Prêts pour la grande expédition vers Toulouse.

332 000 jeunes Belges sont envoyés comme recrues de réserve dans le midi de la France.

Cet appel, de nombreux jeunes hommes l’ont entendu à la radio. Le 10 mai 1940, l’armée allemande a envahi la Belgique. Le gouvernement décide d’évacuer les hommes valides et de former une réserve de nouvelles recrues. Beaucoup obtempèrent sur-le-champ et prennent la route, à pied. C’est la grande aventure qui leur tend les bras. Pas moins de 332 000 garçons effectueront un long périple jusque dans le midi de la France, la moitié d’entre eux ralliant directement l’un des Centres de recrutement de l’armée belge (CRAB). Après la capitulation, dix-huit jours plus tard, les jeunes appelés pourront retrouver leur foyer… au bout de quelques mois.

Tout homme âgé de 16 à 35 ans est sommé de se rendre  » sans délai  » et  » par le chemin le plus court  » au point de ralliement le plus proche dans les provinces de Liège, Namur, Luxembourg et Limbourg. L’appel est diffusé par les crieurs de la police communale.  » Et il s’agit clairement d’un ordre « , relatent les témoins. Dans les villes, des placards avisent la population que quiconque ne s’est pas dûment présenté sera jugé pour désertion. L’obligation vise ceux qui auraient 17 ans en 1940, mais beaucoup de garçons encore plus jeunes répondront aussi à l’appel.

Les appelés sont censés rejoindre les points de ralliement par leurs propres moyens. Certains y vont à vélo ou même à pied, d’autres prennent le train. Dans un chaos absolu, le réseau ferroviaire belge est pris d’assaut. Il faut souvent compter une bonne demi-journée avant d’embarquer. Les rames sont déjà bondées de civils en pleine fuite, empaquetés sur les sièges, dans les couloirs et même dans les WC, chargés de landaus, bébés hurlants et valises en pagaille. Les bombardements allemands sont coutumiers. Un train rempli d’appelés et de réfugiés est frappé de plein fouet à Quiévrain, dans le Hainaut. Trente-deux réservistes y laisseront la vie.

 » Malgré la guerre qui les attend, beaucoup de garçons ont l’impression d’être partis avec des scouts « , écrit l’historien Serrien.  » Pour eux, c’est la grande aventure.  » En route, ils scrutent les avions, s’épatent les uns les autres en étalant leurs connaissances sur les différents modèles et lancent des hourras chaque fois qu’un bombardier ennemi est abattu par une batterie antiaérienne belge.  » C’est désormais à nous, les jeunes, de jouer les consolateurs. Pédalant à l’aventure vers tout un monde d’expériences inédites par la vertu de cet ordre de marche officiel. D’un coup, nous voilà transformés en adultes, dignes de nous comporter en toute autonomie « , écrit Jef de Pillecyn, un étudiant de Hamme âgé de 18 ans, dans In de mist (Dans la brume). Mais la guerre tonne tout autour. Un vent de panique se fait sentir aux postes de contrôle et dans les gares et les recrues de réserves reconnaîtront avant longtemps le hurlement glaçant des Stuka en piqué.

L’ordre est donné à tous les hommes de 16 à 35 ans qui n’ont pas encore accompli leurs obligations militaires de se rendre par leurs propres moyens au centre de ralliement le plus proche. Il leur est enjoint de se munir d’une couverture et d’une réserve de vivres pour 48 heures.

Le Nord français en déroute

Le 13 mai, les centres de recrutement sont déjà submergés. Pour les recrues qui espéraient un bon accueil, c’est une amère désillusion. Nombre d’entre eux doivent coucher à la belle étoile, et un vrai repas n’est apparemment pas à l’ordre du jour : il faut se battre pour choper un quignon de pain et un bout de fromage. Entretemps, des milliers de jeunes se perdent dans la ville, en attente d’instructions.  » Le rassemblement est prévu à sept heures sur la place du marché « , écrit Herman Geerts dans ‘t Belgiksken in Gaskonje. Vakantie voor het Vaderland (Les petits Belges en Gascogne : en vacances pour la patrie).  » Les plus novices se plient tout de suite à la consigne, les vieux font la sourde oreille et tuent le temps au bistro : la « patrie », ils connaissent déjà.  » Et le mot d’ordre tombe enfin : il faut continuer vers la France.

Dans le nord de la France, ils sont cueillis par la cruelle réalité du front.  » Les bas-côtés de la route jonchés de cadavres attestent de violents combats « , poursuivent Serrien, Strobbe et Boers. Avec les combattants français et britanniques, le ton a bien changé. En Belgique, les Alliés sont encore accueillis en sauveurs, mais ici, les rapports sont nettement plus crispés. L’exode des réfugiés gêne les manoeuvres et les soldats sont sur les nerfs. Les officiers ont beau s’égosiller, personne ne se soucie vraiment de leurs ordres.  » Les soldats que nous croisons ont l’air découragés et démoralisés. Beaucoup ne savent plus où est passé leur régiment « , rapporte le Namurois Raymond Carlier.

332 000 jeunes Belges sont envoyés comme recrues de réserve dans le midi de la France.

Offensive de charme

L’allure à laquelle avance l’envahisseur surprend tout le monde. Le 20 mai, à peine après avoir traversé la Somme, les réservistes les ont déjà sur les talons. Les redoutables soldats allemands avec qui ils tombent nez à nez paraissent étonnamment amicaux : ils distribuent des cigarettes, des barres de chocolat et autres. Un jeune Belge se voit même offrir deux kilos de beurre en plus d’un disque.  » Une offensive de charme qui vise clairement à s’attirer la sympathie de la population « , se dit-on.  » Cette apparente cordialité est aux antipodes de l’attitude des troupes françaises et britanniques qui hurlent sur les réfugiés au lieu de les secourir. « 

Le prochain point de ralliement est à Rouen, où les vélos des recrues s’entassent à l’abandon devant les portes de la caserne Tallandier. Quelques appelés parviendront malgré tout à en tirer un peu d’argent. Dans le chef-lieu de Normandie, l’accueil est tout aussi désorganisé que dans les centres de Belgique : caserne surpeuplée, rations insuffisantes et sanitaires inexistants. Un lieu sordide, hostile et déprimant selon le Bruxellois Albert Segers dont le récit Le tourisme de l’imprévu ne manque pourtant pas d’optimisme. Mais Rouen n’est pas la destination finale : après une brève halte, leur  » évacuation  » reprend. Mené par un lieutenant de réserve belge, un improbale peloton de plus de 1 200 cyclistes pédalera encore jusqu’à Toulouse, à 850 km de là. Mais c’est par le rail que la plupart des recrues rejoignent le Midi, entassées pendant des jours à plus de soixante dans les wagons conçus pour quarante hommes et huit chevaux, échangeant les places assises à tour de rôle, avec un seul bloc sanitaire aménagé en queue de convoi.

Bon petit Belge ou boche du nord ?

Arrivé à Toulouse le 19 mai 1940, le général de Selliers de Moranville (1852-1945) obtient le soutien des autorités françaises pour mettre en place trois centres de formation, dénommés  » Centres de Recrutement de l’Armée Belge (CRAB) « . Identifiés d’après la numérotation des zones militaires françaises correspondant à leur situation : le 15e CRAB se trouve dans le département du Gard, le 16e CRAB dans l’Hérault et le 17e CRAB s’étend entre la Garonne, le Gers et l’Ariège. Une fois dans les centres, les recrues sont réparties en compagnies, dont quelquesunes seront employées dans l’industrie et l’agriculture. Outre des services médicaux, de transport et de ravitaillement, les CRAB sont équipés pour l’entraînement. Un cadre d’officiers et de sous-officiers est rapidement constitué pour garantir la discipline – du moins en théorie.

Des nuées de réservistes affluant à Toulouse, des bâtiments scolaires sont réquisitionnés, ainsi que des logements et pistes cyclables privés. Des listes de noms et fichiers personnels sont également dressées. Au départ, la population locale se montre des plus hospitalières.  » Pour un Gascon, les « petits Belges » que nous sommes ont du mérite : la Grande Guerre leur a indéniablement prouvé notre valeur « , relève Herman Geerts. Mais après la reddition de la Belgique, le 28 mai, toute trace de sympathie disparaîtra du jour au lendemain : le bon petit Belge d’hier n’est plus qu’un sale boche du nord. Celui qui demande un peu d’eau pour étancher sa soif s’entend répliquer :  » Va la chercher dans ton canal Abert !  » La plupart des garçons n’osent presque plus quitter la caserne.

Van onze jongens, geen nieuws, 2015, Ed. Manteau,
Van onze jongens, geen nieuws, 2015, Ed. Manteau,

L’enfer d’Agde

Toulouse ne parvenant plus à absorber les flots incessants de réservistes et réfugiés belges, des dizaines de trains quittent la ville à destination de l’un des CRAB. Le 18 juin, toutes les jeunes recrues y sont regroupées. Certains y trouveront leur compte.  » Le 17e CRAB ressemble à un camp scout bien déjanté « , écrit Serrien – dans la région de Montpellier, le mouvement de jeunesse local est largement impliqué dans l’organisation logistique des centres. Avec leurs sacs à dos, gamelles, canifs et sacs de couchage, les scouts sont très bien équipés.

Mais tous les CRAB n’ont pas autant de chance : à Agde, dans l’Hérault, le 16e CRAB ne tarde pas à être surnommé  » l’enfer « . Sous la garde de soldats sénégalais et tchécoslovaques armés de baïonnettes, le camp se compose de 53 baraquements en bois aux toits de tôle ondulée.  » Une espèce de grand hangar vide, avec, de part et d’autre, deux séries de planches brutes à même le sol et une allée de terre entre les deux « , se souvient Jozef Stoffels.  » On reçoit chacun deux oeufs, mais le blanc est presque noir et le jaune verdâtre. Quelle infection ! Le soir, on a droit à de la soupe : un bol d’eau tiède où flottent dix-sept petits grains de maïs.  » Une mutinerie éclate au moins une fois par semaine. La plus terrible est la révolte du 2 juin, le jour du riz au lait :  » Les recrues ont encerclé la baraque du commandant et tapissé les murs de riz au lait dans un chahut d’enfer « , poursuit-il.  » Résultat : privés de repas, nous sommes restés enfermés toute la soirée dans nos quartiers. « 

Où restent donc nos enfants ?

La date du 10 juin marque un tournant. L’Italie ayant déclaré la guerre au Royaume-Uni et à la France, cette dernière signera l’armistice avec l’Allemagne nazie à peine douze jours plus tard. Dans ces conditions, les autorités belges n’ont plus de raison de maintenir les CRAB en France. Vu l’inutilité des bataillons de réserve, plus rien ne s’oppose à leur rapatriement. Il leur faudra des trains et des itinéraires, avec des antennes médicales et du ravitaillement. Sur le plan logistique, le rythme des opérations est entièrement soumis au bon vouloir de l’occupant allemand. Des nouvelles du sort des appelés filtrent peu à peu jusqu’en Belgique.  » Comment étaient hébergés nos jeunes de 16 à 35 ans « , titre la Une du quotidien Het Algemeen Nieuws. Fin juillet, le journal Volk en Staat se pose cette question :  » Où restent donc nos enfants déportés en France ? « 

Au même moment, dans les CRAB, la frustration se fait cruellement sentir. Les tentatives d’évasion deviennent de plus en plus fréquentes. Fin juillet, Agde est déjà à moitié vide.  » Tout le monde est impatient de quitter cet endroit, mais peu sont prêts à sauter le pas « , raconte un réserviste.  » Je m’ennuie mortellement, ici.  » Ceux qui n’en peuvent vraiment plus d’attendre finissent par se lancer à l’aventure. D’autres prennent encore le temps d’arpenter le village une dernière fois et prennent congé des habitants.  » L’excitation d’hier a cédé la place à une certaine mélancolie – le chagrin du départ et de la séparation « , écrit Albert Segers.  » On se promet mutuellement de chercher à se retrouver après la guerre. « 

Le 2 août, Jef Haesen, l’un des nombreux enrôlés, alors très amaigri et affaibli, reçoit enfin la nouvelle tant attendue : il peut retourner en Belgique  » Un ciel d’azur et un soleil de plomb, et pas la moindre brise pour se rafraîchir un peu « , écrit-il.  » On ne fait que transpirer en haletant. Mais peu importe, puisqu’on sera bientôt à la maison ! « 

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