1981 : UNE ÉMISSION  » À PORTÉE DE GIFLES « 

De la présentation de Cartes sur table à l’animation des soirées électorales, Jean-Pierre Elkabbach, alors directeur de l’information d’Antenne 2, devient un personnage clé de l’élection, avant d’être évincé.

Le 16 mars 1981, vous présentez avec Alain Duhamel Cartes sur table, dont l’invité est François Mitterrand. L’émission entrera dans l’histoire à cause du passage sur la peine de mort. Comment cette séquence est-elle née ?

Le matin même, Le Figaro publie en Une un sondage indiquant que 63 % des Français sont contre l’abolition de la peine de mort. Alain Duhamel et moi, qui préparions ensemble l’émission avec un questionnement précis, décidons d’ajouter ce sujet. Il sera abordé à la fin de l’interview : Mitterrand,  » en conscience « , se prononce contre la peine de mort. Robert Badinter (NDLR : futur ministre de la Justice) me racontera plus tard qu’il avait préparé, le jour même, une note sur le sujet, puis qu’il l’avait apportée à Mitterrand. Lequel avait feint de s’en désintéresser, lui assurant qu’il ne serait pas interrogé là-dessus. Mais Badinter est convaincu qu’il l’a tout de même lue ! A la fin de l’émission, toute la Mitterrandie – à l’exception de Badinter, qui n’est pas dans le studio – fonce vers nous :  » Vous avez voulu le piéger, vous le paierez !  »

Quinze jours plus tard, vous recevez Valéry Giscard d’Estaing…

Nous avons aussi évoqué la peine de mort avec lui, il nous a répondu qu’il ne l’abolirait pas. Ces deux émissions furent des moments forts de la campagne. La table, en triangle, était petite, Serge July (NDLR : alors à la tête du quotidien Libération) écrira que Cartes sur table était  » une émission à portée de gifles « . Valéry Giscard d’Estaing était toujours très hautain, limite méprisant, servi ou desservi par un regard assassin. Mitterrand, avant même d’être élu, impressionnait tout autant que Giscard. Quand il arrivait dans un studio, les invités, ses camarades socialistes, se levaient spontanément.

L’entre-deux-tours est particulièrement intense. Qui fait le plus pression ?

Tout le monde ! A l’époque, les pressions sont terribles. Je me souviens d’un appel de Laurent Fabius, qui dirigeait la campagne de Mitterrand. Il était jeune, autoritaire, hautain lui aussi, et voulait m’empêcher d’inviter tel socialiste – souvent, c’était à Michel Rocard qu’il barrait la route.  » Vous le paierez si vous persistez.  »  » Je vous emmerde « , lui ai-je répondu. Pendant des années, j’ai eu Fabius sur le dos.

Comment se passe la journée du 10 mai ?

Je suis directeur de l’information d’Antenne 2, je me prépare à animer la soirée en partenariat avec Europe 1, représentée par Etienne Mougeotte. Quelques jours avant le second tour, on nous montre les illustrations préparées par Honeywell-Bull, elles ne nous plaisent pas. Nous leur demandons de concocter une image qui soit identique pour Mitterrand et pour Giscard du sommet du crâne jusqu’au nez. Le suspense serait maximal ! A 18 h 25, avec notamment Jean-Luc Lagardère et Etienne Mougeotte, nous avons les premières tendances : 52/48. On comprend d’abord que Giscard l’a emporté. Mais, en vérifiant, nous apprenons la victoire de Mitterrand. Mougeotte et moi décidons d’adopter un visage le plus neutre possible, pour ne pas donner prise aux critiques.

Qu’est-ce qui fut le plus marquant au cours de cette soirée ?

Les retournements de veste. Certaines personnalités qui soutenaient Giscard vont dire, dans la seconde, leur joie de retrouver  » la liberté  » avec Mitterrand ! Je me rappelle aussi les socialistes qui regardent les murs comme on s’approprie une nouvelle maison.

La gauche célèbre son héros place de la Bastille, à Paris. Pourquoi y allez-vous ?

Ce qu’on a raconté sur ce moment-là, les huées à mon encontre, c’est une légende. J’y suis allé, avec ma femme, Nicole Avril, qui est de gauche, très tard, vers minuit et demi ou 1 heure du matin, après avoir rendu l’antenne. Il pleuvait et il n’y avait presque plus personne.

Comment apprenez-vous votre éviction ?

Un peu après l’élection, la philosophe Catherine Clément vient me voir :  » Tout va tomber sur toi !  » J’étais un peu abasourdi. Plus tard, c’est Georges Marchais qui, au maquillage, me prend à part :  » Faites attention, vous êtes sur les listes des socialistes.  »  » Pas sur les vôtres ?  » lui ai-je demandé.  » Moi, j’ai dit à Pierre Juquin (NDLR : chef du bureau de presse et d’information du PCF) de faire rentrer des journalistes communistes.  » Je vais tout de même présenter les deux soirées des élections législatives, en juin. C’est après que je reçois un appel de Maurice Ulrich, PDG d’Antenne 2. Il sort du bureau de Pierre Mauroy. Le Premier ministre lui a dit :  » Vous ne correspondez plus à la majorité du pays, il faut partir.  » Pierre Mauroy a eu du mal à se souvenir de cet épisode quand je l’ai revu ensuite. J’ai donc été viré, je me suis inscrit au chômage. Ce fut violent, la solitude absolue, une mort sociale.

ENTRETIEN : ÉRIC MANDONNET

 » Je ne suis pas votre élève. Vous n’êtes pas le président de la République, ici, vous êtes mon contradicteur  » – Pendant le débat télévisé de l’entre-deux-tours, François Mitterrand reprend sèchement Valéry Giscard d’Estaing.

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