» Affaire Fortis  » : qui savait ?

Plus grave que Lernout & Hauspie ? Face à la clameur des actionnaires, qui monte, deux juges doivent faire vite. Renégocier la vente de la banque, et créer un autre séisme ? Enquêter dans de hautes sphères politico-financières ? Suspense.

Qui aimerait se glisser dans la peau de Francine De Tandt, présidente du tribunal de commerce de Bruxelles, à quelques jours de la décision la plus délicate de sa (déjà longue) carrière ? Cette femme, qu’on dit indépendante, doit juger une action en référé introduite par les défenseurs de plusieurs milliers d’actionnaires de Fortis, s’estimant floués par le  » dépeçage  » du géant bancaire. Soit la magistrate bruxelloise se retranche derrière une forme de raison d’Etat, la même qui a inspiré le gouvernement Leterme au moment de céder Fortis. Soit elle remet les accords d’octobre en question et provoque un séisme d’un genre nouveau dans les milieux politico-financiers. Comme l’espèrent le bureau d’avocats Modrikamen et le cabinet Deminor, spécialistes des opérations kamikazes. En tête d’une armée de petits et gros porteurs d’actions Fortis, qui ne valent presque plus rien, ces dons Quichottes revendiquent un arrêt immédiat sur l’image. On gomme toute la négociation avec l’Etat néerlandais, d’une part, la banque française BNP Paribas, d’autre part, et on recommence !

Au palais de justice de Bruxelles, un autre magistrat au crépuscule de sa carrière doit ressentir le poids des responsabilités. Depuis une dizaine de jours, le juge d’instruction Jeroen Burm est en charge d’un  » dossier Fortis  » aux multiples ramifications. Face à lui : toute l’ancienne direction et certains dirigeants actuels de Fortis, dont les portraits, tels ceux de bandits, sont affichés dans les médias. Le petit juge va-t-il bousculer le comte Maurice Lippens, héros déchu de la Nation, président sortant du conseil d’administration de Fortis ? Comment perquisitionner chez des banquiers sans alarmer la Bourse ? Le juge peut-il défier le gouvernement, si instable, en confrontant les déclarations des dirigeants bancaires avec celles des conseillers omniprésents du Premier ministre Yves Leterme et du ministre des Finances Didier Reynders ? L’instruction du juge Burm cherche notamment à établir si les marchés financiers ont été  » manipulés « , si certaines informations cruciales ont été  » cachées  » aux 500 000 actionnaires. Rien que ça.

Politiques en  » panique « , banquiers hors jeu ?

Deux formes d’actions judiciaires sont donc lancées en parallèle. L’une prône l’urgence, l’autre consommera plus de temps. L’avocat Mischaël Modrikamen et la société d’assistance aux investisseurs Deminor, qui plaidait ce jeudi 6 novembre, concentrent le tir sur la double et récente opération de vente. Le gouvernement Leterme aurait été floué par son homologue néerlandais, puis il aurait carrément  » paniqué  » en cédant les activités belges de Fortis au groupe BNP Paribas, au cours du week-end des 5 et 6 octobre.  » Ce n’était pas nécessaire, puisque le problème des liquidités venait d’être résolu « , argumentent les défenseurs des actionnaires. Réplique des avocats de l’Etat et de Fortis, au tribunal de commerce :  » La faillite ( NDLR : nommée pudiquement « discontinuité ») guettait encore…  »

Modrikamen enfonce alors le clou. Sur le plan juridique, dit-il, tout le montage tombe à l’eau, car la procédure légale n’a pas été suivie. Selon l’avocat, des technocrates ont joué les banquiers. Les hommes de l’ombre conseillant le tandem Leterme-Reynders ont mis les dirigeants de Fortis sur la touche ; le conseil d’administration n’a jamais eu voix au chapitre et l’assemblée générale des actionnaires ne s’est pas réunie pour approuver l’option politique. Sont invoqués les procès-verbaux des réunions du conseil d’administration. Le 3 octobre, le nouveau grand patron de Fortis, Filip Dierckx, aurait indiqué aux administrateurs qu’il n’avait même pas été invité à la table des négociations avec l’Etat néerlandais. Le vice-président Jan-Michiel Hessels aurait ajouté, le même jour, que Fortis  » was forced to accept the conditions imposed by the government  » ( » Fortis était obligée d’accepter les conditions imposées par le gouvernement « ), tandis que d’autres administrateurs auraient dénoncé les  » pressions inacceptables  » exercées par l’autorité politique. Même tonalité dans la nuit du 5 au 6 octobre. Le procès-verbal établi après le conseil d’administration relaterait  » l’impression que le gouvernement a pris le contrôle de la société et a mené le processus (de vente) avant toute décision « . Dans le camp de la défense, le préjudice global subi par les actionnaires est chiffré à 20 ou 25 milliards d’euros. Dont la moitié pourrait être récupérée si une autre négociation reprenait, visant, par exemple, à décharger Fortis de ses crédits toxiques ou à obliger les Pays-Bas à respecter leurs engagements.

 » Mauvais managers ou réels menteurs ? »

L’autre volet de l’  » affaire  » – pénal – constituera un redoutable test pour la justice bruxelloise. Un vent nouveau souffle sur la Place Poelaert depuis l’arrivée d’un procureur du roi promettant efficacité et résultats (Bruno Bulthé) et d’un substitut financier féru d’organisation (Paul Dhayer). Les leçons du passé auraient été retenues : des enquêtes difficiles et très médiatisées se sont enlisées parce que leur spectre s’est fait trop large ou faute d’un suivi mensuel. Cette fois, le travail sera encadré, l’ordre de mission du juge d’instruction Jeroen Burm aurait été  » bien délimité  » et d’importants effectifs de police seraient déjà mobilisés. Selon la version officielle, la justice promet de se limiter  » aux choses les plus importantes « . Etablir si les actionnaires de Fortis ont été sous-informés en septembre 2007, au moment de l’augmentation de capital prévue pour acquérir ABN-Amro. Des documents le laisseraient entendre. Comme cette note confidentielle diffusée par Le Soir. Elle aurait circulé  » au plus haut niveau du groupe Fortis  » (le comité de direction), en août 2007. Elle indiquerait que les dirigeants de la banque connaissaient le volume exact des crédits hypothécaires à risques, made in USA, minant son portefeuille. Malgré des subprimes de près de 6 milliards d’euros, les informations données aux candidats investisseurs, en septembre 2007, avaient évoqué un risque  » marginal « . Trois mois plus tard, l’impact additionnel des crédits pourris sur le bénéfice net de Fortis avait soudain été réévalué de 20 à… 400 millions d’euros.

La justice aurait aussi reçu des e-mails échangés récemment par des membres de la direction, cherchant à éviter toute panique au sein de l’actionnariat.  » Nous allons continuer à alimenter la justice, lâche Hendrik Boonen, le président anversois de Dolor, une association qui prétend coaliser les intérêts de 5 000 actionnaires de Fortis. Nous voulons savoir s’il s’agissait simplement de mauvais managers ou de réels menteurs.  » Pareil climat de délation pourrait faire des dégâts en haut lieu. Dans son édition de ce mardi 4 novembre, l’hebdomadaire flamand Humo annonçait que le ministre des Affaires étrangères Karel De Gucht aurait vendu d’importantes quantités d’actions Fortis, le vendredi 3 octobre dernier, comme pour sauver des eaux un capital de quelque 500 000 euros.  » Pas moi, mais ma femme. Pour un petit montant « , s’est défendu De Gucht, démentant tout délit d’initié. Pourra-t-il convaincre ?

Philippe Engels

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