Aider les plus pauvres

Il y a vingt ou trente ans, les choses semblaient simples. Le monde était divisé en trois. Il y avait les pays développés d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale. Il y avait le « bloc de l’Est », composé de l’Union soviétique et de ses alliés d’Europe de l’Est. Et, enfin, il y avait le tiers-monde. C’est-à-dire tous les pays américains… sauf les Etats-Unis et le Canada. Tous les pays d’Afrique, à l’exception de l’Afrique du Sud, mise à l’écart pour cause d’apartheid. Et, enfin, tous les pays d’Asie, à l’exception de la Chine et d’Israël, classés hors catégorie pour des raisons d’ailleurs différentes.

Le tiers-monde était pauvre et il fallait l’aider à « nous rattraper », disait-on dans les années 60. Mais, à l’analyse, l’aide au développement a vite été considérée comme un moyen, pour les pays riches, de perpétuer le bon vieux « pacte colonial », après les indépendances des années 50 et 60. Concrètement? 1. Les pays riches donnent ou prêtent de l’argent aux anciennes colonies. 2. Cet argent sert principalement à acheter des biens d’équipement et des produits finis aux pays riches. 3. Les pays riches achètent les matières premières des pays pauvres à des prix qu’ils fixent eux-mêmes, grâce à leur maîtrise des marchés mondiaux des matières premières.

Changement de ton dans les années 70. Considérant que la perpétuation du « pacte colonial » maintient la dépendance Nord-Sud et empêche le développement, les gouvernements radicaux (Algérie, Cuba…) des pays « non alignés » réclament la mise en place d’un « nouvel ordre économique international », en vue de rendre plus équitables les termes de l’échange entre le Nord et le Sud. Longuement discuté dans les enceintes internationales, ce projet ne débouchera cependant sur aucune application concrète, principalement en raison de l’obstruction américaine à toute tentative de régulation des marchés.

Nouvelle rectification de cap dans les années 80. Les théoriciens tiers-mondistes prônent désormais l' »autonomie collective ». Il s’agissait de couper progressivement le « cordon ombilical » Nord-Sud pour privilégier les échanges et l’entraide entre les pays du Sud eux-mêmes, afin de cumuler leurs chances de développement.

Mais les mécanismes économiques classiques sont tenaces. Les théories successives du développement peinent à se traduire dans les faits et à produire des résultats fructueux. Aussi les années 90 se limitent-elles à des objectifs moins ambitieux, plus pragmatiques. On parle désormais des « basic needs », ces besoins fondamentaux (se nourrir, se vêtir, se loger, lire et écrire) dont la satisfaction doit mobiliser les énergies prioritaires des partenaires du développement. C’est l’essor des organisations non gouvernementales (ONG), comme Médecins sans frontières, dont le succès aurait été critiqué, naguère, comme une forme de charité condescendante rappelant les missionnaires.

En même temps, le « tiers-monde » s’est considérablement fracturé depuis ces années 1960 où l’on mettait tous les « pauvres » dans le même sac. Qu’y a-t-il encore de commun, aujourd’hui, entre Haïti et la Malaisie, le Mali et la Corée du Sud, le Congo et Taïwan, le Tchad et le Chili? Entre le marasme persistant des premiers et l’industrialisation accélérée des seconds, rien que cette cruelle différence: les uns se développent, les autres pas.

Faut-il en conclure que le tiers-monde est aujourd’hui globalement moins pauvre et que les écarts se résorbent entre le nord et le sud de la planète? Pas vraiment.

Le voisinage du dénuement absolu et de la richesse insolente est un phénomène permanent de l’histoire humaine. Mais la période contemporaine, pourtant féconde en discours égalitaires, lui donne une ampleur inédite et sans cesse aggravée. Bien sûr, des pays – surtout d’Asie et d’Amérique latine – s’en sortent mieux, et même bien. Mais les statistiques des grandes institutions internationales montrent un accroissement global des inégalités. Que disent-elles, en gros? Qu’en 1960 les 20% de personnes les plus riches de la terre disposaient d’un revenu trente fois supérieur à celui du milliard d’individus les plus pauvres. Mais, au tournant du millénaire, cette proportion est passée de 1 à 60, les pays les plus riches disposant désormais des quatre cinquièmes du revenu planétaire.

Cette détérioration de la condition humaine est particulièrement concentrée au sein du groupe des pays les moins avancés (PMA), auxquels une conférence internationale est consacrée, cette semaine, à Bruxelles. Les PMA, euphémisme transparent pour désigner les pays les plus pauvres de la terre, sont au nombre de 49, dont 33 en Afrique subsaharienne. A la création du groupe, il y a 30 ans, ils n’étaient que 25 et seul un Etat, le Botswana, est parvenu à s’extraire de ce « club des damnés de la terre ». Parmi les derniers arrivés figure le Sénégal, malgré son expérience démocratique. Du Bangladesh surpeuplé aux minuscules confettis de l’océan Pacifique (voir p. 9), les PMA totalisent 630 millions d’habitants. Bien qu’ils représentent 10% de la population mondiale, ils se partagent moins de 1% du revenu planétaire. La majorité d’entre eux doivent vivre avec moins de 1 dollar par jour, soit 100 fois moins que la moyenne des pays développés. Leur dette extérieure dépasse aujourd’hui 150 milliards de dollars, alors que l’aide qu’ils reçoivent ne représente que 0,05 du produit intérieur brut des pays développés. Les difficultés que rencontrent certains de ces pays, surtout en Afrique, sont incontestablement liées aux conflits armés, à la corruption et à l’impéritie de leurs dirigeants. C’est sans doute là qu’il faut porter le fer en premier lieu. Au-delà, l’Occident échappera difficilement à une remise au moins partielle de leurs dettes et à un accroissement de son aide au développement, qui a diminué de moitié au cours de la dernière décennie. Il y a tout intérêt. Car on ne le répétera jamais assez: l’amélioration des conditions de vie dans les pays les plus pauvres est le frein le plus efficace aux volontés migratoires de leurs habitants.

JACQUES GEVERS

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