Adoption : le plus dur commence après

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

 » Tous les enfants ne sont pas adoptables et tous les parents ne sont pas aptes à adopter.  » A présent, les professionnels admettent qu’il existe des troubles chez les enfants adoptés et chez… les parents. Mais, très souvent, ils se débrouillent seuls, avec leur couffin, sans soutien. Alors que, sur la scène internationale, beaucoup d’enfants adoptables aujourd’hui ont des particularités (âge, maladie, handicap). Enquête.

Elle a la voix qui tremble. Mère de deux enfants – un fils biologique, un fils adopté en Ethiopie -, elle décrit sans fard la difficulté d’élever son fils adoptif : les crises d’angoisse, de rage où le garçonnet détruit tout, les va-et-vient aux urgences – à 10 ans, il est déjà rongé par des ulcères -, la déscolarisation définitive. Et aussi les mensonges, les fugues, les vols d’argent, les coups de téléphone nocturnes des commissariats : elle a tout connu !  » Je verrouillais les portes pour l’empêcher de fouiller les tiroirs « , raconte-t-elle. Et soudain, cet aveu :  » J’aurais pu être Torry Hansen, et la tempête médiatique qui s’est abattue sur elle se serait déchaînée sur moi ! « 

Tragique histoire que celle de Torry Hansen. Au mois d’avril dernier, la jeune Américaine et son époux renoncent à Artiem Saviliev, 7 ans, adopté six mois plus tôt en Russie, en raison de son  » instabilité mentale « . Ils le renvoient, seul, à Moscou, avec une note dans sa poche. Dans cette lettre, adressée aux autorités russes, les Hansen désirent annuler l’adoption. Peut-on  » répudier  » un enfant adopté, le restituer comme on le ferait d’un produit défectueux ? Certains, pourtant, l’ont fait. Sans nécessairement aller aussi loin – c’est même très rare et les histoires sont souvent moins dramatiques. Mais, épuisés, ils  » n’en veulent plus « , finissent par s’en séparer, en le plaçant à l’internat ou en le confiant à un tiers. Ou bien, c’est l’enfant lui-même qui veut  » se tirer « . Des récits comme ceux-là, on en raconte des dizaines chez Pétales, une association d’aide aux familles adoptives.  » Oui, il y a des enfants « réinstitutionnalisés » « , confirme Véronique Wauters, assistante sociale, qui dirige L’Envol, une  » clinique  » de l’adoption proposant des consultations spécialisées.

Pendant longtemps, ces parents se sont tus, ils ont fait face, en silence. Aujourd’hui, si plus rien ne va, ils osent le dire. Même s’ils doivent encore briser les résistances, celles des familles qui vivent une adoption réussie – une majorité – et supportent mal la pub faite aux fiascos.  » Ne mettons pas tout sur le dos de l’adoption, supplie la mère d’une bienheureuse gamine adoptée à 3 ans en Colombie. Mais les faits sont là. Officiellement, on évalue les échecs à 1 à 2 %.  » Ce chiffre est largement sous-estimé, il ne reflète qu’une part de la réalité « , accuse Bernadette Nicolas, présidente de Pétales. Parmi ses adhérents, plusieurs ont réclamé le placement de leur enfant, quand il n’est pas confié, momentanément, à une institution médicalisée. Des professionnels estiment à 15 % les adoptions vouées à l’échec, et des enquêtes, à l’étranger, comme aux Pays-Bas, en France, en Espagne… mais pas en Belgique, fournissent un chiffre identique. Pour Oriane Stévart, responsable d’une consultation – unique ! – de pédiatrie destinée à l’adoption, ce chiffre ne veut rien dire.  » Il varie d’un pays à un autre ! Qu’est-ce qu’un échec ? Comment est-il évalué ? « 

Des  » erreurs de cigogne « 

Qu’importe. En tout cas, il y aurait bel et bien des adoptions ratées, des  » erreurs de cigogne « . Car, parfois, la greffe ne prend pas.  » Il y a des enfants qui n’ont jamais adopté leurs parents, et des parents qui n’ont jamais adopté leurs enfants « , résume Jean-François Chicoine, pédiatre à l’hôpital Sainte-Justine (Montréal), pionnier et spécialiste de l’adoption internationale. Ces gosses éprouvent le sentiment étrange de marcher dans une vie parallèle (celle qui aurait pu être possible), ou courent après une histoire fantasmatique. Rongé par la haine ou l’incompréhension, le lien finit par se casser. Souvent à l’âge adulte, parfois avant. Et c’est le drame. Comme Sophia, adoptée à 4 ans en Russie. A 7 ans, elle détruit sa chambre, explose son lit. A 14 ans, elle menace d’éventrer la maison, elle frappe sa mère en hurlant :  » Les papiers sont faux. Tu m’as volée. Ma maman est venue cette nuit pour me dire de ne pas t’aimer.  »  » Son passé l’obsède et elle pense qu’on lui ment lorsqu’on lui dit « je t’aime » « , se désole sa mère. Il y a deux ans, Sophia a été placée à l’internat.  » Notre objectif est d’amener notre fille à sa majorité sans trop de dégâts collatéraux. Pour ce qui est de l’affectif, on n’attend plus grand-chose. « 

Officiellement aussi, la morale réprouve. Parfois pourtant, une séparation, c’est mieux pour l’enfant et pour les parents.  » Il est normal qu’il y ait des ratés. Arrêtons d’idéaliser l’adoption « , s’insurge Véronique Wauters. Mais ceux qui se risquent à évoquer ce qui ne va pas sont aussitôt soupçonnés de la diaboliser. En fait, personne ne connaît l’ampleur et la fréquence des problèmes des enfants adoptés. Les études affichent parfois des conclusions saisissantes (un risque pour l’enfant trois, quatre, cinq fois plus élevé de dépression, de suicide, de toxicologie…). Pourtant,  » il faut en parler, insiste Jean-François Chicoine. On ne peut plus le taire : l’adoption est une aventure risquée « . En parler surtout pour repérer ceux qui présentent des risques accrus. Pour que les parents à bout de souffle se sentent moins seuls. Pour identifier les dysfonctionnements institutionnels qui fragilisent l’adoption. Tout le contraire de fables médiatisées, où l’on voit des stars s’offrir sur le dos d’enfants de toute couleur une image bienfaitrice de l’humanité. Mais, dans la vraie vie, affirme Jean-François Chicoine, les familles adoptives connaissent souvent des difficultés, bien plus souvent que chez les autres. Les juges de la jeunesse le savent, qui gèrent les affaires les plus explosives.

Petites humiliations

A Nivelles, Kathy Grosjean, procureure du roi, témoigne :  » Dans les dossiers, ils ne sont pas surreprésentés. Mais, c’est vrai, nous voyons des adolescents adoptifs en crise. Chez eux, je vous assure, c’est plus grave : la crise est décuplée, plus aiguë. « 

 » On ramène tout ça à ça, s’agace Xavier, adopté en Corée. On félicite les parents : « Oh, qu’il est mignon ! C’est bien ce que vous faites ! »  » Puis on nous jette :  » Oh, tu te rends compte de la chance que tu as !  » poursuit Mischa, adopté en Inde il y a 35 ans. Tous vivent ces allusions répétées comme une addition de petites humiliations.  » Cette idée qu’il y a des gens qui font pour nous des choses extraordinaires, et qu’on n’est pas fichu de le reconnaître, nous renvoie à notre nullité personnelle.  » Mischa affirme que beaucoup d’enfants typés souffrent moins de leur parcours que d’être perçus comme des  » délinquants potentiels « .

Pourquoi le nier ? Dans nos sociétés, l’enfant ne peut oublier qu’il est adopté. Depuis qu’on conseille aux parents de dire la vérité à leurs enfants. On donne des détails dont certains se passeraient bien. Certains enfants sont meurtris par leur passé.  » Ils ont pu être maltraités, admet Oriane Stévart. Avoir souffert de carences alimentaires, n’avoir jamais été portés, bercés, câlinés.  » A vif, ils souffrent des bribes d’informations qu’on leur a données sur leur génitrice. Comme Mischa :  » Je ne suis finalement qu’une erreur de la nature : personne n’a voulu de moi, je ne devrais pas exister.  » Les enfants adoptés présentent par définition des troubles de l’attachement, puisqu’ils ont vécu un arrachement majeur en étant abandonnés par leur mère biologique.  » Cela peut être le cas d’enfants ayant vécu en pouponnière, en orphelinat et qui ont connu des séparations répétées, explique Oriane Stévart. Ils développent des signes de carences affectives qui les empêchent de tisser une bonne relation avec des parents adoptifs. « 

L’engrenage fatal

Pour la plupart des psys, le syndrome de carence affective existe, mais ne doit pas tout expliquer.  » Il ne faut pas en faire un symptôme à part qui ne concerne que les enfants adoptés, car il empêche les parents de s’interroger sur ce qui leur arrive « , souligne Didier Dehou, directeur de l’Autorité centrale communautaire de l’adoption. C’est l’enfant qui a des problèmes, pas nous, prétendent certains parents. Les professionnels connaissent bien l’engrenage, parfois fatal. L’ado part  » en vrille « . La mère craque, le couple se disloque. Le père prend la poudre d’escampette. La famille en ressort brisée.  » Le processus est le même dans les familles biologiques, constate Jean-Yves Hayez, psychologue. Simplement, dans les cas d’adoption, si le jeune s’oppose à des parents sans doute plus fragiles de par leur histoire, c’est le cercle vicieux. « 

L’adolescence, c’est le test : ça passe ou ça casse. Elle est plus douloureuse chez les adoptés qui doivent se séparer de deux familles : l’une imaginaire, de naissance, et l’autre réelle, qui les a accueillis. Et parce qu’ils se sentent étrangement coupables d’avoir  » pris  » cet enfant, parce qu’ils ont peur de perdre son amour, certains parents acceptent tout d’eux.  » Beaucoup de parents adoptifs mettent probablement plus d’énergie que la moyenne dans l’éducation de leur enfant « , assure Jean-Yves Hayez. Mais, à entendre les professionnels, on ne réussit pas une adoption avec de bons sentiments. A tel point qu’ils sont nombreux à plaider pour qu’on refuse l’agrément aux candidats dont la générosité est le ressort essentiel.  » Adopter, c’est fonder une famille, pas sauver un enfant, martèle Didier Dehou. Il faut refuser l’adoption humanitaire, parce que l’enfant porte une surcharge de dette : il ne se sent pas à la hauteur du geste de ses parents.  » Ainsi, chaque jour, Diane rappelle à ses filles, adoptées en Chine, combien elle a eu de la chance de les rencontrer, et pas seulement l’inverse. Mischa, lui, aurait aimé que ses parents le lui disent.  » Ils ne peuvent pas, car si ce n’avait pas été moi, ç’aurait été quelqu’un d’autre. Ils considèrent qu’ils m’ont sauvé et qu’ils n’ont rien à se reprocher.  » De plus, les gens qui adoptent placent souvent leur idéal très haut, beaucoup plus haut que les autres parents. Il y a très souvent l’enfant rêvé et l’enfant réel, et les deux ne se joignent pas toujours. Ils s’imposent aussi une fichue obligation de réussite. Leur acharnement à devenir parents suppose un engagement irréversible, une volonté tenace, un désir exceptionnel.

La fin d’un autre tabou

Dans de nombreux pays, un autre tabou est sur le point d’être brisé. On s’interroge sur les adoptions difficiles.  » Tous les enfants ne sont pas adoptables. Tous les parents, malgré leurs qualités, ne sont pas aptes à adopter « , met en garde Didier Dehou. Deux réalités aujourd’hui intégrées. Depuis 2005, la procédure d’adoption a été durcie pour mieux sélectionner les candidats.  » Nous jouons cartes sur table avec les futurs parents : l’adoption comporte des risques qu’il faut savoir évaluer, puis assumer.  » Une autorité centrale coordonne les adoptions, appuyée par dix organismes agréés.  » Nous avons voulu briser cette illusion qu’un candidat peut se débrouiller seul « , poursuit Didier Dehou. Conséquences : moins de candidats se lancent dans la démarche, et ils sont plus nombreux à se voir recalés. Bref, il y a moins d’écueils. Le hic : les professionnels sont plus centrés sur la procédure que sur le devenir ultérieur des familles.  » Le suivi post-adoptif reste limité et facultatif. Il faudrait créer des structures réservées à la post-adoption. « , confirme Véronique Wauters. Or les associations n’ont pas les moyens d’aller suffisamment loin. Didier Dehou ne le nie pas.  » C’est un chantier en cours, mais il souffre d’un manque de ressources. « 

Il y a urgence. Le visage de l’adoption change ( lire l’encadré p. 43). En effet, conformément au principe de subsidiarité établi par la convention de La Haye, l’enfant doit, en priorité, être adopté dans son pays. Et nombre d’Etats sont désormais en mesure d’offrir à leurs enfants des solutions nationales. Avec, pour conséquence, une modification du profil des enfants adoptables : des gamins plus âgés, pourvus de handicaps ou de maladies qui peuvent être soignés ici, ainsi que des fratries.  » Il va falloir revoir la façon dont on prépare les candidats et ne plus les laisser se débrouiller seuls après « , prévient Véronique Wauters. Sinon les échecs se multiplieront.

SORAYA GHALI

des professionnels estiment à 15 % les adoptions vouées à l’échec  » adopter un enfant, c’est fonder une famille, pas sauver un enfant « 

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