A 11 ans, la première cuite

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Les étudiants sont connus pour leurs  » guindailles  » alcoolisées. Mais les  » bitures  » sont désormais devenues courantes chez les jeunes ados. Les médecins s’alarment.

Pour fêter la rentrée, Thomas (16 ans) et ses amis se sont fixé rendez-vous, l’après-midi, dans le parc situé en face de leur école.  » On avait acheté une bouteille de vodka au night-shop. Je l’ai bue en plus ou moins quinze minutes. Je me souviens de m’être endormi, puis… rien. Je me suis réveillé plusieurs heures plus tard, à l’hôpital.  » Quentin (14 ans), lui, voulait célébrer la fin des examens.  » J’ai bu du whisky, de l’ouzo, de la bière. Je me rappelle avoir titubé jusqu’à la gare et avoir pris le train, je ne sais pas trop comment. A l’arrivée, j’ai dû tomber au sol : quelqu’un m’a ramassé et a appelé une ambulance… « 

Les médecins soignent ces ados conduits aux urgences dans un coma éthylique.  » L’alcool chez les jeunes a toujours été un problème, déclare Vincent De Winter, spécialiste en médecine aiguë au service d’urgence de l’hôpital Saint-Joseph (Charleroi). Mais, ces dernières années, on constate des taux d’éthanol plus importants et une proportion plus élevée de comas éthyliques chez des patients de plus en plus jeunes. J’ai moi-même traité un coma chez un gosse de 11 ans. « 

Une enquête du Crioc (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs), réalisée en 2005 auprès de jeunes de 10 à 17 ans, révélait que 10 % des 11-12 ans affirmaient consommer de l’alcool, et 68 %, y avoir déjà goûté. Rien d’étonnant, pourtant : le premier verre d’alcool se boit souvent en famille. Qui, pendant son enfance, n’a pas trempé ses lèvres dans une coupe de champagne ? Cela n’entraînait pas pour autant des épidémies de comas éthyliques chez de jeunes ados. Il se pourrait que le binge drinking et la commercialisation d’alcopops encouragent aujourd’hui cette dérive.

Le binge drinking (que l’on traduit parfois par  » biture express « ) est une pratique à la mode chez les jeunes Britanniques. Le principe est simple : il s’agit de boire le plus d’alcool possible en un temps record. Rien de nouveau, là aussi : songeons aux soirées bien arrosées du  » roi des bleus  » organisées par les cercles universitaires. Sauf qu’aujourd’hui le binge drinking gagne les surprises-parties d’ados.

Quant aux alcopops, ce sont des sodas alcoolisés, dotés du goût frais et sucré de la limonade, mais dont le taux d’alcool équivaut à celui d’une bière (5 à 7 degrés). Un gamin de 12 ans peut donc facilement en  » descendre  » une dizaine en un temps record. Quand ils ne parviennent plus à réveiller le  » gagnant  » du concours, ses petits camarades auront, dans la plupart des cas, le bon réflexe d’appeler le 100. Car un coma éthylique non pris en charge peut provoquer la mort.

 » Les producteurs d’alcool surfent, tout à fait honteusement, sur cette tendance à la mode, déclare Emmanuel Pinto, psychiatre et chef de clinique au CHU de Liège. Ils se rendent compte que certains marchés leur échappent, notamment celui des 45-70 ans, chez qui on constate une diminution de la consommation quotidienne d’alcool. Dès lors, leur stratégie consiste à se positionner sur le marché des psychotropes en proposant des produits alcoolisés facilement absorbables. Les publicités sont axées sur des thèmes auxquels les jeunes sont très sensibles : la fête, la séduction, la performance sexuelle… On sponsorise des soirées, on offre des happy hours pendant lesquelles les boissons sont gratuites… Tout cela contribue à banaliser la consommation excessive d’alcool, voire à la valoriser. L’alcool devient un produit légal utilisé comme un sniff de cocaïne, c’est-à-dire dans le but de modifier l’état de conscience de manière rapide et importante.  »

Cette mise en valeur de la défonce à l’alcool est aussi présente sur Internet. Les vidéos retraçant des épisodes des beuveries fleurissent sous des titres évocateurs : Drunk, Concours cul-sec, Délire à la vodka-pomme ou encore – très élégant – Cinq mecs partent en couille totale après 6 bouteilles de vodka.

 » Les soirées sans alcool, je ne trouve pas ça très intéressant, confie Soline. On y a plutôt l’impression d’être à un goûter d’anniversaire de l’école primaire.  » Soline aimait beaucoup les alcopops quand elle avait 12 ans. A 15 ans, elle peut ingurgiter une bouteille de vodka en moins de trois quarts d’heure.  » L’alcool permet d’être un peu plus cool, poursuit-elle. On a moins peur d’aller vers les gens, de leur parler. Si on n’est pas très bien dans sa peau, ça permet aussi d’oublier ses problèmes. Bien sûr, on sait que c’est dangereux. Et, quand on a fini la soirée endormi la tête dans les WC, on se dit sur le coup qu’on ne boira plus jamais une goutte d’alcool, mais le temps passe et on oublie.  » Plusieurs de ses amis sont allés jusqu’au coma. Selon Soline, il s’agit toujours d’un accident et pas d’un but en soi.  » Mais, pour certains, ça devient une sorte de fierté, celle d’avoir dépassé ses limites. « 

Des troubles identiques à ceux des alcooliques

La prévention attire l’attention sur les risques immédiats d’abus d’alcool – bagarres, conduite en état d’ivresse, rapports sexuels non protégés – et sur ceux à long terme – alcoolisme chronique. Mais le binge drinking comporte un autre danger. Pierre Maurage, chercheur à la faculté de psychologie de l’UCL, a étudié les effets cérébraux encore mal connus de ces  » alcoolisations paroxystiques intermittentes  » sur une série d’étudiants de baccalauréat.  » En seulement neuf mois, la durée de l’année académique, on a constaté que ceux qui s’adonnaient au binge drinking présentaient des troubles de l’activité du cerveau identiques à ceux des alcooliques de longue durée, même si ces troubles étaient moins intenses. Il s’agit, en quelque sorte, d’un alcoolisme a minima, ayant des conséquences sur la mémoire et la concentration.  » Un risque encore augmenté chez des sujets plus jeunes, dont le cerveau est en pleine maturation.l

Estelle Spoto

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