en plus vastes, de plus en plus rentables.

Entre-temps, le rêve hippie s’est propagé. L’incarnant, la scène de San Francisco est menée par le Jefferson Airplane, groupe qui taille dans le psychédélisme un patron pop à succès. Plus underground, The Grateful Dead, collectif imprégné de musiques roots américaines tentées par le cosmos, est mené par le guitariste Jerry Garcia. Anticonformiste, talentueux et débraillé en barbe-poncho, il est, comme les autres Dead ou leur copine Janis Joplin, pote avec les Hells Angels du coin, les chapitres de San Francisco et de la toute proche Oakland. Et quand il est question de fournir une sécurité aux Stones pour le raout géant gratuit prévu en fin de tournée nord-américaine – où le ticket est deux fois plus cher que la norme -, Garcia suggère naturellement les Angels.

Hors de contrôle

Les Stones viennent précisément de jouer au Hyde Park londonien dans un semblable dispositif de vaste concert gratuit – aussi un adieu à Brian Jones et une présentation du jeunot Mick Taylor -, gardés par les Hells anglais. Dans son livre, Joel Selvin précise les choses :  » Les Hells Angels qui ont protégé la scène au concert des Rolling Stones à Hyde Park étaient des plaisantins. Ils conduisaient des mobylettes (sic). Ils portaient des blousons de cuir propres, astiqués. Cutler (l’homme chargé d’organiser le concert des Stones) ne connaît pas la version originale californienne. Il ne sait pas encore qu’il y a entre eux et les bikers anglais un fossé culturel aussi large que l’Atlantique.  » Non seulement les Angels de Frisco ont mis la main sur l’essentiel du trafic de LSD local, mais ils entretiennent avec la contre- culture une relation violemment ambiguë. Ils partagent le goût de la défonce, de la bière et du vin cheap avec les hippies, plus que l’idéologie.  » Patriotes « , les Angels cassent volontiers la gueule aux anti-Vietnam. Et puis, finalement, ce ne sont pas les potes du Dead qui se chargeront de l’encadrement. Pour une simple raison géographique : initialement prévu dans le Golden Park de San Francisco, puis déplacé au tout proche Sears, le concert se tient en dernière minute sur le circuit d’Altamont, à 80 km à l’ouest de Frisco. Un  » territoire  » d’une autre bande d’Angels, nullement intime du Dead (même si leur bon pote Sonny Barger y sera aussi, profitant du deal global accordé aux bikers, soit 500 dollars pour leur boulot  » en charge d’aider les gens  » livrés en bière). Jagger, qui s’occupe principalement du concert – les autres Stones suivent le mouvement – n’a eu de cesse de contrôler l’affaire sans jamais engager le nom du groupe, cultivant l’idée brumeuse initiale que les Stones débarqueront  » en dernière minute  » d’un événement officiellement organisé par le Grateful Dead.

Autour du principal délégué des Stones – Sam Cutler – et du faiseur de lumière de la tournée 1969, Chip Monks, on trouve donc le neveu d’Allen Klein, traître àtonton et Jo Bergman, employée de confiance du groupe. Ce collectif est rapidement vampirisé par un certain Jon Jaymes, mytho baladeur qui s’impose par une double connection : avec la came et avec les… flics. Il n’aura de cesse de promettre l’impossible et de monter en grade, profitant de la désorganisation généralisée pour se gonfler d’importance. Joel Selvin décrypte tout ce casting fleuri et mène un livre-documentaire à plusieurs voies, notamment sur le couple involontaire mais hautement symbolique d’Altamont : la victime poignardée, Meredith Hunter, et son meurtrier, le Hells Alan Passaro. Les deux sont des voyous californiens, Passaro au rayon délinquant précoce et violent passé chez les bikers, Hunter, selon Selvin,  » jeune apprenti gangster noir, grand, beau, charmant et élégant […] un vrai homme à femmes, un beau baratineur, qui s’habille de façon tape-à-l’oeil, les ongles manucurés « .Pour des raisons qui ne seront jamais vraiment éclaircies, Hunter sortira effectivement son flingue pendant le set des Stones et sera poignardé par Passaro, puis fini par la communauté des Angels. Le bouquin retrace aussi avec un réalisme qui fait peur cette maudite journée-nuit des 6 et 7 décembre 1969 où la violence n’est pas le seul fait des Angels hors de contrôle – ils frappent par plaisir éméché – mais aussi celui d’un public de 300 000 âmes, déchiré par les mauvais trips d’acide. Au fil des pages, on est plongé dans les vestibules de l’enfer, plus gore que Satisfaction. Les ondes négatives sont telles que le Dead décide finalement de ne pas jouer, laissant aux Stones gérer l’impossible : ce soir-là, les témoins parleront pourtant d’une puissance musicale  » exceptionnelle « . Possible effet thérapeutique du plus mauvais karma. Reste maintenant à Martin Scorsese, cameraman de Woodstock et réalisateur convenu d’un concert new-yorkais des Stones en 2008, à en faire une fiction. Parce que, visiblement, le real stuff – celui de la grande narration américaine et de Sam Shepard – est de ce côté-là.

Par Philippe Cornet

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