2014, année provoc’?

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Quelles ont été les provocations de l’année 2014 en matière de création ? Pas forcément celles qu’on croit. Cette question en engendre une autre : l’art contemporain doit-il choquer pour subsister ?

Si 69 fut l’année érotique, 2014 restera-t-elle comme celle de toutes les provocations en matière d’art et de création ? La question mérite d’être posée. Quand on jette un coup d’oeil dans le rétroviseur des douze mois écoulés, il n’y a paradoxalement pas grand-chose à se mettre sous la dent. Que retenir ? L’embarrassant majeur de l’architecte américain, Frank Gehry – 85 ans quand même… – adressé à un pauvre journaleux coupable d’avoir osé suggérer que le grand oeuvre du bonhomme serait à ranger dans la catégorie  » architecture-spectacle « ? Maigre. La provocation ressemble davantage à la colère d’un esprit autosatisfait peu habitué à être contrarié. Les phrases lancées à la suite du geste en témoignent, entre  » Dans le monde actuel, 98 % des bâtiments construits sont de la pure merde  » et  » Pour l’amour de Dieu, voulez-vous bien nous laisser tranquilles… ? Je travaille avec des clients qui respectent l’art de l’architecture. Ne posez pas de questions stupides.  » Leave Gehry alone !

Mon beau sapin

D’où vient alors l’impression de controverse qui projette son ombre sur l’année écoulée ? Il ne faut pas chercher bien longtemps. Le buzz scandaleux de 2014, c’est à coup sûr l’affaire McCarthy. Le fameux  » enculoir  » de la Place Vendôme. Rappel des faits. Tree de l’artiste Paul McCarthy, une oeuvre gonflable de 24 mètres de haut, a été installé sur la place Vendôme à Paris le 15 octobre 2014. Au moment d’en régler les derniers détails, l’artiste américain avait été frappé au visage et, deux jours plus tard, des inconnus avaient débranché l’alimentation électrique de la soufflerie alimentant la structure, puis défait les sangles. Plof. Malgré le fait que Tree avait obtenu toutes les autorisations nécessaires – de la préfecture de police, de la mairie de Paris et du ministère de la Culture, en lien avec le Comité Vendôme, qui regroupe les commerçants de la place -, l’oeuvre a disparu de la Place sous la pression de ceux qui y voyaient le symbole d’une  » humiliation  » infligée au patrimoine parisien.

Big deal ? Pas vraiment, dans la mesure où ce sont davantage les réactions des  » pour  » et des  » contre  » qui ont fait couler de l’encre que l’oeuvre en elle-même. A coups de tweets et de publication sur Facebook, les deux camps se sont affrontés. Les premiers reprochant aux seconds de mettre à jour leur  » saleté profonde « (1) plutôt que l’esprit soi-disant tordu du créateur d’une oeuvre satyrique. Les seconds blâmant les premiers d’accepter sans broncher une  » provocation de trop « ,  » celle risquant de mettre à nu les ressorts du système économique de l’art contemporain: une coterie de riches, de critiques et de fonctionnaires de la Culture s’accaparant l’espace public pour décréter « oeuvres » des signes qui servent de plus en plus la rente financière et sa défiscalisation massive « (2) Rien que ça. Au final, nombreux sont les analystes qui ont jugé le débat terriblement stérile, entre arguments de surface et jugements à l’emporte-pièce. C’est peut-être ici qu’il faut rappeler la très pertinente intervention de Gilles Deleuze en 1990 à la faveur d’une interview accordée à L’Autre Journal :  » Le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer « (3). En clair, pérorer à tort et à travers est le meilleur moyen pour rester à jamais à distance des vraies questions.

Pour en revenir à McCarthy, force est de constater que peu de critiques d’art sont venus à la rescousse. Récemment interviewé pour son Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain, Pierre Nahon s’exprimait en ces termes :  » J’ai été voir sa dernière exposition à la Monnaie de Paris. Quand on voit ça, ses chocolats, on se pose des questions. Qu’est-ce que l’art aujourd’hui? A la sortie, on entend: « C’était drôle. » Mais l’art n’a pas à être drôle. Ce n’est pas suffisant.  » Pas mieux du côté de Pierre Sterckx, critique d’art belge exilé à Paris pour qui  » s’il est évidentque McCarthy cherche l’obscénité, reste que l’on ne répond pas à l’obscénité en brisant une oeuvre, c’est grotesque « .

La claire Fontaine

Pour Pierre Sterckx, dans le contexte actuel, provoquer est de plus en plus difficile.  » Aujourd’hui, il faut vraiment mettre le paquet pour choquer l’opinion publique. Regardez McCarthy, il a vu les choses en grand… Autrefois, on voyait un bout de cheville et ça faisait scandale; désormais, quand Madonna montre ses seins, tout le monde s’en fout.  » Selon le critique d’art, on n’a rien compris si l’on pense que art contemporain et provocation sont indissociablement liés. Il explique:  » J’ai un jour dit à Wim Delvoye qu’il était un provocateur. Je pensais à Cloaca, sa machine à faire de la merde qui pose la question cruciale de savoir si un tas d’excrément pouvait accéder au statut d’oeuvre d’art. Il m’a répondu: « La provocation est dans votre tête, pas dans la mienne. » Cela m’a fait beaucoup réfléchir, j’en suis venu à distinguer deux types d’artistes, les provocateurs et les explorateurs. Les premiers mettent sur pied une stratégie de communication, ils brisent les codes de la décence pour faire parler d’eux. Les seconds sont mus par une dimension libératrice. Chez les surréalistes, cet antagonisme est marqué par Dali, d’un côté, absolu provocateur, et Magritte de l’autre, génie explorateur. Marcel Duchamp, quant à lui, est l’explorateur par excellence, celui qui a fondé artistiquement l’art contemporain. Sa Fontaine, le fameux urinoir qui a tellement fait jaser est à comprendre comme une rupture, un acte subversif interrogeant tout: le statut de l’objet industriel, celui de la création, de l’artiste, d’une exposition…  »

Tout dire

La difficulté de susciter des réactions et d’y voir clair est aujourd’hui renforcée par une équation inattendue que soulevait Dany-Robert Dufour dans un article du Monde Diplomatique.  » L’art contemporain est révolutionnaire; en conséquence, ceux qui ne l’apprécient pas sont soit de francs réactionnaires, soit des réactionnaires qui s’ignorent, c’est-à-dire des néo-réactionnaires. De telles étiquettes sont aujourd’hui systématiquement posées sur tous ceux qui osent encore s’interroger devant certaines oeuvres et pratiques d’art contemporain. Plutôt que de courir le risque d’être soupçonné de populisme, d’incompétence ou de sottise, rien d’étonnant si l’on choisit le plus souvent de taire ses réserves.  » A la lueur de ce point de vue et de celui de Pierre Sterckx, il apparaît que la notion de provocation est double, qu’elle cache deux aspects. D’une part, la provocation pure et simple, vide serait-on tenté de dire ; de l’autre, la subversion et la transgression, libératrices et chargées de signification. C’est bien entendu le premier terme, doublé de son aura de persuasion clandestine, qui est retenu par les détracteurs de l’art contemporain. Hélas, car la valeur de transgression est quant à elle positive, venant questionne toute société qui reste arc-boutée sur une série d’a priori. Les artistes de la transgression investissent l’art du pouvoir de  » tout dire « , loin de toute provocation. Un  » tout dire  » salutaire qui aide à  » se défaire des certitudes les mieux ancrées, à la seule fin de relancer la quête du sens, c’est-à-dire la recherche de sens nouveaux « (5) car  » (…) l’art ne se réduit pas à un discours, un message, il dit ce que l’on ne sait pas encore, il rend visible ce qui n’était pas encore répertorié, il ajoute au monde connu. « (6)

Rester intempestif

Sceptique quant à cette vertu transgressive ? 2014 a donné deux beaux exemples qui prouvent que la société a tout à gagner d’une confrontation à l’art et qu’il existe encore des situations où les artistes sont rappelés à la règle, aussi arbitraire soit-elle. Ainsi de l’exposition de dessins censurée de Thomas Mathieu dans le square Charles de Gaulle à Toulouse. Interdite par la maire de la ville en raison du caractère  » violent  » du propos. Or, la BD Crocodiles de Mathieu est un cinglant brûlot contre les violences faites aux femmes et le machisme ambiant. Le tout au travers d' » histoires de harcèlement et de sexisme ordinaire  » au ton sans complaisance… à l’image de la réalité crue du phénomène. Où est la provocation quand on sait qu’en France, une femme décède tous les trois jours sous les coups de son compagnon? Plus loin de nous, on apprenait il y a peu par l’agence officielle Chine Nouvelle que le gouvernement de Xi Jinping avait décidé d’envoyer les artistes, cinéastes et gens de télévision à la campagne pour y  » acquérir un point de vue correct sur l’art  » au contact des  » masses  » rurales. Cette annonce a suivi de peu une intervention du Président chinois qui a stigmatisé la  » vulgarité  » de certaines productions artistiques, invitant les créateurs à défendre les  » valeurs socialistes  » et à  » servir le peuple « . On n’est pas loin de  » l’art dégénéré  » et du spectre des mauvais souvenirs qui lui collent à la peau. Merci aux artistes et aux créateurs de toute sorte de rester intempestifs.

(1) Eric Loret, De Molière au Tree de McCarthy: 350 ans de plug anal artistique, Libération du 18 octobre 2014.

(2) Eric Conan, Le « plug anal » de McCarthy place Vendôme: un accident industriel?, Marianne du 26 octobre 2014.

(3) Cité par Diane Lisarelli dans Internhate, Les Inrockuptibles du 26 novembre 2014.

(4) (5) et (6) Dany-Robert Dufour, Créateurs en mal de provocation, Le Monde Diplomatique, avril 2010.

MICHEL VERLINDEN

Pérorer à tort et à travers est le meilleur moyen pour rester à jamais à distance des vraies questions

Merci aux artistes et aux créateurs de toute sorte de rester intempestifs

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