" Tornerò ", " Je reviendrai ", disaient-ils à leur famille. Mais ils sont restés en Belgique, ils ne sont jamais revenus. © florelle naneix

Adieu soleil

Vingt ans après, une version actualisée de Hasard, Espérance et Bonne Fortune, spectacle sur l’immigration italienne basé sur des témoignages, se lit à la lumière du présent. Interpellant.

H asard, Espérance et Bonne Fortune : tel était le titre du spectacle créé en 1996 par Francis D’Ostuni et le théâtre de la Renaissance. Un titre poétique et évocateur regroupant en réalité les noms de trois charbonnages de la région de Liège (à Cheratte, Saint-Nicolas et Ans) qui furent la destination de nombreux travailleurs immigrés italiens à partir de la fin des années 1940. Le spectacle se basait sur les témoignages de quatre d’entre eux, Salvatore, Italo, Benito et Luigi, présents sur scène au sein d’un casting d’une vingtaine de comédiens, amateurs et professionnels. Vingt ans plus tard, Les Fils deHasard, Espérance et Bonne Fortune propose une version actualisée du spectacle, mise en scène par Martine De Michele. Les quatre mineurs italiens de la version originale, trop âgés pour remonter sur les planches ou décédés depuis, ne sont plus là. Restent leurs voix enregistrées et leurs paroles rapportées par quatre narrateurs, racontant les circonstances de leur départ pour la Belgique, la découverte de leur pays d’accueil et leur vie au quotidien. Le tout autour d’un rail, divisant le public en deux, où circulent notamment le train de l’exil et les wagons de la mine.

Chaque homme devait extraire 8 tonnes de charbon par jour, parfois au milieu des rats

Hasard, Espérance et Bonne Fortune, Paola, 59 ans, et sa mère Maria, 80 ans, se souviennent l’avoir vu à l’époque. Elles assistent aujourd’hui à la reprise du spectacle avec Julie, leur fille et petite-fille de 34 ans. Maria fredonne sur certains chants repris dans le spectacle.  » Tout ce qu’ils disent est vrai « , affirme celle qui, placée à l’orphelinat à 7 ans, a quitté la région des Marches à 14 ans pour rejoindre en Belgique la famille de son frère aîné.  » Comme j’étais mineure d’âge, je ne pouvais pas voyager toute seule, se rappelle-t-elle. C’est la Croix-Rouge de Belgique qui m’a prise en charge. Je suis restée huit jours à Milan, dans une grande salle, à la piazza Sant’Ambrogio. Je m’en souviendrai toute ma vie. C’est là que j’ai mangé une orange pour la première fois.  »

C’était en effet à Milan que confluaient tous les candidats mineurs, qui y passaient une visite médicale et y signaient leur contrat, avant de prendre le train hebdomadaire pour la Belgique.  » J’y suis arrivée en décembre, poursuit Maria. Il y avait un peu de neige sur les toits, qui étaient noirs. La route l’était aussi. C’était vraiment effrayant. Alors qu’en quittant Civitanova, j’avais laissé un soleil magnifique. Et à Marchienne, les Italiens étaient logés dans les baraquements qui avaient servi à parquer les prisonniers russes pendant la Seconde Guerre mondiale.  » C’est là que Maria a rencontré Gino, originaire, comme elle, des Marches et parti pour la Belgique à 23 ans, dans l’espoir de trouver le travail qu’on lui refusait chez lui. En Italie, il était fiché comme  » antirégime « , car il avait refusé de faire partie des Camicie Nere, les milices mussoliniennes.

 » Qui è un inferno !  »  » Ici, c’est l’enfer !  » s’exclame l’un des jeunes travailleurs dans le spectacle. Dans les charbonnages, les conditions de travail étaient particulièrement rudes. Il fallait dire adieu à la lumière et descendre au fond. 1 035 mètres en 50 secondes.  » Après le décès de mon père, j’ai eu la possibilité de descendre dans une mine qui était encore en fonction, à Zolder, se souvient Paola. L’ascenseur, c’était vraiment une cage. Même en dessous, on voyait le fond à travers. Quand je suis entrée dedans, quand je me suis rendu compte de ce que c’était, j’ai pris peur. Je me suis dit que j’étais folle de faire ça et que je ne reverrais jamais plus mes enfants.  »

35 centimètres

Les travailleurs italiens s’engageaient à travailler dans les mines belges pendant au moins cinq ans. Chaque homme devait extraire 8 tonnes de charbon par jour. Parfois au milieu des rats, qu’il était interdit de tuer parce que la vermine servait d’indicateur fiable pour détecter les fuites de gaz. Et parfois dans des tailles de 35 centimètres d’épaisseur.  » Mon père m’expliquait qu’ils travaillaient à plat ventre, précise encore Paola à la sortie du spectacle. Ils avaient du charbon au-dessus, du charbon en dessous et ils rampaient, tout nus. Mon père avait dans le dos plein de petites traces noires, des écailles de charbon qui lui étaient rentrées sous la peau. Au bout de quinze ans dans la mine, le médecin lui a dit de ne plus descendre, parce que ses poumons étaient trop abîmés.  »

Maria a découvert bien après son arrivée l’existence de l’accord scellé en juin 1946 entre la Belgique et l’Italie : 50 000 travailleurs seraient envoyés dans les mines et, en échange, l’Italie recevrait 200 kilos de charbon par mineur par jour.  » Nous, on crevait ici alors que l’Italie a connu un boom formidable dans les années 1960 « , s’exclame-t-elle.

D’hier et d’aujourd’hui

Dans le spectacle est lu un extrait d’un document stupéfiant :  » Généralement, ils sont de petite taille et la peau foncée. Beaucoup d’entre eux puent parce qu’ils portent les mêmes vêtements pendant des semaines. […] On dit qu’ils sont voleurs et violents. Les femmes les évitent, parce qu’ils ne sont pas attirants et sont sauvages. Mais aussi, c’est un fait connu, parce qu’ils violent les femmes quand elles rentrent du travail. Nos dirigeants ont trop ouvert l’entrée des frontières et surtout, ils n’ont pas pu sélectionner qui entre dans le pays pour travailler et qui, plutôt, pense vivre de petits trafics ou d’activités criminelles.  » Il s’agit d’un compte rendu de l’Office de l’immigration pour le Congrès américain sur les immigrés italiens, datant d’octobre 1912. Un texte xénophobe qui, un siècle plus tard, résonne avec une étrange actualité, alors que l’Europe connaît d’autres flux migratoires.  » Pendant le spectacle, j’ai beaucoup pensé aux migrants d’aujourd’hui, à ce qu’ils vivent.  » Elevée par sa grand-mère en italien, la petite-fille Julie ne peut s’empêcher de faire des ponts avec la crise actuelle.  » Il paraît qu’en Libye, on vend des migrants à 200, 300 euros pour les mines. Les Italiens étaient volontaires pour venir travailler en Belgique, ces migrants, eux, sont vendus comme des esclaves.  » Sa mère Paola complète :  » Les Italiens ont gardé leur honneur en arrivant en Belgique. Aujourd’hui, les migrants qui arrivent ici, on leur a tout retiré.  » Loin d’être un spectacle communautaire et passéiste, Les Fils deHasard, Espérance et Bonne Fortune parle d’hier pour ouvrir les yeux sur aujourd’hui.

Les Fils deHasard, Espérance et Bonne Fortune : du 2 au 6 mai prochains au Palais des beaux-arts de Charleroi, www.pba.be, du 6 au 24 novembre au Manège Fonck à Liège, www.lesfilsdehasard.com

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