2) Un meilleur dialogue entre politiques et visionnaires

Et si on pensait la ville autrement ? A l’occasion de l’exposition Vegetal City, Paul Magnette, ministre fédéral du Développement durable, et Luc Schuiten, architecte, se parlent d’avenir.

Paul Magnette : Votre projet architectural est centré sur des métropoles habitées, dans lesquelles on trouve surtout des activités tertiaires. Or il existe, en Europe, de nombreuses zones comprenant un mélange de friches industrielles, de villes, d’anciennes voies de chemin de fer, etc. Dans quelle mesure vos idées sont-elles transposables à ce contexte-là ?

Luc Schuiten : Mes projets sont conçus à très long terme pour que je puisse travailler à court terme. On sait que la société industrielle a un temps de vie limité, par définition : les ressources naturelles les plus abondantes seront encore disponibles cent ans, au maximum. Notre seule possibilité de développement durable s’appuie dès lors sur le vivant. C’est à partir de structures vivantes existantes que l’on peut construire. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il faut abandonner progressivement le système industriel au profit d’autres modes de production. L’industrie s’est trop développée par rapport à ce que la terre peut supporter. Il faut diminuer son impact pour réduire les déchets jusqu’à les supprimer totalement. Dans la nature, il n’y a pas de déchets. Tout est recyclé. Regardez l’araignée : elle produit un fil qui, à diamètre comparable, est aussi résistant que l’acier. Et tout ça à partir de son ventre ! Pourquoi n’y parviendrions-nous pas, nous, humains ? Nous n’avons pas encore trouvé. Il faut mettre en place des technologies qui n’ont plus rien à voir avec celles que nous avons connues. Et pour cela, le bio-mimétisme peut être très inspirant.

P. M. : Je suis d’accord pour dire qu’il faut aller vers un système où tout se recycle. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut en finir avec la sidérurgie. Même l’acier peut être recyclé. En revanche, je pense qu’il faudra, à l’avenir, tenir davantage compte de la dimension sociale dans les projets de développement urbanistique : l’augmentation de la durée de vie va bouleverser le xxie siècle en profondeur. C’est un véritable changement de civilisation, qui pourrait être intégré dans la réflexion en jouant notamment sur les échanges intergénérationnels.

L.S. : La mixité, au sens large, est en effet quelque chose de formidable. A l’opposé, il n’y a rien de pire que les ghettos.

P.M. : De riches ou pauvres, d’ailleurs. Enfermés dans leurs ghettos, les riches ont encore plus peur… Je reviens sur ce que nous disions sur l’industrie. Comment repenser tout le maillage du sillon Sambre-et-Meuse ? Certains affirment que ce ne sera possible que quand la sidérurgie aura été supprimée du paysage. Je ne crois pas. Regardez le Ravel (réseau de voies lentes), qui redonne vie aux anciennes voies de chemin de fer, ou l’exploitation créative des terrils. A travers des projets comme ça, ces symboles de l’industrie prennent une autre signification, sans toutefois disparaître.

L.S. : Et puis ces sites industriels sont notre histoire ! Cela a tout son sens de les reconvertir.

P.M. : Tout ça pour dire que j’aimerais vous voir redessiner le sillon Sambre-et-Meuse…

L.S. : Avec grand plaisir ! Mais que fait-on aujourd’hui ? Il faut poser la question du destin de la ville dans sa quatrième dimension, c’est-à-dire le temps.

P.M. : Ça me rappelle un livre que je lisais quand j’étais enfant. Il retraçait l’histoire d’une ville qui se transformait au fil du temps, comme un organisme vivant… J’ai visité quelques villes nouvelles : elles sont très fonctionnelles, mais d’une grande froideur. Elles manquent d’âme.

L.S. : Il y a en effet une grande richesse dans le mélange entre des éléments de la ville ancienne avec ceux de la nouvelle. C’est très gênant quand une ville est pensée par un seul homme. Cela peut devenir de la dictature. Quand la ville est gérée en vertu des grands principes de la nature, cela n’arrive jamais…

P. M. : Votre approche de la mobilité me laisse plus sceptique. Vos machines bio-mimétiques nécessitent un changement complet de mentalité puisque non seulement vous bannissez la voiture de la ville, mais aussi les transports publics !

L. S. : Ah non, mon projet de chenillard ( lire page 68) est un mélange de véhicule individuel et de transport en commun. Mais il est vrai qu’en ce qui concerne les voitures actuelles je trouve aberrant que l’énergie qu’elles produisent serve pour l’essentiel à faire bouger le véhicule lui-même, avec, le plus souvent, un seul passager à bord.

P. M. : Oui, parce que le monde actuel n’est pas très gai. Notre vie n’est pas conviviale. On vit de plus en plus dans des espaces clos. Les gens sont nerveux, stressés… On peut changer les choses, petit à petit. Mais pour cela, il faut casser le préjugé selon lequel l’habitat et la mobilité durables, ou les aliments bio, coûtent plus cher, ou sont plus moches, ou moins bons. Regardez le tram, à Strasbourg. Au début, personne n’y croyait. Maintenant, toutes les villes veulent leur tram : ils sont conviviaux, accessibles à tous et ils ne polluent pas. En matière d’habitat, de travail et de déplacements, on peut améliorer la vie des gens avec de petits changements. Il y a une grande aspiration de la population à retrouver des formes de sociabilité. Regardez le succès des sociétés de gilles et de marcheurs, dans l’entre-Sambre-et-Meuse : elles enregistrent une énorme progression du nombre de leurs membres, depuis quinze ans.

L. S. : Il faudrait d’ailleurs profiter de la crise économique actuelle pour repartir vers quelque chose de différent : travailler moins et consommer moins.

P. M. : Réduire le temps de travail n’est pas la solution. En France, le passage aux 35 heures a généré une forte inégalité dans le temps consacré aux loisirs, entre hommes et femmes, et une augmentation du stress au travail, où l’on doit accomplir les mêmes tâches en moins de temps. Je le dis à l’aise parce que je suis socialiste. Il faut plutôt changer le travail que réduire le temps de travail. Il faut aussi le relocaliser pour augmenter le confort des salariés au quotidien. Ce que je trouve, par contre, dangereux, c’est la flexibilité des horaires de travail, comme l’ouverture des commerces le dimanche, parce que ça tue les moments de convivialité partagés entre tous.

L.S. : Que pensez-vous de la décroissance économique soutenable ?

P. M. : La décroissance pose un problème si elle n’est pas organisée. On est déjà en décroissance économique actuellement et on voit bien que ce sont les classes les plus faibles qui trinquent le plus. Mais si on l’organise, en introduisant des normes contraignantes et des incitants divers, je n’ai pas d’objection face à la décroissance, à laquelle est intimement liée la question de la répartition des richesses. On voit déjà qu’avec la crise les dépenses des ménages se rééquilibrent. Au détriment des voitures, par exemple.

L.S. : Pourquoi les gouvernements aident-ils l’industrie automobile ?

P. M : Voilà un bon exemple de ce qu’on peut faire pour réorienter un secteur. Le ministre des Finances, Didier Reynders, a suggéré l’instauration d’une prime à la casse pour les voitures les plus polluantes. Nous avons assorti ce projet de conditions : il faut s’assurer que les voitures en question soient envoyées à la casse et pas exportées ailleurs, où elles continuent à polluer, et il faut que la voiture achetée en remplacement soit plus  » propre « . Cette mesure ne coûterait pas très cher à l’Etat, elle est intéressante pour les ménages, pour l’environnement et pour l’industrie. Il ne faut donc pas faire de la décroissance n’importe comment. Ici, c’est une décroissance sélective. Je crois qu’en trois ou quatre étapes on peut très bien amener la population à passer du 4 x 4 à la voiture électrique. Pareil pour généraliser les maisons passives.

Le Vif/L’Express : Trouvez-vous que l’indice du PIB (produit intérieur brut) est pertinent pour établir le bulletin de santé d’un pays ?

P. M. : Tel quel, il ne l’est plus. Il faudrait d’autres indices qui prennent aussi en considération le développement humain, l’empreinte écologique et la cohésion sociale. En Belgique, on avance dans ce sens. Depuis quelques années, chaque décision du gouvernement fédéral s’accompagne d’une étude d’incidence sur le développement durable. On va essayer d’obtenir la même chose au niveau de la Région wallonne. Disposer d’un indice agrégé qui tienne compte de toutes ces dimensions en même temps est impossible. Mais ce serait intéressant d’avoir trois indices qui permettent, en triangle, d’analyser la pertinence des projets politiques.

Propos recueillis par Laurence van Ruymbeke

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