A propos de l’arrêt Perruche

L’arrêt de la Cour de cassation de France du 17 novembre 2000 n’est pas un arrêt isolé. Ladite Cour s’était déjà prononcée dans le même sens le 26 mars 1996. Elle a confirmé sa jurisprudence dans deux arrêts du 28 novembre 2001 ( Journal des Tribunaux 2001, p. 896).

Le tribunal de Mons avait précédé cette jurisprudence en décidant dans un jugement du 6 octobre 1993 qu’ « aucun principe de droit ne fait obstacle à ce qu’il puisse être soutenu qu’en raison des conditions concrètes dans lesquelles elle doit être vécue, la vie d’une personne gravement handicapée lui est préjudiciable« . Ce jugement a été frappé d’appel, mais la cour d’appel n’a jamais eu à se prononcer : l’expertise ordonnée par le tribunal avait démontré qu’aucune faute ne pouvait être reprochée au médecin, le handicap de l’enfant ne pouvant être décelé sur les échographies.

La jurisprudence française a fait l’objet de nombreux commentaires ; une partie de la doctrine l’a approuvée ; d’autres commentaires l’ont critiquée. Il en fut de même en Belgique puisque, si nous avons approuvé la solution de l’arrêt Perruche, dans le numéro du Journal des Procès du 15 décembre 2000, on trouvera dans le même numéro de cette revue une critique de cet arrêt signée par ma femme.

Ceux qui critiquent cette jurisprudence invoquent certains arguments qui nous paraissent dénués de pertinence et qu’on retrouve dans les développements des deux propositions de loi qui ont été déposées en Belgique par M.D.Bacquelaire à la Chambre et par M.A.Destexhe au Sénat. Le risque de voir l’enfant reprocher à sa mère de ne pas avoir eu recours à une interruption de grossesse n’existe pas, contrairement à ce que pense M.Destexhe. La décision prise par la mère doit s’analyser comme  » une modalité de la liberté inaliénable, discrétionnaire et strictement personnelle de la femme » (rapport du conseiller Sargosse dans l’affaire Perruche). Il n’est donc pas concevable qu’un tribunal puisse considérer que la mère aurait commis une faute en ne recourant pas à l’IVG.

L’inquiétude des médecins n’est pas davantage justifiée. Le devoir du médecin en présence d’une grossesse est de procéder à des échographies et d’informer les parents des indications données par celles-ci. La responsabilité du médecin à ce sujet ne peut être retenue que s’il a commis une faute.

Bien sûr, en présence d’une infirmité congénitale, la seule alternative à la naissance est l’avortement. Mais si la mère n’a pas pu demander l’IVG parce qu’elle n’a pas été informée, ce n’est pas la vie de l’enfant qui constitue le dommage mais le handicap dont il est atteint et qui affecte ou rend plus difficile son existence. Je ne puis suivre à cet égard le raisonnement de Monsieur Gosseries (ci-contre). La question qu’il pose – y a-t-il une situation pire que si la faute n’avait pas été commise ? – ne me paraît pas la bonne question. L’enfant dans l’affaire Perruche ne souffre pas de vivre, mais il souffre parce qu’un handicap atteint la dignité de sa vie. La vie d’un handicapé mérite d’être vécue comme toute vie.

Je comprends cependant fort bien la réaction des parents qui vivent avec un enfant handicapé et qui ont pu interpréter l’arrêt Perruche, à la lumière de certains commentaires, comme l’indication qu’il vaut mieux pour un handicapé ne pas être né que de vivre avec son handicap. Ce n’est évidemment pas cela que la Cour de cassation de France a dit ou voulu dire mais la concision de l’arrêt a permis, à tort à mon avis, cette interprétation et ceci conduit à une opposition entre le droit et l’éthique.

Cette opposition est rare mais peut se produire. Le droit connaît des principes d’équité – la bonne foi, la loyauté entre contractants, par exemple – mais aussi des exemples de sévérité et de rigorisme qui apparaissent dans les décisions judiciaires. Les juges restent des hommes qui doivent interpréter la loi.

L’arrêt Perruche semble pour certains avoir donné naissance à un conflit entre l’éthique, notion qui reste valable selon ceux qui l’invoquent, et la règle de droit.

Je ne veux pas, je ne peux pas trancher ce conflit, puisque cela serait croire que la vérité juridique à laquelle j’adhère aurait plus de valeur que l’éthique de ceux qui ne partagent pas mon avis.

Je crois, par contre, que le législateur est le seul qui puisse intervenir pour résoudre une telle opposition. C’est ce que le législateur français est en train de faire ; c’est le but des propositions belges évoquées ci-dessus.

Ces propositions auraient toutefois intérêt à être plus explicites et je suggérerais, si l’on désire adopter une loi à cet égard, le texte suivant :  » La naissance d’un enfant handicapé pour une cause naturelle n’ouvre pas dans son chef une action en responsabilité quels que soient les faits, même fautifs, qui ont privé la mère de l’information qui lui aurait permis de demander une interruption de grossesse. »

par Roger O. Dalcq, professeur émérite à l’UCL

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