La Mort et les masques, James Ensor, 1897 (81 cm × 100 cm). © PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS / DEBBY TERMONIA

A foi haute

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’abbé Eric de Beukelaer.

 » Avec les hommes, c’est toujours la même chose, ça papote tout le temps !  » La dame de l’accueil rit, dans un français hésitant. Nez sur la fenêtre, elle pointe du doigt Eric de Beukelaer discutant avec un prêtre en soutane sorti fumer son cigarillo dans la cour de l’abbaye. L’Abdij van Park, à Louvain, est un site de plus de 35 hectares qui accueille une abbaye de chanoines prémontrés, le centre flamand d’art religieux et le siège de l’association Aide à l’Eglise en détresse,une organisation de bienfaisance qui, par la prière ou des actions concrètes, vient en aide aux fidèles du monde entier.

C’est ici que le vicaire épiscopal pour les affaires juridiques et temporelles du diocèse de Liège nous a fixé rendez-vous pour parler de ses oeuvres d’art préférées. En l’attendant, nous apprenons que l’association a été créée au lendemain de la Seconde Guerre par un prêtre néerlandais en vue de secourir une population allemande à genoux, persécutée à l’Est ou réfugiée à l’Ouest. Pas d’argent pour ces ennemis d’hier, mais du lard que le curé récoltait auprès des fermiers flamands pour l’acheminer au-delà du rideau de fer. D’où son surnom de  » Père au lard  » et ces photos de lui, cochon dans les bras, accrochées entre les vitrines peuplées de bougies, chapelets et autres kits de prière pour voyageurs.

Démarche sportive, écharpe au cou et jeunesse collée au corps malgré ses 53 ans, Eric de Beukelaer est un peu le Johnny Depp de l’Eglise catholique. D’un pas alerte, il vous emmène sous la charpente de ce bâtiment du xviiie siècle et s’installe avant de détailler les objectifs de l’asbl qui, entre autres choses, envoie des vélos pour des catéchistes en Tanzanie, rénove une église à Homs ou sponsorise la reconstruction du toit d’un couvent au Kazakhstan. En un mot :  » C’est chouette d’être administrateur d’une association aussi généreuse et efficace.  » Tel un professeur d’université, il retire sa montre sport et la pose face à lui, entre ses lunettes bleues et son smartphone. Plutôt organisé et rompu à l’exercice des médias (NDLR : il a été le porte-parole de la conférence épiscopale de Belgique pendant presque dix ans), il propose de  » procéder par ordre chronologique « . Avanti donc sur sa première oeuvre : La Vocation de saint Matthieu, de Caravage.

Rendez-vous galant avec Dieu

 » Ma grande chance, c’est de m’être posé la question du « sens » à un âge où d’ordinaire on s’intéresse plutôt aux filles et aux sorties.  » Et tapotant de l’index le pin’s accroché au revers de son veston, Eric de Beukelaer poursuit :  » De 16 à 18 ans, j’étudiais au collège du Monde uni au pays de Galles où je partageais ma chambre avec un communiste, un protestant et un musulman. L’occasion de questionner mon rapport au christianisme : y étais-je attaché par tradition familiale ou par réelle conviction ? Au sortir de cette école, j’étais convaincu que le seul Dieu crédible était celui qui était descendu parmi les hommes.  »

Si le christianisme l’a convaincu, rien à ce stade ne le prédisposait à consacrer sa vie à Dieu. En réalité, c’est grâce à un ami d’université qui pratiquait quotidiennement la prière qu’Eric de Beukelaer a décidé, lui aussi, de s’essayer à l’exercice :  » J’étais très admiratif de sa paix intérieure, alors j’ai tenté. Je me sentais un peu idiot car, au début, quand on prie, on fait un peu silence « face à rien ». Puis, petit à petit, j’ai commencé à sentir la présence de Dieu jusqu’à ressentir un jour un appel très fort. Un peu comme un coup de foudre qui, en l’espace d’un instant, fait complètement basculer votre vie.  »

L’étudiant en droit se destine alors à l’économie politique et n’a franchement pas envie de sacrifier une carrière au FMI pour entrer dans les ordres.  » J’ai résisté pendant deux jours tant je ne voulais pas renoncer à mon projet de vie. Finalement, l’ appel de Dieu a été le plus fort.  » L’abbé se rabat dans le fond de son siège et explique alors qu’un engagement religieux, c’est un peu comme une rencontre amoureuse : ce n’est pas nécessairement le meilleur match que vous puissiez faire, mais c’est le choix que vous regretteriez toute votre vie si vous étiez passé à côté.

 » Alors que d’autres étaient bien plus intéressés par la liturgie ou l’orgue, pourquoi moi ? répète-t-il, à plusieurs reprises, en regardant ce tableau de Caravage avant de conclure :  » Si saint Matthieu n’a jamais su non plus pourquoi c’était lui qu’Il avait choisi, moi je sais juste que, si Dieu existe, il m’a cueilli au bon moment. Car si j’avais été très amoureux d’une jeune fille à cette époque, je suis certain que je lui aurais répondu : too late !  »

Ordonné prêtre à 27 ans, Eric de Beukelaer n’a jamais regretté son choix. Et même si, parfois, la prière est un peu plus difficile ou qu’il lui est déjà arrivé de ne plus ressentir Dieu pendant plus d’un an, il est formel : rien n’est plus beau que de traiter des enjeux spirituels. Exercer un métier qui, loin de se borner aux choses matérielles, ne s’occupe que du sens de la vie, de ces questions  » qui restent  » alors que tout le reste  » passe « . De là à dire qu’on est tous les jours habité par l’extase et le bonheur, il ne faut pas exagérer non plus :  » Je ne connais pas de couple – aussi heureux soit-il – qui, après vingt-cinq ans de mariage, vous dira que c’est formidable tous les jours. Eh bien moi, avec mes vingt-six ans de prêtrise, c’est un peu pareil.  » Quant à l’aspect le plus difficile de ce métier singulier, c’est sans aucun doute  » l’idéal très élevé  » que l’on se fixe au départ. Plus celui-ci est grand, plus sa propre humanité peut sembler décevante.  » Comme toutes ces petites compromissions qui finissent par user un couple dans le mariage. Mais ce qu’on oublie, c’est que si la morale chrétienne exige tout, elle comprend et pardonne tout également.  »

Bas les masques

Eric de Beukelaer a sélectionné ensuite La Mort et les masques, de James Ensor.  » Ensor, c’est comme Munch : je pourrais rester des heures devant ses oeuvres. Les expressionnistes, ça me parle !  » Certes, il y la mer du Nord qu’il aime tant, la ville d’Ostende et l’église Notre-Dame-des-Dunes, près de laquelle le peintre repose, un lieu magnifique où le prêtre se rend de temps en temps pour prier. Mais ce tableau, c’est surtout et avant tout un symbole ; celui du carnaval qui évoque tous  » ces masques  » que la vie nous fait porter.  » Pour moi, le carême est une période qui invite à nous débarrasser de nos masques sociaux pour mieux découvrir notre vrai visage. Sans spiritualité, nous portons tous un masque et c’est là tout le sens de ce tableau. Chez Ensor, seule la mort ne triche pas et semble nous dire : « Bas les masques ! Nous allons tous mourir ».  »

L’abbé défend l’idée que même sans Dieu, peu importe les mots qu’on met dessus, chaque homme a besoin de spiritualité. D’ailleurs, s’il devait s’engager en politique, il se battrait pour la replacer au coeur de la société. Car si on éduque nos enfants aux sciences, à la politique ou à la culture, que fait-on pour leur permettre d’affronter les grandes questions telles que l’amour, la mort ou la souffrance, auxquelles ils seront inévitablement confrontés ? Et revenant au tableau d’Ensor, il déclare :  » Spirituellement, peu importe notre bord, ce qui compte c’est d’inverser l’équation « je suis né pour mourir » pour arriver à « mourir pour vivre ». Faire mourir la superficialité pour être présent dans notre vérité. Car qu’est-ce qui compte finalement ?  » nous demande-t-il en posant les deux mains sur la table.

Eric de Beukelaer confie alors que, lorsqu’il officie pour des enterrements, il insiste sur le fait que si nous ne sommes maîtres ni du nombre ni de la qualité de nos jours, nous sommes en revanche responsables de l’intensité de notre vie.  » Et c’est en cela que je dis que vivre avec un masque nous empêche d’être réellement vivant.  » Il reconnaît que, comme chacun, il porte les siens, de masques. Après avoir précisé que le pire de tous ses défauts est celui qu’il n’a pas encore identifié, il reconnaît être sensible à la jalousie et bien qu’il travaille beaucoup sur lui-même, le spectre de ses faiblesses est toujours prêt à ressurgir. Un instant de fatigue, une période un peu difficile et il se surprend à se demander, par exemple :  » Pourquoi a-t-on confié cette mission à lui et pas à moi ?  »

Fondamentalement, Eric de Beukelaer le reconnaît, il se plaît à tout contrôler et doit sans cesse apprendre à  » lâcher  » un peu.  » Je dois me rappeler que le Sauveur, ce n’est pas moi « , sourit-il largement.  » Quand après une homélie, deux paroissiens me félicitent et que le troisième me serre juste la main en me souhaitant un bon dimanche, parfois, j’ai envie de lui dire : « Et quoi, tu n’as pas aimé mon homélie ? » Et c’est là que l’humour nous sauve.  » La jalousie, la frustration ou la susceptibilité ne seraient-elles pas, aussi, les manifestations de notre insatiable besoin d’amour et de reconnaissance ?

Le beau et le vrai

Nous glissons alors sur ce petit singe coiffé d’une mitre, sculpté dans un des accoudoirs d’une des stalles de l’ancienne abbaye Saint-Jacques de Liège. Jadis curé dans cette église, Eric de Beukelaer aimait s’asseoir auprès de lui pour prier avant l’office.  » Pour moi, l’humour c’est le contraire du bel esprit qui décoche un trait pour montrer qu’on est brillant. Non, l’humour c’est le contraire de la moquerie, il ne s’agit que de prendre du recul pour porter un regard décalé sur soi et sur le monde. C’est pour ça que j’affirme que si l’homme d’Eglise ne s’ouvre pas à l’Esprit d’en haut, il ne sera jamais qu’un petit singe déguisé en abbé.  »

Avant de le laisser rejoindre son conseil d’administration, pour lequel il accuse déjà dix bonnes minutes de retard, nous interrogeons Eric de Beukelaer sur son rapport à l’art. S’agitant un peu sur sa chaise, le prêtre avoue être plus sensible à la beauté en général qu’à l’art en particulier.  » La beauté, c’est un peu comme toutes les grandes décisions de la vie : elle relève plus de l’ordre des émotions que de la raison. Finalement, c’est un peu ça qui différencie un croyant d’un non-croyant. Là où l’athée pensera que « c’est trop beau pour être vrai », le croyant dira « c’est beau donc c’est vrai ».  »

Et s’il avoue ne pas passer sa vie dans les musées, Eric de Beukelaer confesse rêver d’un lieu équivalent qui n’exposerait qu’une seule oeuvre. Il s’installerait alors dans un fauteuil confortable et dégusterait un whisky. Et ce serait devant son Caravage.

Renc’art revient dans notre édition du 10 novembre.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

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