2. Pierre Mertens, le lion engagé

Musicien des mots, familier de toutes les disciplines qui touchent à l’homme, orfèvre des lettres et observateur attentif du temps présent, l’écrivain passionné sait aussi cultiver la patience

« Je suis un intégriste de la nuance. » La crinière est altière, la voix douce, la source intarissable. Le débit, fluide, s’accélère soudain, les mots se fondent en formules pesées. La nuance, oui, la modération, non. Pierre Mertens, juriste et romancier, nous reçoit dans son appartement qui domine Bruxelles. Alignés le long du mur, d’innombrables ouvrages – Camus, Kafka, Rilke, Joyce, Colette, Proust, Kundera et tant d’autres. Des disques aussi. La musique figure, avec la littérature, la politique ou la médecine, parmi les éblouissements multiples de ce contemplatif actif.

Un discours à la fois rigoureux et lyrique, une quête constante du mot juste, de l’expression qui touche. On reconnaît là le professionnel de la chaire, le familier du prétoire, l’as de la prose.

Son parler est, comme cette ébauche de 500 pages qui somnole dans ses tiroirs depuis plusieurs printemps, un roman-fleuve en soi. Pierre Mertens est investi, à l’instar de son dernier-né, Perasma par une pléiade de personnages secondaires et essentiels: le romantique, amoureux de l’amour, l’homme de loi engagé, l’aspirant musicien, le poète, le pamphlétaire, le globe-trotteur… Professeur de droit international à l’ULB, l’écrivain fut aussi observateur judiciaire de la Ligue des droits de l’homme et d’Amnesty International. Il se répand peu sur son parcours académique, préférant mettre en exergue le chemin littéraire.

Il est né, comme on dit, à l’aube de la guerre. « Hitler a annoncé son intention d’envahir la Belgique dans un mémorandum le 9 octobre 1939. Il se fait que c’est ma date de naissance. » Une paix royale (1995) raconte l’histoire d’un enfant porteur de cette coïncidence étrange. L’ouvrage, qui narre « un moment de l’histoire royale sur un mode shakespearien » lui valut un procès en justice pour avoir « porté atteinte à l’honneur de Léopold III ». « On a essayé d’en faire un objet de scandale de manière tout à fait artificielle. Un procès lamentable est venu le sanctionner. J’ai gagné, et voilà. Sans rancune. Le livre a par ailleurs reçu en 1996 le prix Jean Monnet des littératures européennes, le plus beau que j’aie eu après le Médicis, qui a couronné Les Eblouissements, en 1987. »

Une enfance terrée. Une identité juive révélée sur le tard. « J’ai vécu dans une famille de résistants qui cachait de nombreux juifs. En même temps que j’apprenais la langue, je devais me taire. L’apprentissage du silence est une excellente école. » Une trilogie, L’Inde ou L’Amérique (1969), Le Niveau de la mer (1970) et La Fête des Anciens (1971), évoque ce gamin qui « poussa comme du chiendent ».

Au terme de ses études secondaires, il embraie sur le droit « pour échapper aux lettres, trop orthodoxes ». Et assouvit une autre passion, les voyages, la découverte d’un monde qu’il assimile à une valise à double fond. Baroudeur indéniable, il se targue « d’avoir été sur le terrain plutôt que de discuter le coup au café du Commerce. » En 1974, il enchaîne logiquement sur un roman politique, plus contemporain, Les Bons Offices, qui traite du conflit israélo-arabe. « Si on a pu rééditer ce titre cette année en livre de poche, c’est parce que, hélas! l’histoire n’a pas une ride. » Dans cette lignée, il y eut aussi Terre d’asile, en 1978, l’histoire d’un réfugié politique chilien qui débarque en Belgique et doit tout reconquérir.

En 1982, Pierre Mertens rédige le livret de La Passion de Gilles, un opéra de Philippe Boesmans. Une façon d’assouvir ses aspirations de mélomane. « J’aurais aimé être pianiste si j’avais eu un minimum de dons. » Et d’évoquer Wagner, Bela Bartok ou Schubert, le compagnon de toujours. « La musique, pour moi, ça va de Monteverdi à Stockhausen, en passant par les Moody Blues ou les Beatles. » Une musicalité que l’on retrouve aussi dans les mots, dans la scansion mentale du verbe, qu’il juge essentielle. « Si un roman n’est pas musical, je ne le lis pas. » Son style, qu’il qualifie lui-même de baroque, est un subtil brassage de vocables précieux, parfois obsolètes, de néologismes et de termes exotiques. « Ecrire des formes nouvelles, c’est guérir le langage de sa cancérisation. » Perdre (en 1984) marque un autre tournant dans sa carrière. « C’est un livre érotique qui transgresse pas mal de tabous. Il n’y a pas eu de censure. Juste une menace. » Dans son dernier ouvrage, Perasma, il décrit aussi une passion charnelle « pas édulcorée », un érotisme « pas gratuit ». Comment voit-il l’engouement récent pour une « nouvelle pornographie »? « C’est du matraquage. Catherine Millet occupe une place singulière dans la littérature d’aujourd’hui. Virginie Despentes, c’est davantage de la provocation, un jeu de la forme tellement exagéré qu’il en devient insignifiant. Un film comme L’Empire des sens allait par contre très loin dans l’étalage sans gratuité, obéissant à une espèce d’ascèse personnelle. »

Dans son dernier roman en date, Perasma, Pierrot Saturnin, librettiste, créateur de l’ombre, vit dans un pays nommé l’Innommie, métaphore du Royaume. Il rencontre Perasma, musicologue grecque et vit avec elle une passion ultime et première. « C’est l’histoire d’un amour de l’aube vécu au crépuscule. Sa force juvénile est inextinguible. Il y a une allégresse qui ne dépérit pas. » Kundera dit avoir perçu, dans Perasma, des accents flaubertiens. « C’est un grand honneur. » Ce roman, il le conçoit comme une convergence de toutes ses obsessions. Il baigne dans l’amour et la musique, est ponctué de descriptions médicales. Et il offre, en toile de fond instable, le décor fugitif de l’Innommie, ce pays maudit mais qu' »on ne quitterait pas pour un million ». « Sans ressembler à du nationalisme, c’est l’amour d’une terre ambiguë, pas monolithique, une métaphore de l’Europe en raccourci. Malgré ses problèmes parfois absurdes, notre pays reste globalement un pays de tolérance. Les aventures extrémistes y ont toujours capoté. Voyez l’attitude que l’on a eue par rapport à Messieurs Haider, Pinochet ou Berlusconi. Qu’un petit pays dame le pion tout à coup à une grande nation, c’est un vrai sujet de fierté. » Comment vit-il la dénaturation de ce terme de belgitude, créé un jour en guise de boutade avec le sociologue Claude Javeau, et désormais parfaitement galvaudé ? « On s’est mépris sur ce qui était une espèce de pastiche de la négritude de Senghor et de la féminitude d’Evelyne Sullerot. Nous entendions par belgitude le fait que, pendant des générations entières, les créateurs en Belgique se sentaient tellement brimés, abandonnés, que la tentation d’exil était grande. Dorénavant, le dialogue est noué avec les institutions et, meme si tout n’est pas résolu, le créateur existe enfin dans ce pays. »

Opposé à un « dogmatisme vociférant » et à une surenchère provocatrice consistant à « bomber les pectoraux et emboucher les trompettes », Pierre Mertens se pose comme un « fanatique de la nuance », loin des myopies et des outrances. « Les vérités les plus fortes sont parfois chuchotées. » Ne craint-il pas l’amalgame entre nuance et modération prudente ? La réponse file comme un trait. « Mais non, parce que je suis quand même pétri de convictions ! Et je suis allé sur le terrain. Je n’apprécie pas les intellectuels qui ne pontifient sur le sens de l’histoire que dans les arrière-tavernes. J’ai pris des positions très nettes sur des dossiers cuisants, sur la junte argentine par exemple même si, dans l’ensemble, mon oeuvre est un hommage à la complexité des choses. Il y a des intégristes de la modération, des gens qui sont modérés en permanence. Ils le seraient même devant le génocide. Quelqu’un qui se prétendrait un intellectuel et resterait complètement taciturne devant l’affaire du World Trade Center ne mériterait pas le nom d’intellectuel. Et ceux qui, trois jours après les attentats, sont allés devant les ambassades des Etats-Unis en scandant « Américains, assassins! » sont d’une légèreté mentale hallucinante. » Parmi les desseins de l’écrivain, il y a cette oeuvre ambitieuse, un chantier entamé il y a quinze ans. « Un livre dont je ne vous donnerai pas la clé. J’ai écrit 500 pages et ne suis qu’à la moitié. » Y fera-t-il mention du 11 septembre et de ses suites ? « Ce n’est pas exclu. Rien que, pour ça, ça valait peut-être la peine d’attendre. » Car Pierre Mertens l’insatiable revendique le droit à la « contemplation active ». « Il faut pouvoir s’arrêter, regarder, se laisser envahir, ensuite laisser décanter. Je ne crois pas aux agités du bocal. »

Pierre Mertens, Perasma, aux éditions du Seuil, 2001.

Emmanuelle Jowa

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire