ALBERT SPAGGIARI – MARC-ÉDOUARD NABE

Une joyeuse amitié liait le cerveau du casse de Nice et l’enfant terrible des lettres parisiennes. Seul problème : Spaggiari était recherché par toutes les polices de France…

Allô, Alain ? C’est Romainà  » Difficile de commencer coup de téléphone plus banalement. Pourtant, ces prénoms sont les noms de code de deux personnages hautement sulfureux. L’un est un bandit en cavale ; l’autre, un paria des lettres. Mieux vaut être prudent. On ne sait jamaisà

Romain, c’est Albert Spaggiari, le fantasque  » cerveau  » du célèbre casse de Nice, qui, à la tête d’une bande de gangsters, avait dévalisé la salle des coffres de la Société générale, le 17 juillet 1976, en s’introduisant par les égouts.  » Sans haine, sans violence et sans arme « , a-t-il griffonné sur un mur de la banque, avant de s’évaporer avec un butin de 50 millions de francs français. Immense émotion nationale, redoublée, quelques mois plus tard, lorsque l’intrépide Spaggiari, qui avait fini par se faire pincer, parvient à s’évader en sautant par la fenêtre – 8 mètres, tout de mêmeà – du bureau de son juge d’instruction. Depuis, ce Zorro hilare, un havane toujours vissé à la bouche, défie toutes les polices de France.

Quant à  » Alain « , il n’est autre que Marc-Edouard Nabe, un jeune écrivain de 26 ans, qui s’est, lui, rendu célèbre par un casse littéraire, en direct à la télévision. C’était un vendredi soir de février 1985, sur le plateau d’Apostrophes. Look de Rebatet junior – n£ud papillon à pois, costume, lunettes rondes – il affirme sans détour que les livres des autres invités lui sont tombés des mains. Puis, avec fièvre, défend son pamphlet, Au régal des vermines (réédité en 2006 au Dilettante), quitte à se lancer dans des provocations sur les juifs ou Louis-Ferdinand Céline.  » J’ai la haine totale de l’humanité « , lance-t-il. Enorme scandale dans la France de Mitterrand. Et pugilat sur le plateau, après le générique, lorsque le journaliste Georges-Marc Benamou décoche un coup de poing rageur à Nabe.

Ce soir-là, Albert Spaggiari, est devant sa télévision, dans l’une de ses planques parisiennes. Fan de Nimier et de Céline, il apprécie, en connaisseur, le jeune trublion. C’est cette mémorable prestation apostrophienne qui va précipiter la rencontre entre les deux hommes.

Confortablement installé dans une brasserie à deux pas des Champs-Elysées, Nabe, 50 ans aujourd’hui (mais le même visage qu’en 1985), n’oubliera jamais leur premier contact :  » Plus d’un an après Apostrophes, je reçois un coup de fil d’un homme qui refuse de se présenter. « Il y a des noms qui ne passent pas au téléphone, me dit-il. Devinez ! Vous m’avez cité dans votre Régal des vermines, à côté du mot ‘Forever’. Pour l’instant, disons que je suis Monsieur Forever. » Et d’un seul coup, j’ai reconnu son accent niçois : Spaggiari ! Je n’en revenais pas. Ce fractureur au sourire méphistophélique a toujours été l’une de mes idoles.  » Hasard de la vie, Nabe était à Nice le jour du  » casse du siècle  » : guitariste à ses heures, il participait au festival de jazz de la ville, avec son père, le célèbre Marcel Zanini (clarinettiste époustouflant et auteur du célébrissime Tu veux ou tu veux pas ?).

Mélange de gangster et de fanfaron

L’égoutier en cavale veut absolument rencontrer le régaleur de vermines. Rendez-vous est pris pour le lendemain, au Canon d’Italie, un café de la place d’Italie, à Paris.  » Vous me reconnaîtrez facilement : j’ai les cheveux décolorés « , lance  » Spa « , qui a multiplié les opérations de chirurgie esthétique au Brésil pour échapper à la police.  » Je n’avais qu’une peur, c’est qu’il soit arrêté en ma présence. Je ne me le serais jamais pardonné « , confie Nabe.

Le 30 juin 1986, Marc-Edouard et son épouse, Hélène, attendent à la terrasse du café.  » Fonce vers nous un homme très mince, d’une cinquantaine d’années, grand, en chemisette et pantalon un peu démodés, marchant penché sur le côté, le Régal à la main. Large sourire et poignée chaleureuse « , consigne Nabe dans son Journal intime (Le Rocher).  » On le reconnaissait parfaitement ! en rit encore l’écrivain aujourd’hui. Son visage était très mal refait, il était bizarre, plissé, bricolé. Et puis il était le seul à être vêtu exactement comme en 1977, l’époque de son évasion. Je lui disais toujours : « Mais habille-toi autrement ! » « 

Entre le gangster niçois et l’écrivain marseillais, la complicité est immédiate. On se tutoie d’emblée. On évoque Nimier, Apostrophes, le film sur le casse de Nice avec Francis Huster, la planque près de Venise où le  » Cerveau  » se cache parfois.  » C’était un mélange de gangster à la Scorsese et de fanfaron à la Dino Risi, se souvient Nabe. Mais on sentait parfois affleurer l’ancien d’Indochine et il pouvait vite devenir inquiétant.  » Comme lorsqu’il se propose d’aller  » dire un petit bonjour  » à ce Benamou qui a osé s’en prendre à son  » petit génie « à

Quand ils se séparent, Spaggiari lui confie son identité d’emprunt : Romain Clément. Au téléphone, il est décidé qu’il appellera Nabe  » Alain  » – son véritable prénom, que personne n’utilise. L’écrivain, lui, refuse de prendre le numéro de téléphone de l’Arsène Lupin niçois. Par prudence. De même qu’il ne parlera à personne de son nouvel ami. Il a été bien inspiré. Nabe ne le sait évidemment pas à l’époque, mais, si extravagant que cela puisse paraître, son téléphone est parfois écouté par la cellule de l’Elysée. Explication : les hommes de François Mitterrand ont placé Jean-Edern Hallier et tout son entourage sur table d’écoute, craignant les révélations de l’incontrôlable agitateur sur Mazarine. Or la prestation de Nabe à Apostrophes -décidément ! – lui a valu l’amitié d’Hallier. Les deux hommes s’appellent souvent. Leurs conversations sont enregistrées et le nom de  » Nabe  » figure dans les fichiers de la cellule élyséenne. Il aurait suffi d’un mot sur Spaggiari età

Voler le mètre-étalon du pavillon de Breteuil

Romain et Alain, Alain et Romain : ces deux-là se sont trouvés.  » Des amis comme ça, ça ne court pas les égouts !  » s’amuse Nabe, épaté par les risques que prend  » Bert « , dont la devise est :  » Tout me fait rire.  » Un jour, croisant par hasard Bernard Pivot dans la rue – le présentateur d’Apostrophes le connaissait pour l’avoir interviewé en cavale – Spaggiari s’approche et lui lance :  » Bravo d’avoir osé inviter Nabe dans votre émission !  » Un autre jour, alors qu’ils vont dîner en taxi, chez Alain Lefebvre, patron de presse qui avait lancé l’hebdomadaire assez  » droitier  » Magazine Hebdo, Spaggiari prend un malin plaisir à demander son chemin à l’un des policiers en faction devant un ministère du VIIe arrondissement.  » Il le regardait bien dans les yeux, avec sa lueur inquiétante. J’étais sûr que le flic allait tiquer. Mais non, rien « , raconte Nabe. Une autre fois encore, il arrive à un rendez-vous affublé d’une improbable chapka.  » Cela lui donnait de faux airs de Tarass Boulba. On ne voyait que lui « , en sourit Nabe. Tout les fait rire.

Les deux hommes se retrouvent de temps en temps chez des amis sûrs, pour de joyeux dîners, avec Emilia, ex-épouse du chanteur des sixties Lucky Blondo, devenue la compagne de Spaggiari. Un soir, cette Italienne prépare une polenta, lorsque le fil du batteur électrique se met à faire de grandes étincelles.  » Avec une agilité confondante, Albert bondit par-dessus la table comme dans un western, arrache le batteur des mains d’Emilia et, gravement, lunettes sur le nez, répare en quelques secondes l’outil défectueux. Quel pro ! Il sait y faire ! Il est impossible à cet instant de ne pas l’imaginer dans ses égouts paradisiaques, affairé à bricoler quelque chalumeau « , note Nabe dans son Journal. Mémorables soirées où  » Bert  » confie son nouveau rêve : voler le mètre-étalon du pavillon de Breteuil à l’aide d’une grue et d’un aimant géantà

 » Il voulait que nous écrivions un livre ensemble. « 

Pourtant, cette belle amitié gangstéro-littéraire repose en partie sur un malentendu politique. Spaggiari, ancien d’Indochine, jadis emprisonné pour son activisme OAS et qui justifiera son casse par la volonté de financer un obscur mouvement fasciste international (la Catena), penche nettement à droite. Et il voit en Nabe la réincarnation de ces écrivains d’extrême droite qu’il adule. Un soir, il l’invite même chez un ancien de l’OAS, qui plaisante sur le  » regretté chancelier Hitler  » et dont l’aquarium s’orne de poissons aux motifs en forme deà croix gammée ! Une autre fois, il lui présente Alain de Benoist, l’un des théoriciens de la Nouvelle Droite.

Mais Nabe n’est pas celui qu’il croit :  » Ces pseudo-fascistes m’ennuyaient plutôt. Spaggiari, lui, était un anarchiste d’extrême droite, nuance-t-il. Il était irrécupérable, comme moi. Avant tout, il avait du panache. Il voulait que nous écrivions un livre ensemble, me disait que, s’il réussissait un nouveau gros coup, il serait mon mécène à vie. Il avait une attitude paternelle avec moi. C’était un être irrésistible et je trouve que le personnage politiquement correct qu’en a fait Rouve au cinéma dans Sans arme, ni haine, ni violence est totalement à côté de la plaque. « 

Pourtant, au fil des mois, les fameux  » Allô, Alain ? C’est Romainà  » s’espacent. A partir de 1988, silence total. Et puis, le 10 juin 1989, Nabe apprend la nouvelle par hasard à la télévision : Albert Spaggiari vient de mourir. D’un cancer. Là, il ne rit plus du tout. Pour la dernière fois,  » Bert  » fait les gros titres de la presse.  » En fait, il était malade depuis des mois et était trop orgueilleux pour se montrer diminué devant ses amis, commente l’écrivain. Il aura été plus fort que Saddam Hussein : il est mort libre ! Toute ma vie, sa voix me restera dans l’oreille : « Allô, Alain ? C’est Romainà » « 

Morceaux choisis, par Marc-Edouard Nabe. Léo Scheer, 494 p.

J. D.

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