3001, odyssée de L’Express

En France, l’hebdomadaire sort son 3001e numéro. Jean-Louis Servan-Schreiber, qui en fut un temps le directeur, raconte comment, en 1963, son frère Jean-Louis décide de l’envoyer aux Etats-Unis. Mission : transformer l’ Express en Time à la française. Une mutation décisive qui a enfanté la presse magazine.

L’Express a été lancé en 1953, sous forme de tabloïd ; il s’est transformé en newsmagazine dix ans plus tard. Pourquoi ? E L’Express est né de l’urgence de porter Pierre Mendès France au pouvoir et de régler le problème indochinois. Puis il s’est trouvé  » pris  » dans l’insurrection algérienne, dont personne, au début, n’avait mesuré l’ampleur. A cette époque, tout le monde, y compris François Mitterrand, considérait l’Algérie comme faisant partie intégrante de la France : on ne parlait donc pas de  » guerre d’Algérie « , mais de  » pacification « . L’Express est devenu le lieu où s’exprimaient les gens qui militaient contre cette pacification. Le journal de mon frère gênait, il a été saisi plusieurs fois, mais cela ne faisait que renforcer son succès, et son tirage est monté jusqu’à 180 000 exemplaires. En 1962, cependant, les accords d’Evian mettent fin à la guerre d’Algérie et L’Express, perdant en quelque sorte sa mission, voit ses ventes retomber à 130 000 exemplaires. Jusqu’alors, il est imprimé sur du papier journal, format tabloïd, et, même s’il bénéficie de qualités visuelles inédites, il a, en noir et blanc, cette allure un peu cheap qui correspond à la France de l’époque. Or celle-ci commence à changer : au milieu des Trente Glorieuses, les objets deviennent plus design, les DS sillonnent les routes, les magazines se développent…

Et JJSS décide de le transformer en newsmagazine…

E L’exemple qui l’inspire d’abord est allemand : Der Spiegel. Ses articles étaient solides, mais leur présentation était austère. Comme Jean-Jacques avait un tropisme américain et que j’étais disponible – ma famille venait de céder Les Echos – nous avons pensé que le meilleur emploi de cette vacance était d’aller voir ce qui se faisait outre-Atlantique. J’ai donc embarqué sur le France. Un long voyage… et un souvenir terrible : un jour où je regardais un film avec Johnny Hallyday dans la salle de cinéma du paquebot, un haut-parleur nous a annoncé que John Kennedy venait d’être victime d’un attentat à Dallas. Je suis arrivé à New York juste après les obsèques.

Comment avez-vous enquêté ?

E Je suis resté quatre mois aux Etats-Unis, et j’ai rencontré tous les dirigeants des journaux qui comptaient – Time, Life, Fortune, Look… J’ai été très bien accueilli, on me livrait facilement les recettes de fabrication. J’accumulais les documents qu’on me donnait – des encarts d’abonnement aux modèles de mailings – dans une grande malle. En même temps, je continuais de recevoir L’Express, je le lisais de la première à la dernière page, crayon en main, et je trépignais. Les articles étaient trop longs, pas assez variés, sans humour ; les enquêtes, peu fouillées. Vues de New York, ces prises de position  » éditorialisantes  » et antigaullistes paraissaient très datées. Quand je suis revenu, Jean-Jacques m’a demandé de rédiger un rapport. Le modèle américain – celui de Time, en l’occurrence, Newsweek n’étant qu’un me too product [un produit jumeau ]- lui a paru tentant ; il m’a proposé de venir le réaliser avec lui.

Disposait-il des financements nécessaires ?

E Jean-Jacques a ouvert des négociations avec Jean Prouvost, l’éditeur de Paris Match. Mais Prouvost exigeait 51 % du capital. Jean-Jacques a failli accepter, convaincu qu’il  » anschlusserait  » Prouvost de l’intérieur, comme il avait  » anschlussé  » le Parti radical. Mais Françoise Giroud et moi-même l’en avons empêché. Mieux valait essayer de se débrouiller seuls. Finalement, la moitié des fonds propres (1,5 million de francs de l’époque) ont été apportés par la famille, le reste faisant l’objet d’un prêt. Nous nous sommes installés rue de Berri.

Comment avez-vous vendu le projet aux journalistes ?

E Avec difficulté ! Time ne signait pas ses articles, car ils étaient écrits par plusieurs personnes. Les sujets étaient lancés en conférence de rédaction, on envoyait des fax aux correspondants dispersés dans le pays, et ils renvoyaient au journal le fruit de leurs enquêtes. Sur place, à New York, il n’y avait que des documentalistes (researchers) et des  » écriveurs « , ou rédacteurs, nourris par les notes des enquêteurs. C’était un travail industriel, pourquoi signer ? Lorsqu’on a voulu appliquer ces méthodes avec les journalistes français, ils ont hurlé. Jean-Jacques avait pour habitude d’être très directif. Finalement, c’est Françoise Giroud qui récrivait tout ! Côté documentation, mon ex-épouse, Claude, qui était venue avec moi aux Etats-Unis et avait observé le fonctionnement des services de documentation, fut chargée de répertorier les articles et les études publiés sur les différents sujets d’actualité et d’établir chaque semaine la liste de sujets à évoquer en conférence de rédaction. Mais certains journalistes prenaient la note et la jetaient ostensiblement à la corbeille. Ils étaient des combattants, on leur demandait de devenir des reporters !

C’est à cette époque que sont partis des journalistes tels que Jean Daniel ?

E Voir ses papiers récrits, coupés, et même pas signés, c’était difficile à accepter… Nous avons d’ailleurs cédé très vite sur la signature.

Avez-vous aussi appliqué les techniques américaines en matière de vente ou de marketing ?

E L’Express comptait à cette époque 30 000 abonnés environ, et leur recrutement était artisanal. Il a fallu trouver des fichiers, calculer des rendements, utiliser des ordinateurs. J’ai fait venir des rédacteurs de marketing américains pour rédiger l’offre d’abonnement. Françoise Giroud a protesté ( » C’est du charabia ! « ) et rédigé un texte bien meilleur. On l’a mis en concurrence avec celui des professionnels et le verdict a été sans appel : il a obtenu 50 % de rendement en moins ! L’Express a été le creuset de tout le processus de modernisation de la presse française. Il a posé les jalons d’une industrie moderne de la presse magazine.

Voilà pour la forme. Mais vous l’avez aussi transformé sur le fond…

E Nous avons découpé le journal comme les news américains : France, international, économie, vie moderne, culture, etc. Avec Madame Express en plus. Au final, c’était une vraie révolution : presque plus d’éditos, beaucoup plus de photos (le texte avait toujours eu tendance à étouffer la photo) et la taille habituelle des articles divisée par deux.

Et l’expérimentation a marché…

E L’appétit de modernité était fort. Les cadres avaient enfin trouvé un magazine qui leur ressemblait. Mais les gens de Time nous avaient prévenus : si vous vous transformez en newsmagazine, vous allez gagner en diffusion, mais perdre en influence. Ils avaient raison : L’Express n’a plus été à la pointe du combat politique. Mais il n’a cessé de secouer les schémas classiques d’une société un peu figée, de faire bouger les lignes et d’affirmer que tout ce qui était nouveau – la Nouvelle Vague, l’informatique, Histoire d’O, Brigitte Bardot… – était intéressant.

Diriez-vous qu’avec Internet les journalistes vont maintenant disparaître ?

E Les supports vont changer, mais les journalistes garderont leur fonction : le tri intelligent. Le journaliste est quelqu’un à qui l’on fait confiance pour extraire du flot des informations – un véritable tsunami désormais – celles qui sont importantes pour un public donné. Il doit toujours utiliser sa compétence non pour dire le vrai, mais pour poser les bonnes questions.

Propos recueillis par Christine Kerdellant

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