Manu Katché se considère davantage comme coloriste et percussionniste que comme batteur. © JOEL SAGET/belgaimage

Afro, soul et gentil

Produit par le jeune Bruxellois Elvin Galland, le nouvel album du batteur compositeur français Manu Katché, The Scope, dégage un afro-funk juteux. Pour danser, mais pas seulement…

Mars 1992 : première rencontre avec Manu Katché. Vingt-sept ans plus tard, on montre au désormais sexagénaire les quelques diapositives prises de lui ce printemps-là. Pour paraphraser Dalida et Julio Iglesias,  » il n’a pas changé « . Le visage du batteur français, mondialement reconnu pour ses collaborations avec Peter Gabriel et Sting, semble même avoir déjoué les pièges communs du temps.  » Ce qui a changé, en revanche, c’est la tolérance et l’intolérance. Au début des années 1990, le monde s’ouvrait entre peuples et cultures, contrairement à la résurgence actuelle des nationalismes où chacun prêche pour sa paroisse. Les restrictions s’additionnent, les libertés s’amenuisent, ce qui laisse l’être humain dans une sorte de désarroi total. Et puis, en 1992, j’étais en plein dans ma carrière internationale, dans un vrai mélange de genres.  »

Aujourd’hui, on n’attend plus un album qu’on écoute de A à Z : on fonctionne au titre.

Tout en disant  » ne pas être politiquement engagé, bien qu’ayant un avis politique « , Manu Katché incarne naturellement une forme de métissage en étant fils d’un Ivoirien et d’une Parisienne, même s’il ne rencontrera le premier qu’une seule fois dans sa vie. Vivant avec maman et beau-papa à Saint-Maur-des-Fossés, en banlieue sud-est de Paris, le gamin pratique le mix au naturel via les copains chinois, africains ou arabes. Chez lui, pas d’électrophone, mais la musique distillée par la radio et la télévision. Ensuite, il y a la nourriture des concerts auxquels son beau-père, aficionado de jazz, l’emmène. Aujourd’hui encore, la sensation d’avoir vu, tout jeune, Duke Ellington, Count Basie, Oscar Peterson ou le fantastique vibraphoniste Milt Jackson laisse des traces dans un groove devenu célèbre.

C’est par la batterie que le jeune Manu – éduqué au piano et à la danse – impose vite un talent conséquent. Une technique sans appel pour un constant dialogue entre fermeté et moelleux, qui séduit mondialement après sa participation, en 1986, au So de Peter Gabriel : Sting, Joni Mitchell, Stephan Eicher, Simple Minds, Tori Amos, Tracy Chapman, entre autres, et la Première division française se disputent son jeu. Peut-être aussi parce que celui-ci s’accompagne d’un labeur inlassable pour celui qui a récemment présidé à la confection de The Scope (1), dixième album sous son propre nom paru en février dernier.  » Quand je compose, comme sur ce disque, je m’astreins à une discipline qui consiste à travailler de 10 à 20 heures. Cela fonctionne d’ailleurs comme un sport, produisant de la testostérone au fur et à mesure que je me colle au piano. Sur ce projet en particulier, je voulais mélanger toutes les influences qui ont joué sur moi depuis les débuts.  »

Transmission et héritage

Sur le chemin de The Scope, Katché rencontre Elvin Galland, Bruxellois de 26 ans au profil multiple. Fils d’un autre surdoué de la batterie (Stéphane Galland d’AKA Moon), le jeune homme, métis lui aussi, a déjà bourlingué. Il a composé le duo électro-pop Eleven avec sa soeur jumelle Kayla et joué au sein d’Oyster Node, formation jazzy-trip hop. Manu Katché raconte :  » Elvin s’était proposé de remixer quelques titres un peu jazzy d’ Unstatic, mon album de 2016. Et puis, on n’est pas allés au bout de cette idée-là parce que j’avais déjà le disque suivant en tête. Je cherchais quelqu’un de cette génération et j’ai donc suggéré à Elvin de produire artistiquement The Scope.  » Les premières tentatives, improductives, amènent cinq titres déjà mixés  » à la poubelle  » mais le tempo finit par s’accorder entre Manu et Elvin. Au long d’une année, l’union entre les musiciens de deux générations finit par se concrétiser dans un disque ludique, funky et groovy.

La gestion des computers de Galland se fond dans la métronomie complexe de Katché qui, dès le départ, exprime son envie d’avoir des parties vocales.  » Il y a bien sûr des batteurs que j’ai aimés, les Elvin Jones et compagnie, mais ce qui m’a véritablement inspiré à faire de la musique, ce sont les chanteurs, les Marvin Gaye, Donny Hathaway, Stevie Wonder et toutes les chanteuses soul qui suivent. C’est vraiment ancré en moi.  » Un soir texan, alors que le batteur collabore avec la reine Joni Mitchell, Manu rencontre Jonatha Brooke, chanteuse du Massachusetts.  » Quand je l’ai entendue chanter sur mon titre Let Love Rule, j’ai eu des frissons. C’est tout ce que j’aime. Comme un souvenir d’enfance qui dépasse tout ce qui viendra ensuite.  » D’autres chants sont repris dans les musiques chaudes de Manu. Faada Freddy, rappeur quadra sénégalais aux intonations raggamuffin, intervient dans le très efficace Vice. Tendance slam cette fois, Jazzy Bazz, 30 ans, écrit et interprète le texte de Paris me manque. Des mots qui traduisent l’idée d’une Ville Lumière autrefois adorée par Manu :  » J’avais laissé carte blanche à Jazzy. Et il se trouve qu’il a parlé de ce que je ressentais par rapport à la ville, en faisant même référence à Paris ma rose, de Reggiani. C’est tout ce dont je parle au final : la transmission et l’héritage. Un régal…  »

The Scope est un disque d’une modernité qui trouve son point de jonction entre le jeu Katché et l’électronique riche de Galland.  » J’aime jouer avec les machines : je me considère davantage comme coloriste et percussionniste que comme batteur. Donc avoir un loop, un sample comme base et pouvoir m’amuser par au-dessus, cela agrandit considérablement la palette.  » Le tout dans un esprit toujours international, même s’il continue à refuser des propositions et se retrouve, père de quatre enfants, à régulièrement décompresser dans sa maison du côté de Montpellier. Un lieu océanique de ressourcement. D’écriture aussi, puisque le batteur-compositeur, déjà auteur de Roadbook (éd. Le cherche midi) annonce qu’il sortira son deuxième livre biographique chez Grasset en novembre prochain. Avec une lucidité obligatoire.  » La musique est un moyen d’aller vers les autres sans forcément parler la même langue. Un regard, un sourire, des claps de mains. La musique elle-même est dans un mode de consommation extrême. Aujourd’hui, on n’attend plus un album qu’on écoute de A à Z : on fonctionne au titre, ce qui veut dire que l’on a réduit une vraie force de transmission. Mais pas la fonction de performer, qui reste essentielle. Pour moi, le live (2), ce n’est pas la cerise sur le gâteau mais le gâteau en lui-même… « 

(1) The Scope, distribué par Bendo via Universal.

(2) En concert le 28 juillet prochain au parc de l’abbaye de Leffe dans le cadre du Dinant Jazz Festival, www.dinantjazz.com.

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