Alabama La bataille du ciel

Dans cet Etat du Sud, la ville de Mobile assemblera-t-elle les avions ravitailleurs de l’US Air Force ? Elle se bat au côté d’Airbus pour remporter ce marché géant. A la clef : des emplois et une fierté retrouvée.

De notre envoyé spécial

Ne leur dites pas qu’ils ont perdu la bataille. Au bord de la route 45, à l’entrée de la ville, ils s’alignent comme des GI pour le combat. Nez levé vers le grand ciel du sud, parés de vert militaire, les avions, figés en éternel décollage sur d’immenses panneaux d’affichage, semblent crever le papier sous leur bannière patriotique :  » Mobile : Berceau du KC 45 ! Fierté de l’Alabama ! « 

Ici, à Mobile, un port longtemps écrasé par le dédain du nord, il n’est pas un gamin des écoles ou un barman de Royal Street, parmi les 250 000 habitants de la plus grande et de la plus pauvre métropole de cet Etat républicain, qui ne chante avec l’accent houleux du coin les louanges des  » Kayceee  » : des avions ravitailleurs destinés à la toute-puissante US Air Force pour alimenter en vol les bombardiers des lointaines guerres américaines. Des géants du ciel, qui, s’ils étaient assemblés ici, sur le site tout proche de Brookley, au bord du golfe du Mexique, offriraient 2 000 jobs directs et peut-être 50 000 emplois de sous-traitance. Et plus encore : une revanche pour l’ancienne capitale de Louisiane, évincée de l’histoire par la La Nouvelle-Orléans ; une place sur la carte du monde high-tech, auprès des Mecques de l’aéronautique – le Seattle de Boeing, le Toulouse d’Airbus – pour ce bastion des défuntes industries chimiques et papetières. A condition de sortir vainqueur d’une guerre commerciale et politique sans merci.

En jeu : le contrat du siècle de la défense américaine. Un pactole de 35 à 40 milliards de dollars pour 179 avions. Et l’irruption possible d’Airbus sur les terres militaires de Boeing. Car les appareils promis par Mobile à l’US Air Force sont européens. Des frères en uniforme verdâtre des long-courriers civils d’EADS, des Airbus A 330 fabriqués depuis vingt ans à Blagnac, dans la banlieue de Toulouse. Si le Pentagone, après plus de trois ans d’empoignades, d’ordres et de contrordres, venait à confirmer sa préférence pour ces appareils réputés  » étrangers « , malgré la présence de l’américain Northrop Grumman comme chef de file du projet, l’événement – historique – marquerait plus que la perte d’un marché crucial pour Boeing. Il signerait la fin du monopole national sur les approvisionnements militaires et l’ancrage aux Etats-Unis de l’éternel rival.

 » S’il est construit ici, le KC sera aussi américain que la tarte aux pommes , tempère Samuel Jones en entamant son petit déjeuner au restaurant Spot of Tea, de Dauphin Street. Et il sera construit ici, car, je dois le rappeler, nous avons déjà gagné la commande !  » Samuel Jones, le premier maire noir élu par cette ville du sud profond, n’a pas chômé depuis son entrée en fonction, en 2005, pour attirer les investisseurs. En 2008, la zone industrielle du port a accueilli cinq des plus grands noms de la construction navale. Sur l’île Pinto, dans la baie, les bulldozers vrombissent le long des murailles gigantesques du futur complexe métallurgique bâti pour quelque 4,6 milliards de dollars par le géant allemand ThyssenKrupp. Mais ici comme ailleurs,  » the sky is the limit « .

 » Tout ce que je sais, c’est que nous avons le meilleur avion, soupire Jones. Le reste, franchement, me dépasse.  » L’édile rappelle que le KC 45 peut transporter 28 tonnes de kérosène de plus que son concurrent, dérivé du 767 de Boeing. Et son débit de carburant, double de son rival lors des ravitaillements, est salué comme une performance par les pilotes.

En attribuant le contrat à Northrop Grumman et à EADS, le 29 février 2008, le Pentagone et l’armée de l’air s’offraient autant un nouvel avion qu’une vertu, entachée au début des années 2000 par leur collusion avec Boeing et la condamnation pour corruption d’une fonctionnaire du département de la Défense et de deux dirigeants du constructeur. Mais l’euphorie n’avait pas duré. En juin, après plus de trois mois de bagarre au couteau au Congrès entre les élus du nord-ouest, acquis à Boeing, et ceux du sud, ouverts à toutes les offres de délocalisation, le GAO, la Cour des comptes du Congrès, conseillait de suspendre le contrat, au motif que les critères de l’appel d’offres, trop flous, avaient lésé Boeing.

Tous les efforts de Ralph Crosby, le charismatique patron d’EADS North America, ancien de la Maison-Blanche sous Carter et ex-n° 1 de l’américain Northrop Grumman, ne pouvaient occulter une nouvelle réalité : un dénommé Barack Obama, issu de Chicago, siège de Boeing depuis 2001, faisait route vers la présidence. Le KC suspendait son vol.

En septembre, le gratin de Mobile, réuni à la chambre de commerce, avait entendu Robert Gates, secrétaire à la Défense, reporter, par prudence, l’attribution du contrat au lendemain de l’élection présidentielle. Nous y sommes. Un nouvel appel d’offres devrait être lancé d’ici à la fin d’août. A Mobile, où l’on imagine que la commande pourrait être partagée entre les deux constructeurs, la tension remonte avec les premiers orages d’été. Vestige de la guérilla de 2008, un autocollant réapparaît sur les pare-chocs,  » We would like to offer Boeing a finger « . Une réponse ferme et imagée à un titan industriel perçu ici comme un hobereau nordiste, raillé pour avoir dépêché ses communicants en mai 2008 afin de rallier à sa cause le journal local sur le thème  » ce qui est bon pour Boeing est bon pour l’Amérique. Oubliez vos emplois et vos petits intérêts égoïstes pour soutenir en patriotes la grande industrie américaine « . Entre Mobile et le géant de Chicago, les inimitiés ne datent pas d’aujourd’hui. En 2007, Gary Mears, représentant de Boeing, avait eu le mauvais goût de décrier l’inexpérience des locaux face au complexe circuit d’assemblage des avions Airbus :  » Tous ces tronçons seront réceptionnés par des gens qui ne les ont jamais vus avant. Imaginez-vous, un matin de Noël, entouré de boîtes, en train d’essayer de monter un tricycle pour la première foisà « 

 » En clair, les Alabamiens seraient trop idiots pour monter un tricycle, ironise Bay Haas, ancien patron de l’aéroport local et promoteur influent d’EADS à Mobile. Mais Boeing a installé depuis des années ses usines de missiles à Huntsville, dans le nord de l’Etat. « 

L’avionneur américain avait lui-même proposé, en 2004, d’implanter à Mobile, plutôt qu’à Everett, près de Seattle, les chaînes de production de son nouveau long-courrier, le Boeing 787.  » Ce n’était qu’une man£uvre pour ramener à la raison leurs syndicats, raconte Win Hallett, directeur de la chambre de commerce. Ils n’avaient jamais eu l’intention de s’installer ici.  » Cette duperie a laissé un souvenir amer. Elle a ouvert la voie à Airbus et EADS.

En septembre 2005, les habitants de Mobile, ravagé par l’ouragan Katrina, ont vu d’étranges avions approcher de Brookley : les fameux Beluga, ces baleines volantes conçues pour le transport des tronçons d’Airbus, avaient été expédiés de Toulouse pour acheminer des générateurs et des vivres.  » Vous n’imaginez pas l’effet de ce geste sur l’opinion locale, se souvient Jones. En un jour, Airbus est passé du statut de total inconnu à celui d’ami du Sud. Le tact d’EADS a fait le reste. « 

Si Louis Gallois, patron du groupe, s’arroge une fois par mois la Une du Mobile Register et dépasse en popularité son collègue américain Scott Seymour, boss de Northrop Grumman et pourtant chef de file officiel du projet des tankers, il le doit à la méthode Airbus. EADS a joué la totale transparence pour le choix final de son site d’assemblage, sollicitant les propositions de 50 Etats avant de réduire ses options à quatre emplacements, puis de trancher en faveur de Mobile, en Alabama. Brookley, plus précisément.

Une zone industrielle gigantesque, en lieu et place de l’ancienne base des B 52 du Vietnam, qui employait 17 000 salariés en 1964, lorsque le président Lyndon Johnson, en quête de coupes budgétaires et furieux de la trahison de l’Alabama aux élections, l’avait rayée de la carte. EADS devrait occuper le dixième de ces 800 hectares, en bordure d’une piste déjà utilisée par les gros-porteurs de FedEx. Les eaux de la baie clapotent à quelques dizaines de mètres, et les grues du port, visibles de la rive, promettent l’arrivage direct par la mer des fuselages d’avion.

A la logistique parfaite des lieux s’ajoute le bonus du sud : la main-d’£uvre, déjà appréciée par Mercedes, Honda et Hyundai, qui emploient 11 000 salariés, bosseurs, non syndiqués et en moyenne moins payés que leurs collègues de Detroit, mais surtout plus ouverts aux formations maison. Un apprentissage in situ bientôt pris en charge, pour EADS, par les autorités locales, grâce à un budget training de plus de 32 millions de dollars.

 » Cela vaut un effort. Car nous avons vu Toulouse « , confie Samuel Jones, sourire aux lèvres. Les azalées qui fleurissent Dauphin Street ont été rapportées de la Ville rose au xixe siècle, et les dirigeants de Mobile, ébahis à chaque invitation d’Airbus en France par la ruche de sous-traitants de Blagnac, y voient aussi un modèle prometteur. D’autant que le futur site pourrait aussi accueillir l’assemblage d’A 330 cargos. Même proximité des universités et des écoles techniques ; même qualité de vie, propre à attirer de bonnes graines d’ingénieur. Signe des temps, le site Web d’une association promue par la chambre de commerce, Come Back Home to Mobile, facilite les retours au pays. Au centre d’ingénierie d’Airbus, ourlé de chênes somptueux, à deux pas de Brookley, 15 des 120 ingénieurs affairés sur leurs écrans dans ce superbe bureau paysager sont nés dans la région. Les autres viennent de Montréal, de Californie ouà de Moldavie.

Ces militants de la cause aéronautique sudiste travaillent sur le design des cabines d’Airbus A 330, en liaison directe avec leurs collègues de Hambourg. La délocalisation en marche ? L’attrait de la zone dollar ? David Trent, directeur du site, ne nie pas que le contrat des avions ravitailleurs offrirait une tête de pont industrielle bienvenue au constructeur européen.  » Nos copains allemands grognent que nous leur piquons du boulot, mais je peux vous assurer qu’il y aura du travail pour tout le monde « , plaisante-t-il en ouvrant, au rez-de-chaussée, la porte d’un autre espace immense et encore vide.  » Du jour au lendemain, nous pourrions être plus de 300 ici.  » A Mobile, pour la reconquête du ciel et du sud. l

Philippe Coste

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