10 polars pour l’été

Les (excellents) romans que propose cette sélection du Vif/L’Express disent la vivacité d’une littérature généreuse qui s’offre aux lecteurs sans se regarder le nombril.

1. Triple Crossing Par Sebastian Rotella

L’accusé Sebastian Rotella fait partie de ces nombreux journalistes passés à la fiction. L’envie, sans doute, de raconter n’importe quoi. Plus exactement de pouvoir dramatiser à partir de faits réels. Un de ses domaines étant le crime organisé et l’immigration, il s’y est plongé corps et plume dès son premier roman.

Les faits Triple Crossing se situe à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, entre passages de clandestins, trafics de drogue, guerre des polices, corruption et gâchette facile. Ambiance sympa. Patrouilleur frontalier, Valentin Pescatore est infiltré chez un narcotrafiquant de Tijuana. Il est inexpérimenté, mais c’est peut-être cela qui va le sauver. Peut-être. A son côté, Leo Mendez, un flic mexicain qui rêve de justice. Donc, il rêve.

Le verdict Ce sont d’abord des images qui viennent à l’esprit, celles d’un certain cinéma américain des années 1930-1950 qui alliait documentaire et fiction avec un sens très performant de l’économie de moyens – Incident de frontière, d’Anthony Mann (1949) en est le meilleur exemple, comme un arrière-cousin à ce Triple Crossing. Si l’écriture de l’Américain Sebastian Rotella est parfois un peu appliquée, son roman est formidablement documenté et s’en tient à ce qu’il sait faire le mieux : raconter. Triple Crossing est un polar qui brasse les faits pour mieux travailler une ambiance et un suspense qui ont le mérite de n’être jamais factices. Ses héros sont des gars qui essaient de s’en sortir au mieux, en faisant leur boulot, encore bercés d’illusions et qui, pourtant, se prennent un coup sur la cafetière à chaque page. Mais à quoi se raccrocher sinon ?

E. L.

2. La Mort s’invite à Pemberley Par P. D. James

L’accusée Faut-il encore présenter cette habituée de la barre ? A 91 ans, en cette année de jubilé – son premier roman date d’il y a cinquante ans -, la reine du crime britannique se porte à merveille. Pas de parade sur la Tamise pour la baroness Phyllis Dorothy James, mais une haie d’honneur à l’heure où Fayard publie son 21e roman, La Mort s’invite à Pemberley.

Les faits Le titre est limpide pour les admirateurs de Jane Austen et de son chef-d’£uvre, Orgueil et préjugés, publié en 1813. A deux siècles d’écart, P. D. James paie son tribut à son aînée tant louée. A la page 50, elle achève de jeter sur le papier les grandes lignes du célèbre roman : les mariages, plus ou moins heureux, de quatre des cinq filles de Mr Bennet, les m£urs plus ou moins rigides de la gentry campagnarde à la fin du XVIIIe siècle. Et nous voilà à la veille du grand bal annuel qu’Elizabeth et Mr Darcy donnent dans leur superbe domaine de Pemberley, dans le Derbyshire. Les préparatifs vont bon train, lorsque, en fin de soirée, alors que la tempête enfle, Lydia Wickham ex-Bennet débarque, hystérique, au domaine : son mari et le capitaine Denny viennent de disparaître dans les boisà

Le verdict  » S’il s’agissait d’un roman, le plus brillant des écrivains lui-même pourrait-il réussir à faire croire à ses lecteurs qu’aussi peu de temps avait suffi à soumettre l’orgueil et à surmonter les préjugés ?  » Tout en restant fidèle aux personnages de la grande Jane, Phyllis n’oublie pas son propre savoir-faire et son humour. Cette suite policière, sans, bien sûr, son commissaire fétiche, Adam Dalgliesh, se laisse déguster comme un bon sherry. Longue vie à la reine !

M. P.

3. Wonderland Par Gilda Piersanti

L’accusée Docteur en philosophie, auteur d’une thèse sur l’esthétique de Baudelaire, traductrice, cette Italienne quinquagénaire vit à Paris depuis vingt ans et écrit en français. Son premier polar, Rouge abattoir (2003), a été adapté pour la télévision, en 2012, sous le titre Hiver rouge, par Xavier Durringer. Il est aussi le premier volet de sa série Saisons meurtrières, qui donne la vedette à la très atypique Mariella De Luca, de la brigade criminelle de Rome.

Les faits Dans ce septième épisode, Mariella, invitée à Oxford par des confrères britanniques, est sollicitée pour une étrange affaire : un camion rapatriant de l’Angleterre à l’Italie des £uvres d’art très anciennes et inestimables a été retrouvé immobilisé à la lisière d’un bois, les deux chauffeurs ont été assassinés, la jeune conservatrice italienne qui les accompagnait a disparu. Or les tableaux sont toujours là, intacts ! Mais Mariella est aussitôt rappelée à Rome par sa coéquipière Silvia pour élucider la disparition récente d’une gamine de 12 ans qui met le pays en émoi.

Le verdict Le charme opère toujours avec la fliquette très secrète de Gilda Piersanti. D’autant que la romancière a l’art de se renouveler et, tout en mariant habilement deux scénarios, elle lève ici le voile sur la face sombre des réseaux sociaux, la confusion dangereuse entre réel et virtuel.

D. P.

4. Profanation Par Jussi Adler-Olsen

L’accusé Un drôle de zèbre danois, un rien fanfaron et diablement doué. Il est vrai qu’à 62 ans l’auteur est le nouvel apôtre du polar dans son pays et les contrées environnantes. C’est avec Miséricorde, son quatrième roman et premier volume d’une série consacrée au  » Département V  » de la crim de Copenhague, que son succès a démarré. Avant cela, ce fils de psychiatre réputé – il aura passé sa jeunesse dans les hôpitaux dirigés par son père – s’est essayé à la musique, à la médecine, à l’édition, à la scénarisationà Alors que le grand prix des lectrices de Elle vient de couronner Miséricorde, Albin Michel publie Profanation, le deuxième volume de la série.

Les faits L’inspecteur Carl Morck et son  » adjoint  » Hafez el Assad, mystérieux réfugié politique d’origine syrienne, sont chargés de rouvrir des dossiers non élucidés. Cette fois-ci, c’est sur le double crime atroce de deux adolescents perpétré en 1987 que se penche le duo. A l’époque, le soupçon s’était porté sur une bande de jeunes nantis particulièrement antipathiques, jusqu’à ce que l’un d’entre eux (le moins aisé !) avoue spontanément ses crimes. Tandis que Morck et Assad enquêtent, les jeunes fils à papa d’hier, aujourd’hui hommes d’affaires redoutables et redoutés, s’adonnent à de curieuses et perverses pratiquesà

Le verdict Le duo improbable de l’inspecteur désabusé et de l’immigré au flair instinctif fonctionne toujours. Et la toile de fond sociétale de cette nouvelle intrigue danoise – m£urs de la haute, corruption, loi de la jungle de la rue – se révèle aussi exotique qu’universelle. A lire bien entouré.

M. P.

5. Déjeuner sous l’herbe Par Frédérique Molay

L’accusée Née à Paris en 1968, diplômée de Sciences po et d’un 3e cycle MBA, elle a été directrice de cabinet, avant de devenir conseiller général de Saône-et-Loire. Après un premier polar, Tueur d’innocence, publié en 1998, le suivant, La 7e Femme, rafle le très prescripteur prix du Quai des Orfèvres en 2007.

Les faits C’est justement au  » 36  » qu’officie Nico Sirsky, grand blond d’origine ukrainienne, yeux très bleus, fan d’AC/DC, amoureux d’une chouette toubib, divorcé et père d’un ado pas facile. Cette troisième enquête du chef de la Crim’ se révèle peu banale : vingt-sept ans après avoir enterré les restes de son dernier  » banquet-performance  » qui s’était tenu dans le parc de la Villette, avec 120 convives triés sur le volet (dont Jack Lang), l’artiste Samuel Cassian inaugure les  » premières fouilles archéologiques de l’art moderne  » devant les caméras du monde entier. Mais, comme dirait San Antonio,  » y’a un os dans la noce « , ou plutôt un squelette. Serait-ce celui du propre fils de Cassian, âgé alors de 22 ans, précisément disparu peu après le fameux repas ? Ce décès ancien a-t-il un rapport avec les meurtres de jeunes éphèbes que commence à perpétrer un criminel rapidement baptisé  » le boucher de la Villette  » ? Notre superflic va devoir remuer le passé, au propre comme au figuréà Le verdict Dommage que l’écriture soit si convenue, car le cadre de l’intrigue, inspiré de l’£uvre de Daniel Spoerri, L’Enterrement du tableau-piège, lui, est passionnant. Frédérique Molay a surtout le chic des incises historiques et pédagogiques, qui font aussi bien revivre le Paris d’antan et la France des années 1980 qu’elles éclairent les arcanes du  » 36 « .

D. P.

6. Vérité Par Peter Temple

L’accusé Troisième roman paru en France et toujours inconnu. Mais que fait la police ? Peter Temple, né en Afrique du Sud, est australien et ancien journaliste. Après Séquelles (Série noire), François Guérif l’a débauché pour en faire, on prend les paris, l’une des futures vedettes de Rivages/Thriller. Un monde sous surveillance est sorti en poche en 2010, voilà Vérité, en grand format et en grande pompe. Attention, il y a du lourd au compteur.

Les faits Il faut reconnaître que ce n’est pas avec ce type d’intrigue, même bien menée, que Temple sort du lot : à Melbourne, pendant la canicule, l’inspecteur Villani enquête sur deux affaires, l’une concerne un meurtre dans un appartement d’un immeuble de grand luxe, l’autre, la découverte de trois cadavres mutilés. Et que croyez-vous qu’il arrivât ?

Le verdict Ce qui frappe immédiatement et prouve l’existence d’un écrivain, c’est l’écriture. Une écriture en mouvement perpétuel qui, dans un même élan, mêle la description, le commentaire et la voix intérieure. Avec, à la fois, le souci de la fluidité et de la rupture. Si le schéma dramatique est classique, tout ce qui le met en action ne l’est pas. La forme, donc, mais aussi le personnage, Villani, héros en suspension dans un monde qui lui échappe. Un peu de cynisme, un peu de compassion, beaucoup de désillusions. Sa famille part en vrille, ses collègues en croquent, mais lui avance. Pour rien. Pour lui. Et c’est bien là l’essentiel.

E. L.

7. La Muraille de lave Par Arnaldur Indridason

L’accusé Il est arrivé sur le marché une dizaine d’années après eux, en 2000, mais Arnaldur Indridason fait partie, avec Michael Connelly et Henning Mankell, des écrivains qui ont su le mieux faire vivre leur héros au fil du temps. Et avec succès. Aux côtés d’Harry Bosch et de Kurt Wallander, Erlendur Sveinsson est, lui, aussi, un flic ombrageux et obsédé. De livre en livre, Indridason a ainsi construit une comédie humaine islandaise qui épingle un pays passé (trop) rapidement de la ruralité à la modernité. La qualité d’écriture d’Indridason est plus constante que celle de ses deux collègues, mais aucun de ses livres n’atteint les sommets qu’ont pu toucher, par moments, les romans de Connelly et de Mankell.

Les faits Erlendur n’étant pas revenu de vacances, c’est son adjoint, Sigurdur Oli, qui prend les dossiers en main : une histoire de chantage qui se termine par un meurtre, la vieille affaire de pédophilie, et une disparition non élucidée d’un banquier qui remonte à la surface.

Le verdict Indridason réussit, depuis toujours, à faire le lien entre les ambiances à la Ed McBain version 87e district (personnages secondaires essentiels, intrigues entremêlées, passé et présent mélangés), et l’atmosphère de Simenon (pas d’effets dramatiques, importance des décors et de l’environnement), dont l’auteur est un grand fan. La réussite de ce roman tient surtout à deux choses qu’Indridason est parvenu à faire : 1. rendre attachant un  » héros  » habituellement terne et gris ; 2. décrire, l’air de rien, un pays au bord de la crise financière. Et ce qui s’annonçait comme un livre de seconde main sans Erlendur est en fait l’une des plus belles réussites de l’auteur.

E. L.

8. Cible mouvante et Noyade en eau douce Par Ross MacDonald

L’accusé Ross MacDonald s’appelle en réalité Kenneth Millar, né en 1915, mort en 1983. Père du détective Lew Archer, il est le moins connu des grands écrivains du genre. Pourtant, de l’avis de ses fans et néanmoins collègues de plume, de James Crumley à James Ellroy, il n’est pas loin de Dashiell Hammett et de Raymond Chandler. Du premier, il a repris le style sec et la dimension sociale de ses récits. Du second, il a gardé la description d’un monde qui craque sous le vernis des apparences. Lew Archer serait un petit-cousin de Marlowe, moins cynique et plus généreux. Optimiste, démocrate et faillible. Un peu d’espoir dans un monde de brutes. Rebaptisé Lew Harper au cinéma, il fut interprété par Paul Newman dans Détective privé et La Toile d’araignée.

Les faits Les éditions Gallmeister ont eu l’excellente idée de rééditer les aventures de Lew Archer dans une traduction modernisée. Dans l’ordre : Cible mouvante et Noyade en eau douce. Deux enquêtes – une disparition, un meurtre – qui agitent le bocal des faux-semblants et des ranc£urs.

Le verdict Relire aujourd’hui Ross MacDonald, après l’avoir découvert il y a une trentaine d’années, est un vrai plaisir. Ecriture précise, effets dégraissés, intrigue qui emprunte au réalisme social, émotion retenue. Le classicisme a toujours du bon.

E. L.

9. L’Ultime Secret de Frida K. Par Gregorio Leon

L’accusé Ce journaliste espagnol, né en 1971, officie depuis longtemps à la radio Onda Regional de Murcia. Il y anime une émission littéraire, qui lui a fait rencontrer le Cubain Leonardo Padura, auquel il rend hommage dans l’un de ses romans. Gregorio Leon est l’auteur de trois polars avant L’Ultime Secret de Frida K., le premier à paraître en français.

Les faits Un autoportrait de Frida Kahlo (1907-1954) dédié à Léon Trotski – qui fut son amant -,  » tableau brûlant  » et qui contiendrait un message explosif, a été volé dans une galerie de Mexico à la veille d’une exposition sur le centenaire de l’artiste. Daniela Ackerman, belle blonde, détective privée d’une agence espagnole, fait le déplacement pour le retrouver. Tandis que Macheca, flic local, loser patenté, est confronté à une série de meurtres de stripteaseuses, arborant toutes un tatouage de la Santa Muerte, du nom de cette secte religieuse qui défie le Vatican.

Le verdict Orchestrant avec brio des allers-retours entre 1940 et 2007, Gregorio Leon signe là un roman noir palpitant sur le Mexique d’hier et d’aujourd’hui.

D. P.

10. Sale Temps pour les braves Par Don Carpenter

L’accusé Longtemps scénariste à Hollywood pour le cinéma et la télévision, Don Carpenter (1931-1995) est l’auteur d’une dizaine de romans, jusqu’alors jamais traduits en français. Vétéran de la guerre de Corée, cet ancien pilote de chasse est connu pour avoir été l’un des plus proches amis de Richard Brautigan. Comme ce dernier, il choisit de se donner la mort, alors qu’il était ravagé par la maladie. Son £uvre fut ressuscitée en 2010, avec la réédition, aux Etats-Unis, de Sale temps pour les braves (paru à l’origine en 1966), qui connut un grand succès public et critique.

Les faits  » Il y avait pire que d’être dans la dèche, mais là tout de suite, Jack Levitt ne voyait pas quoi.  » Cet adolescent ayant grandi en orphelinat traîne dans les rues du Portland d’après-guerre, où il fréquente quelques canailles locales – parmi lesquelles Denny, petite frappe du cru, et Billy, un surdoué du billard. Sujet à des poussées de violence et obsédé par les filles et l’argent, Jack connaîtra alors l’enfer des maisons de correction, des cellules d’isolement et des établissements psychiatriques. Sa rémission sera de courte durée puisqu’un énième méfait l’entraînera, cette fois-ci, au pénitencier de San Quentin, à Chino – où il retrouvera Billyà

Le verdict Sale temps pour les braves impressionne par la rugosité de sa langue et sa manière habile d’associer l’âpreté de la chronique sociale et les codes du roman carcéral.

B. L.

PAR ÉRIC LIBIOT, BAPTISTE LIGER, MARIANNE PAYOT ET DELPHINE PERAS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire