» A 18 ans, j’avais des alouettes sous la casquette « 

Il a traversé le siècle. Il a été tour à tour boxeur, diamantaire, grand résistant, agent secret, journaliste et, bien sûr, écrivain. Il a rencontré Michel de Ghelderode, Blaise Cendrars ou Consuelo de Saint-Exupéry, et il a vécu d’incroyables aventures en Chine ou en Colombie : voilà qui aurait déjà pu satisfaire l’appétit de maints gentilshommes de fortune. Mais pas celui d’Henri Vernes. Pour que jaillisse le Grand Ouvre, encore fallait-il que la musique des hasards se mue en symphonie de la destinée. Ce fut chose faite lorsqu’en 1953 Henri Vernes créa Bob Morane, le désormais mythique  » aventurier contre tout guerrier « . Véritable phénomène de la littérature d’aventures, cette série culte (plus de 200 romans) a nourri les rêves et captivé l’imaginaire de générations d’enfants et d’adolescents fascinés, qui ont arpenté la jungle colombienne ou les forêts birmanes, à la poursuite d’ennemis aussi insaisissables que l’Ombre Jaune ou la mystérieuse Miss Ylang-Ylang. Mais il est une aventure qu’Henri Vernes, ce jeune homme de 94 ans, avait jusqu’ici tenue secrète, la plus authentique et la plus belle de toutes : la sienne (1).

ENTRETIEN: ALAIN GAILLIARD PHOTOS: JONAS HAMERS/IMAGE GLOBE POUR LE VIF/L’EXPRESS

Le Vif/L’Express : Dans sa préface à vos Mémoires, Jean-Baptiste Baronian évoque le plaisir que vous avez pris à raconter les aventures et les rencontres qui ont émaillé votre parcours. Une envie aussi de faire le point sur cette vie très riche qui fut la vôtre ?

Henri Vernes : Quand l’âge vient, on se demande toujours ce que l’on va laisser derrière soi. Et l’on éprouve forcément la nostalgie de sa jeunesse. En tant qu’écrivain, je suis naturellement gâté, puisque c’est mon métier de raconter des histoires. Depuis quelque temps, cette envie bouillonnait en moi, et je me suis mis à raconter ma vie. J’ai commencé à ma naissance, en octobre 1918, à Ath, et j’ai continué à avancer, en essayant de rendre cela aussi vivant que possible.

Vous évoquez notamment vos grands-parents maternels, qui apparaissent comme des figures tutélaires. Quel rôle ont-ils joué dans votre formation ?

Mon père et ma mère, qui n’étaient pas du tout faits l’un pour l’autre, se sont séparés assez rapidement. Ma mère a dû se débrouiller toute seule. Elle tenait un salon de coiffure et n’avait donc pas beaucoup de temps pour s’occuper de son  » moutard « . Quant à mon père, qui était boucher, il avait fort à faire, lui aussi. Ce sont donc mes grands-parents qui m’ont recueilli et qui sont devenus davantage mon père et ma mère que mes vrais parents. Ce sont eux qui m’ont enseigné les petites choses de la vie. Je me souviens que mon grand-père m’a appris mon premier abc et ma grand-mère, une forte femme, s’occupait de la partie matérielle de l’existence. J’étais un peu pour eux la réincarnation du fils qu’ils avaient eu et qui était mort prématurément à l’âge de 22 ans, vers 1910.

Né en 1918, vous avez traversé le siècle. Vous confiez dans vos Mémoires que votre enfance et votre jeunesse ont été imprégnées par ce climat particulier de l’après-Première Guerre mondiale. En quoi cela vous a-t-il marqué ?

Etant né le 16 octobre 1918, je peux même dire que j’ai vécu le dernier mois de la guerre, même si je n’en conserve évidemment pas le souvenir direct. Tous ces événements tragiques, je ne les ai appris que par d’autres. Mais il est vrai qu’on ressentait ce climat particulier, cette espèce de chape de plomb. Tous les 11-Novembre, on nous emmenait pour chanter  » Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie, on dirait qu’à leur cercueil la foule vienne et prie « . Comment pouvait-on mourir  » pieusement  » au fond d’une tranchée, en appelant au secours ? Je trouvais cela complètement idiot ! Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris que ces vers étaient de… Victor Hugo. Que j’aime beaucoup mais qui peut parfois être très con !

Au cours de votre jeunesse, quels furent vos premiers contacts avec la littérature ? Quels livres ou quels auteurs vous ont marqué ?

J’ai commencé par lire les aventures de Nick Carter et de Buffalo Bill, qui étaient très populaires à l’époque. Il y avait aussi une série d’auteurs bien oubliés aujourd’hui : Jean de la Hire, Louis Boussenard, Paul d’Ivoi. Ce dernier notamment était un excellent écrivain populaire, très imaginatif. Sans oublier, bien sûr, Alexandre Dumas et Victor Hugo. Très tôt, je me suis dirigé vers une littérature plus adulte. C’est ainsi qu’à 16 ans j’ai lu Les Trois Essais sur la sexualité de Freud, que j’ai classé ensuite au rayon des ouvrages comiques. J’ai aussi découvert le marquis de Sade, du moins en extraits. Et j’ai ensuite digéré tout cela…

Le monde est venu à vous par les livres, mais aussi par les rencontres et les amitiés. Vous évoquez notamment ceux que vous nommez les  » trois mousquetaires « , aux parcours étonnants. Comment les avez-vous rencontrés ?

On peut parler d’affinités électives. A l’époque, je fréquentais un café, le Bassin d’Or, qui était le quartier général des étudiants de l’Ecole des textiles, à Tournai. Ces trois amis avaient effectivement des parcours et des origines très diverses. Le plus âgé, Jack Baranovski, était d’origine russe et avait habité Shanghai, où ses parents s’étaient installés après la révolution de 1917. Emile Hananel avait habité Istanbul et était d’origine marrane espagnole. Quant à Michel Rubin, il était iranien, mais habitait en Roumanie. En tant que Juifs, ils représentaient en quelque sorte le monde extérieur. Avec eux, c’était tout un parfum d’aventures qui venait me saisir. Ayant beaucoup voyagé et emmagasiné des expériences multiples, ils étaient naturellement  » avant-gardistes « , notamment sur le plan politique. Je me souviens que Michel Rubin, par exemple, était plutôt  » communard « .

A 18 ans, vous décidez de tout  » plaquer  » et de courir l’aventure. Vous vouliez vous embarquer pour la Colombie, mais le destin en décidera autrement. Un des épisodes les plus marquants de votre existence ?

A l’époque, j’avais des alouettes sous la casquette et, déjà, un formidable désir d’ailleurs. Je me suis rendu à Anvers pour trouver un bateau en partance pour la Colombie, mais sans argent et n’étant pas encore majeur, cela s’avérait beaucoup plus difficile que je ne me l’étais imaginé. C’est alors que j’ai rencontré Madame Lou, une Chinoise d’environ 30-35 ans, qui se disait commerçante et qui me propose un jour de m’embarquer avec elle pour la Chine. Arrivé à Canton, je découvre avec stupéfaction que le  » commerce  » de Madame Lou n’était autre qu’une maison de plaisirs flottante, qui prenait la forme d’une grande jonque chamarrée, ancrée à l’embouchure de la rivière des Perles ! J’y ai fait office de secrétaire pendant environ un mois. Je me suis ensuite enfui à Shanghai. Mais j’étais tout de même un peu frêle pour une ville où la pègre et les triades régnaient sans partage. Quelques semaines plus tard, je suis donc rentré en Europe sur un bateau hollandais, le Hagen, juste à temps pour terminer l’année scolaire…

Survient alors la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle vous entrez, presque par hasard, dans la Résistance. Comment est-ce arrivé ?

Quelque temps après être revenu de Chine, j’avais épousé la fille d’un diamantaire. Et, en même temps que sa fille, j’avais aussi épousé, malgré moi, la profession de mon beau-père. Mais ce mariage a duré un an à peine. Je me rendais souvent à Bruxelles, pour me changer les idées et c’est là que je rencontre une belle jeune femme prénommée Alice, d’origine hollandaise, qui se disait anglaise et qui nourrissait un fort sentiment  » anti-boche « , comme on disait à l’époque. Etant moi-même très anti-allemand et favorable aux Alliés, nous ne pouvions que nous entendre. Ce que j’ignorais alors, mais que je découvris un peu plus tard, c’est qu’Alice était un agent du MI6, le service de renseignement anglais. Elle est devenue mon amie et, tout naturellement, je suis devenu son agent. J’ai pu ainsi livrer pas mal de renseignements aux Alliés et me rendre utile.

C’est également pendant la guerre que vous faites la connaissance de Jean Ray, un auteur que vous aviez déjà lu et dont une histoire d’Harry Dickson, le Temple de fer, vous avait fasciné.

Cela se passait au printemps 1943. J’allais à Liège pour retrouver l’une de mes fiancées de l’époque, une acrobate sur patins à roulettes prénommée Gaby. A l’aubette de la gare du Luxembourg, à Bruxelles, je tombe sur le roman Malpertuis, qui venait de paraître. Je l’achète et le lis dans le train avec ravissement et avidité. Environ trois semaines plus tard, de retour à Bruxelles, je décide de me rendre à l’adresse de la maison d’édition indiquée dans le livre, rue d’Or. Encore et toujours le hasard, je tombe au beau milieu d’une petite fête où Jean Ray était convié. Je l’ai abordé et on a tout de suite sympathisé. C’était le début d’une amitié qui a duré plus de vingt ans, jusqu’à sa mort.

Quelques années plus tard, vous contribuerez à relancer sa carrière. En quelles circonstances cela s’est-il passé ?

C’était en 1959-1960. A ce moment, Jean Ray était plus ou moins retombé dans un semi-anonymat. C’est lors d’une soirée donnée par les éditions Marabout que nous nous sommes retrouvés. A nouveau, la magie a opéré et le courant de sympathie s’est renoué. Je trouvais absurde que ses £uvres ne soient pas mieux connues et éditées. L’idée a donc germé en moi de réunir ce que je considérais comme ses meilleures nouvelles fantastiques et de les proposer à Marabout. C’est ainsi que sont nées Les 25 Meilleures Histoires noires et fantastiques, qui sont parues au début de 1961 et dont j’écrivis tout naturellement la préface.

Venons-en au héros qui est désormais indissociable de votre nom, Bob Morane. Comment cette incroyable aventure a-t-elle commencé ?

J’avais passé quelques années à Paris, où je faisais des piges pour Nord Soir et Nord Matin, notamment. Au début des années 1950, je suis revenu à Bruxelles. C’est là que j’ai fait la connaissance de Jean-Jacques Schellens, directeur littéraire des éditions Marabout. Pour me tester en tant qu’auteur potentiel, il me propose d’écrire un ouvrage sur la conquête de l’Everest, qu’Edmund Hillary et le sherpa Tensing venaient de mettre à leur actif. Je n’y connaissais absolument rien en alpinisme. Je me suis donc documenté à la Bibliothèque nationale où j’ai consulté tout ce que je pouvais trouver sur l’Himalaya et, en un mois, j’ai écrit ce que je pense être le meilleur bouquin jamais écrit sur l’Everest ! Emballé, Schellens m’a donné carte blanche et c’est ainsi que j’ai écrit le tout premier Bob Morane, La Vallée infernale.

Vous avez ensuite enchaîné d’autres titres de ce qui allait devenir l’une des séries les plus populaires de tous les temps. Vous-êtes vous rendu compte immédiatement que le succès serait au rendez-vous ?

Absolument pas ! Après avoir écrit La Vallée infernale, j’ai été repris par ma fringale de voyages. J’ai envoyé un deuxième Bob Morane de la Martinique, et je suis ensuite reparti en Colombie… où j’ai été perdu tout un temps dans la forêt vierge. A Bruxelles, Schellens paniquait parce que je restais introuvable. J’ai donc écrit le troisième Bob Morane en Colombie. Et quand je suis rentré en Belgique, à ma grande stupéfaction, je me suis rendu compte que c’était devenu un énorme succès.

De l’aventure à l’état pur des débuts, vous allez ensuite aborder des rivages plus fantastiques, voire liés à la science-fiction ou à l’espionnage. Comment opériez-vous ces virages ?

Le risque, quand on écrit une série qui comptera finalement plus de 200 romans, c’est qu’on finit forcément par se répéter. C’est toujours un peu la même aventure, une fois en Indonésie, une autre fois en Amérique du Sud. Progressivement, j’ai donc introduit des éléments d’intrigue policière, de science-fiction ou de fantastique. J’ai souvent mixé ces divers ingrédients, en faisant attention au dosage, comme un chef de cuisine.

A l’intérieur de la série, vous avez aussi développé des éléments tout à fait originaux, tel le fascinant cycle d’Ananké. D’où vous est venue cette idée ?

Ce nom d’Ananké signifie le destin en grec. C’est au fond le fatum des Romains. Le nom lui-même m’a été inspiré par une séquence du film que Harry Kümel avait tiré de Malpertuis. On y aperçoit à un moment une barque échouée dans le jardin des Barbusquins, sur laquelle on peut lire ce nom. Cet épisode ne figurait pas dans le livre de Jean Ray. Quant à la thématique d’Ananké, avec ces portes ouvrant sur des univers parallèles, c’est bien sûr lié en partie aux univers intercalaires de Jean Ray, même si je leur ai donné une structure plus élaborée.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes lecteurs découvrent Bob Morane à travers les adaptations en bandes dessinées. Que pensez-vous de ces adaptations ?

Quatre dessinateurs se sont succédé : Dino Attanasio, Gérald Forton, William Vance, avec qui je suis resté très ami, et Coria. Forton était très bien, avec un dessin très américain. Mais, pour moi, le meilleur était incontestablement Vance, qui a dû malheureusement arrêter. A présent, il est question qu’on reprenne Bob Morane un peu différemment, aux éditions du Lombard. Mais ce n’est encore qu’un projet…

(1) Henri Vernes Mémoires. La vie du créateur de Bob Morane, Jourdan Editeur, 487 p.

 » Comment pouvait-on mourir « pieusement » au fond d’une tranchée, en appelant au secours ? « 

 » Alice était un agent du MI6, le service de renseignement anglais. Elle est devenue mon amie et, tout naturellement, je suis devenu son agent « 

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