AFFAIRE « QFIE »

Les autorités de Gibraltar auraient facilité des montages fiscaux suspects, imaginés en Belgique. Le Vif/L’Express a enquêté sous le soleil de la colonie britannique. Des documents inédits laissent percer d’évidentes et troublantes complaisances

De notre envoyé spécial

Sur Main Street, ce mardi-là, l' »arrivage » quotidien est plutôt matinal. Des grappes de touristes déambulent gaiment dans la seule artère commerciale de la ville. Un oeil sur le rocher, impressionnant, un autre sur les boutiques duty free qui se succèdent sur plusieurs centaines de mètres. Dans les ruelles kafkaïennes de la dernière colonie britannique d’Europe, située à la pointe méridionale de l’Espagne, on croise des hommes en djellaba, des femmes au charme andalou et, sous les palmiers, des policiers aussi authentiques que des bobbies londoniens. A Gibraltar, la loi défie tous les paradoxes et stipule que l’on se trouve en territoire britannique. Même si ces Gibraltariens à l’identité confuse ne veulent plus être colonisés par le Royaume-Uni, ni être assimilés à des citoyens espagnols!

Quelques grappes de singes partagent ce terrain abrupt de 6 kilomètres carrés à peine avec quelque 30 000 habitants, jalousement attachés aux succès de leur paradis fiscal. Pourtant, le Rocher cache bien son jeu. A l’inverse de Luxembourg ou de Zurich, par exemple, Gibraltar ne se caractérise pas par une concentration impressionnante de sièges de banques ou d’institutions financières. Ici, il faut consulter les ordinateurs de la Companies house – où le registre des sociétés est tenu à jour – pour constater que 27 000 entreprises sont enregistrées (presque une firme par habitant!), le plus souvent sans exercer la moindre activité économique sur le territoire de Gibraltar.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’un nouveau Chief minister (l’équivalent de notre Premier ministre), en 1996, l’économie s’est un peu assainie. L’avocat Peter Caruana, un social-démocrate de 44 ans, s’est évertué à gommer – avec un succès mitigé – la réputation de flibuste qui flotte sur le rocher: de longue date, les autorités espagnoles ont dénoncé le trafic de drogue et la contrebande de cigarettes qui transitaient par Gibraltar, tandis que la presse internationale s’est souvent interrogée sur d’éventuels réseaux de blanchiment d’argent. Aujourd’hui, une « vieille » affaire fiscale pourrait embarrasser la colonie britannique. La Belgique est concernée au premier plan. Dans le cadre du dossier « QFIE » (Le Vif/L’Express du 16 mars 2001), le fisc et la justice belges soupçonnent qu’à la charnière des années 80 et 90, 14 banques ont soustrait 15 milliards de francs au Trésor belge, pour leur propre compte ou celui de quelque 500 entreprises et avec l’aide de plusieurs sociétés d’audit internationales. Pour l’un des circuits frauduleux mis en place, les enquêteurs sont convaincus de la complicité des autorités publiques de Gibraltar. Ni plus ni moins.

En ce qui concerne ce circuit « Uruguay » ou « Gibraltar », les organisateurs des montages frauduleux seraient les banques Anhyp et Indosuez, ainsi qu’une société belge qui a accepté les redressements exigés par le fisc belge. Elles auraient trompé l’administration fiscale en abusant du fameux principe de la « quotité forfaitaire d’impôt étranger » (QFIE), qui permettait d’éviter la double imposition des revenus du capital (à l’étranger et en Belgique). Dans un premier temps, il s’agissait d’acheter d’importants montants d’obligations émises à Gibraltar par des succursales de sociétés offshore uruguayennes. Sous le prétexte qu’un précompte mobilier était payé dans la colonie britannique, une centaine d’entreprises belges, clientes des organisateurs, bénéficiaient ensuite de la QFIE, un crédit d’impôt en Belgique. Les montages en question étaient conçus de telle manière qu’ils permettaient aux clients de fortement réduire leur base imposable. Il s’agirait d’opérations fictives, réalisées en « boucles » (en circuit fermé). Les enquêteurs affirment être en mesure de démontrer que les autorités de Gibraltar ont couvert ces montages, notamment via divers faux en écriture. Les documents que nous publions cette semaine peuvent en attester. Jamais, semble-t-il, le fisc et la justice belges n’avaient rassemblé autant d’éléments probants attestant l’escroquerie d’un paradis fiscal dans le cadre d’une fraude de grande ampleur.

Pour les seules années 1990, 1991 et 1992, le volet « Uruguay » ou « Gibraltar » de l’affaire QFIE occasionnerait un préjudice de près de 5 milliards de francs à l’Etat belge, sous la forme d’impôts non payés. Des hauts fonctionnaires de Gibraltar ont émis des certificats de paiement de précompte qui satisfaisaient les organisateurs belges des circuits frauduleux: 0,5% en 1990, puis 15% en 1991 et 1992, quand la loi belge a supprimé le caractère forfaitaire de la QFIE en limitant celle-ci au précompte étranger réel (jusqu’en 1990, une retenue à la source de 0,5% était suffisante pour obtenir une remise d’impôt de 15% en Belgique). Or les nombreux documents saisis lors des perquisitions des années 1995 à 2000, auprès d’entreprises et de banques belges, démontrent que les versements de 15% n’ont pas eu lieu. Le fisc et la justice belges estiment que tous les certificats attestant le paiement d’un tel précompte constituent des faux en écriture publiques. Selon les enquêteurs, un précompte de 0,5 ou de 1% maximum a été payé durant les années 1991 et 1992, à Gibraltar, sur les intérêts d’obligations.

Les montants de 15% attestés par les autorités publiques de la colonie britannique s’élèvent à près de 2 milliards de francs belges pour les seules années 1991 et 1992. « Des montants substantiels dans le contexte des finances publiques à Gibraltar », fait remarquer un bureau d’avocats qui a pignon sur rue à Gibraltar. Vérification faite sur place, ces 2 milliards de francs équivalent à environ 20% des recettes publiques de ce paradis fiscal, pendant la période 1991-1992. Or les statistiques officielles indiquent une décrue des recettes durant la même période. Etonnant.

Les enquêteurs ont également établi que les succursales de Gibraltar n’y étaient même pas officiellement établies, au moment de l’émission des premiers titres. Pour la firme uruguayenne Gamaler SA, par exemple, qui a servi d’émetteur de titres dans le circuit Anhyp, au départ de sa succursale de Gibraltar, la première émission date d’août 1990 (une société sidérurgique belge y a souscrit). Pourtant, ce n’est qu’en octobre 1990 que la société d’audit Coopers & Lybrand Gibraltar entame des démarches pour régler les formalités administratives requises afin d’officialiser l’existence de Gamaler dans la colonie britannique. Erreur fatale: l’inscription de la firme uruguayenne au registre local des sociétés est purement et simplement oubliée. Et personne ne s’en rend compte, ce qui démontre le caractère fictif de cette succursale.

Trois ans plus tard, le fisc belge s’intéresse aux montages Anhyp et aux partenaires sud-américains de la banque anversoise. Comme par enchantement, les autorités de Gibraltar – averties par les organisateurs belges – émettent alors un certificat d’enregistrement de Gamaler… avec effet rétroactif en 1990. Au registre des sociétés, le numéro « bis » 40505/7 lui est donné, histoire de l’insérer après-coup dans la liste chronologique (lire le document ci-contre). « C’est la correction d’une simple erreur administrative, déclare aujourd’hui David Faria, administrateur de la Companies house de Gibraltar. C’est une affaire de lois britanniques. Cette société avait une existence légale à l’époque. Le secrétaire aux Finances peut en attester. » Des explications peu convaincantes, aux yeux du fisc et de la justice belges. Ils estiment en effet que les documents émis avec effet rétroactif, à Gibraltar, ont permis de remédier aux lacunes des montages imaginés en Belgique.

D’autant que la « bienveillance » des autorités de Gibraltar ne s’est pas arrêtée là. Avant une loi du 13 décembre 1990, les sociétés étrangères officiellement établies dans ce paradis fiscal ne devaient pas y acquitter le moindre précompte mobilier. Impossible, dès lors, de revendiquer le bénéfice de la QFIE en Belgique. La loi sur le précompte aurait donc été édictée « sur mesure », à la plus grande satisfaction des organisateurs belges des montages: dès septembre 1990, le ministre des Finances de Gibraltar leur avait promis que la loi en question serait votée avant la fin de l’année! Pas de chance, toutefois: a posteriori, il est apparu qu’une série de clients belges avaient encaissé leurs coupons la veille de la date d’entrée en vigueur de la loi, soit le 12 décembre 1990. Trois ans après, cette date était corrigée pour pallier l’erreur du montage Anhyp-Indosuez. Le 15 juillet 1993, un corrigendum publié dans la Gibraltar Gazette (le « Moniteur » local) précisa que la vraie date d’entrée en vigueur de la loi était le 1er décembre 1990, et non le 13 décembre 1990 (lire les documents ci-contre).

Au total, tout l’appareil d' »Etat » de Gibraltar semble impliqué dans ce scandale belge à la QFIE. Aux yeux des enquêteurs, il est clair que des fonctionnaires, deux ministres des Finances, un procureur général et un gouverneur adjoint de la colonie britannique ont couvert avec bienveillance les montages suspects. Ils auraient été aidés par la société d’audit Coopers & Lybrand Gibraltar et par le bureau d’avocats Hassan & Partners, codirigé à l’époque par l’ancien chef de gouvernement Joshua Hassan.

Le mobile des autorités de la colonie britannique? Entre « paradis » fiscaux, la concurrence est particulièrement âpre (lire l’article de Thierry Denoël en p.37). Si Gibraltar n’avait pas accepté l’affaire, ces transactions auraient pu s’opérer sous d’autres cieux. Et les caisses du Rocher n’auraient pas été alimentées de quelque 130 à 200 millions de francs belges (le produit d’un précompte de 0,5 ou 1%), comme les enquêteurs belges l’ont établi.

Depuis quatre ans, une plainte du fisc belge contre les autorités de Gibraltar est restée sans suite. Le parquet de Bruxelles s’en remet au pouvoir politique. En 1998, l’ancien ministre des Finances, Philippe Maystadt, a transmis le dossier au comité antifraude créé au sein de son administration. Sans effet probant, pour l’heure. Pour avoir des suites sur la scène internationale, une telle plainte pour « faux en écriture publiques à dessein d’escroquerie » devrait être suivie d’une action concrète des autorités belges. Or, sur le plan politico-diplomatique, la bataille s’annonce délicate: s’attaquer à Gibraltar, c’est forcément déplaire au Royaume-Uni. C’est aussi s’exposer à un vent contraire: la législation fiscale belge est très favorable aux centres de coordination de multinationales étrangères, présents sur notre territoire. Au grand dam de plusieurs pays voisins, qui reprochent à la Belgique cette concurrence déloyale. Ces divers facteurs formeraient-ils un début d’explication à la passivité du gouvernement belge, par ailleurs en attente d’une action européenne contre les paradis fiscaux?

Philippe Engels

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