Pour mesurer la complexité du casse-tête libyen, Le Vif/L'Express a suivi pas à pas, une semaine durant, le " représentant spécial " des Nations unies. Ici, à Benghazi, en décembre 2017. © a. kavanagh/unsmil - artpress

Une semaine avec le « représentant spécial » de l’ONU dans le terrain miné libyen

Le Vif

Chef de la mission de l’ONU dans l’ex-Jamahiriya, l’ancien ministre libanais de la Culture Ghassan Salamé opère en terrain miné. Journal de bord.

On croyait Sisyphe grec. Erreur. Il est Libanais et s’échine à hisser son rocher sur le rivage des Syrtes, sept ans après le brutal naufrage du régime du défunt Guide Muammar Kadhafi. Nommé en juin 2017 à la tête de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul), Ghassan Salamé navigue entre Tunis, Tripoli, Benghazi, Misrata, Zentan, Sebha et Le Caire. Rien de tel, pour mesurer l’effroyable complexité de l’imbroglio libyen, que de se glisser une semaine durant dans le sillage de ce médiateur opiniâtre mais sans illusions, pris en étau entre les desseins tortueux des acteurs de l’échiquier local, fous et cavaliers compris, et les navrantes pesanteurs de la machinerie onusienne. Trois gouvernements – dont celui de Fayez al- Sarraj, dit d’union nationale, et celui inféodé au  » maréchal  » Khalifa Haftar, maître du Grand Est -, deux parlements, un pays fracturé, miné par la violence et livré à l’arbitraire d’une myriade de milices rivales : il faut, pour surnager dans ce marigot, palabrer sans relâche, plaider sans désemparer, feindre au besoin l’intérêt, hausser le ton ici, adoucir le verbe là, surjouer l’enjouement et, parfois, rire à des blagues sinistres. Le tout en arabe dans le texte, atout indéniable.

Ghassan Salamé doit se passer de son jet - ici, à son arrivée à Benghazi, en août 2017 -, cloué au sol par une révision technique.
Ghassan Salamé doit se passer de son jet – ici, à son arrivée à Benghazi, en août 2017 -, cloué au sol par une révision technique.© a. kavanagh/unsmil

Lundi 19 mars

Paré du sigle UN, le Dash-8 décolle de l’aéroport Tunis-Carthage à 8 h 15. Loué à une société privée kényane, ce bimoteur à hélices supplée le jet sud-africain de la Manul, cloué au sol par une révision technique.  » Avec un tel teuf-teuf, une heure vingt de trajet au lieu de cinquante minutes « , soupire Ghassan Salamé. A l’arrivée, escale au très kitsch salon d’honneur de Mitiga, l’ancienne base aérienne militaire tripolitaine, théâtre en janvier d’affrontements miliciens meurtriers. L’enjeu ? Le contrôle de l’unique accès à la capitale par la voie des airs, mais aussi celui de la prison logée sur le site.

Dans un pays qui compte 20 millions d’armes pour 6 millions d’âmes, tout reste à faire

Pour rallier le bastion de la Manul, le convoi parcourt Tripoli d’est en ouest via la route côtière. Les itinéraires changent sans cesse, tout comme le placement, au sein de la colonne, du 4 4 blindé de celui qu’il convient de désigner par le sigle anglais de son titre :  » SRSG « , pour Special Representative of the Secretary General. Une douzaine d’anciens des forces spéciales roumaines assurent sa sécurité rapprochée, tandis qu’un contingent de casques bleus népalais veille sur le QG ultrafortifié d’Oea, dans le quartier de Janzour. Oea, du nom de la cité fondée en ces lieux par les Phéniciens au VIIe siècle avant notre ère. Chicanes, palissades de béton armé, remparts de sacs de sable grillagés : pas question de sous-estimer le péril terroriste.  » Un peu guantanamesque « , admet l’ancien prof de Sciences po Paris, en référence au pénitencier américain de Guantanamo (Cuba). Lui sait mieux que quiconque ce qu’il en coûte de baisser la garde. Le 19 août 2003, il survit par miracle au terrible attentat suicide au camion piégé qui dévaste le Canal Hotel de Bagdad, siège de la Mission des Nations unies en Irak. Attentat fatal au Brésilien Sergio Vieira de Mello, émissaire spécial, comme à 22 de ses collaborateurs. Chez son adjoint d’alors, Ghassan Salamé, dont la chaîne qatarie Al-Jazeera annonce par erreur le décès, l’épisode laissera des traces : une discrète cicatrice entre front et tempe ; le chagrin ineffaçable que cause la perte d’un ami.

Visite au centre de détention pour migrants de Gharyan, en décembre 2017.
Visite au centre de détention pour migrants de Gharyan, en décembre 2017.© a. kavanagh/unsmil

Embouteillages, commerçants affairés, gamins joueurs : si elle esquisse les contours d’une trompeuse normalité, la traversée de Tripoli dévoile aussi les maux dont souffre la  » Libye nouvelle « . A commencer par la pénurie de liquidités que trahissent les cohues résignées campant depuis l’aube sur le seuil des banques. Ce lundi, c’est Women’s Day. En clair, le jour où seules les femmes peuvent espérer, au bout de l’attente, empocher quelques billets de 10 ou 20 dinars.

Sans attendre la levée formelle de  » l’ordre d’évacuation  » décrété en 2014, sur fond de guérilla urbaine, par l’état-major des Nations unies, le père de l’icône médiatique de France 2 Léa Salamé a décidé, à la mi-février, de s’établir à Oea. Et l’on sent poindre chez lui l’irritation que suscite le peu d’empressement de maints agents onusiens à délaisser le confort tunisois pour replonger dans le tumulte libyen.  » Je tente de montrer la voie, précise-t-il. Et qui m’aime me suive. On peut consumer des heures à traiter les tombereaux de courriels venus de New York, et se demander la nuit venue en quoi on a oeuvré aux mieux-être des gens d’ici.  » Une certitude : l’ex-directeur de recherche au CNRS français n’en a pas fini avec les allers-retours, en jet ou en  » teuf-teuf « . Qu’il s’agisse de recevoir une ministre néerlandaise, de dîner avec une délégation sénatoriale venue de Paris ou de faciliter, en terrain neutre, le dialogue entre les maires de deux villes à couteaux tirés, c’est souvent sur les berges du lac de Tunis que se dessine l’avenir du grand voisin meurtri.

L'ancien professeur de sciences politiques dans un collège de Benghazi soutenu par l'Unicef, le 5 décembre 2017.
L’ancien professeur de sciences politiques dans un collège de Benghazi soutenu par l’Unicef, le 5 décembre 2017.© a. kavanagh/unsmil

Entre deux figures imposées de l’agenda, le SRSG affine avec son premier cercle la formulation d’un tweet dénonçant les enlèvements du directeur d’une télé locale et du procureur militaire de Tripoli, Masoud Erhouma. Trois semaines après les faits, ce dernier était toujours porté disparu. Pourquoi lui ? Un scénario d’un machiavélisme très libyen circule : l’intéressé aurait été livré par un groupe armé affilié au Gouvernement d’union nationale (GNA) à une milice de la ville de Zaouïa, histoire de cimenter une alliance préventive contre une hypothétique offensive des rebelles de Zentan (Ouest) sur la capitale… Un ressort plus prosaïque, mais tout aussi retors, éclairerait le bref kidnapping du maire de Tripoli-centre, libéré le 29 mars : l’édile aurait ainsi payé la fermeture par ses soins de quatre échoppes placées sous la coupe d’une influente faction armée. Il arrive que le rapt, fléau récurrent, tourne mal. Tel fut le cas en décembre avec Mohamed Eshtewi, premier magistrat de Misrata, tué semble-t-il pour avoir bravé ses ravisseurs.

Mardi 20 mars

La Libye se lève tard et se couche à pas d’heure. Vers 10 h 15, un premier rendez-vous conduit Ghassan Salamé au ministère de l’Education, où l’accueille le maître de céans, Othman Abduljalil. Là, il sera question du devenir de l’université Garyounis de Benghazi, dont les locaux portent les stigmates de l’insurrection de février 2011. La Manul tient à épauler le trio de profs qui a ouvert un fonds voué à financer les travaux de rénovation du campus. Fonds alimenté par des donateurs privés, mais que le SRSG souhaite voir abondé par Fayez al-Sarraj, Premier ministre du gouvernement de Tripoli, fruit de l’accord interlibyen conclu à Skhirat (Maroc) en décembre 2015. Encore faut-il convaincre l’intéressé d’oeuvrer en faveur du fleuron académique de la capitale de la Cyrénaïque (Est), fief de son rival Khalifa Haftar…

Sur le campus de l'université de Benghazi, encore marquée par l'insurrection de 2011 et sa répression.
Sur le campus de l’université de Benghazi, encore marquée par l’insurrection de 2011 et sa répression.© a. kavanagh/unsmil

Mercredi 21 mars

Ce matin, Salamé s’entretient dans le sobre salon du rez-de-chaussée avec un quatuor de kadhafistes impénitents. Parmi eux, l’ancien directeur de l’Institut du Livre vert, académie autrefois richement dotée et tout entière vouée à l’exégèse et à la promotion de la  » troisième théorie universelle  » censée, selon le Guide de la Jamahiriya, transcender le vain combat entre marxisme et capitalisme.  » Pas de tabou, martèle le politologue libanais. Djihadistes exceptés, je veux embarquer tout le monde à bord. Y compris les ostracisés d’hier. « 

Le  » Dr Ghassan  » reçoit ensuite dans son bureau du premier étage Abderrahman al-Shakshak, président du conseil local de Tawarga. Cas d’école, le naufrage de cette ville fantôme, perdue au sud de Misrata, révèle combien la cicatrisation des plaies ouvertes au coeur de la Libye post-Kadhafi demeure aléatoire. Victimes au printemps 2011 d’un siège implacable, brisé au prix d’une résistance héroïque, les insurgés misratis chassent brutalement de chez eux, à l’heure des représailles, les habitants de Tawarga, accusés non sans raison d’avoir fourni aux assaillants kadhafistes nombre de supplétifs zélés. La soif de vengeance n’épargne ni les bâtiments publics, dévastés, ni les logements. Depuis, les 40 000 bannis de la cité maudite errent, dans l’attente d’un hypothétique retour. Plusieurs milliers d’entre eux campent dans un village de tentes surgi près de Bani Walid, exposé hier au vent glacial, demain aux brûlures de l’été. Aux termes d’un accord péniblement finalisé, les familles déracinées devaient regagner leurs quartiers le 1er février dernier. Las ! Une milice opposée au compromis les refoule alors les armes à la main. Hostiles au GNA d’al-Sarraj, ses membres ne veulent à aucun prix que ce dernier rafle les lauriers d’un éventuel arrangement. Voilà pourquoi la Manul s’efforce, via un plan en sept points, d’orchestrer la manoeuvre. Boulot ingrat de pompier volant, appelé à éteindre les braises que d’autres s’ingénient à attiser. C’est maintenant aux femmes de Tawarga d’asséner leurs doléances.  » Elles le font de manière directe, abrupte « , confie Salamé. Limpide, le message de ces mères au teint mat peut se résumer ainsi :  » Jamais les Misratis ne nous laisseront rentrer. Ils convoitent nos fermes et nos terres, tout en nous traitant de Noirs.  » De fait, l’inconnue ethnique complique l’équation.

Juste le temps d’engloutir un sandwich au poulet dans le bungalow de Florian, le chef de la  » garde roumaine « , et le SRSG enjambe l’Atlantique via une liaison satellitaire. Ciel gris et fort vent marin ici ; tempête de neige sur les rives de l’Hudson, où le Conseil de sécurité de l’ONU débat du casse-tête libyen. C’est donc par visioconférence que Ghassan Salamé soumet son rapport d’étape. Devant lui, deux écrans et une caméra. Derrière, le drapeau onusien, épinglé sur un rideau bleu nuit. Exercice formel, certes, mais propice à l’émission de quelques messages plus ou moins subliminaux. Morceaux choisis, avec traduction simultanée.

–  » Nous devons être en Libye et cherchons maintenant à rouvrir un bureau à Benghazi.  » Entendez : pas d’excès de prudence ; fonçons, car tout est urgence.

–  » Ma mission ne consiste pas à partager le gâteau entre des appétits concurrents. Mais avant tout à réunir les Libyens autour d’un récit national commun.  » Mise en garde adressée par ricochet aux chefaillons de l’après-Kadhafi, prisonniers de leurs pulsions prédatrices.

Avec Fathi al-Majbari, membre du Conseil présidentiel libyen.
Avec Fathi al-Majbari, membre du Conseil présidentiel libyen.© V. H.

–  » Mes priorités : une Conférence nationale de réconciliation « , puis,  » avant la fin de cette année « , des  » élections équitables, libres et crédibles « . Le sous-texte ? Il serait illusoire, sinon périlleux, de convoquer en 2018 une présidentielle, empoignade trop  » polarisante  » ; en revanche, tâchons d’organiser sans tarder les scrutins municipaux puis législatifs. En commençant, dès cette fin d’avril, par les villes de Zaouïa et de Bani Walid. Un calendrier volontariste, qui suppose l’adoption de lois électorales  » consensuelles  » et, si possible, d’une nouvelle Constitution. Rien que ça…

–  » Le statu quo est intenable.  » Car  » un contexte de violence continue et de conflits localisés persiste « . Pis,  » des extrémistes appartenant notamment à l’Etat islamique et à Al-Qaeda maintiennent une présence et ont lancé récemment des attaques.  » Allusion aux attentats meurtriers commis en février à Benghazi ou aux dépens des forces du maréchal Haftar.

– La Manul a néanmoins engagé avec les principales milices  » une large concertation « , prélude au lancement, en mai, d’une stratégie globale. Pour autant,  » le désarmement exige du temps et des institutions bien plus robustes « . En clair, dans un pays qui compte 20 millions d’armes pour 6 millions d’âmes, tout reste à faire.

Le soir venu, dîner au restaurant de la base d’Oea. Au choix : cuisine mondialisée – pizzas et burgers – ou mets népalais. A la table du  » boss « , deux pionniers de la médiation en milieu hostile du Centre pour le dialogue humanitaire, établi à Genève. Quitte à bousculer un peu les usages, Ghassan Salamé sollicite l’expertise de diverses ONG. Dont l’Intenational Growth Centre de Londres, familier des arcanes de la criminalité financière, ou le Dialogue Advisory Group, une équipe de spécialistes des conflits armés basée à Amsterdam. Où l’on apprend que le GNA règle chaque mois le salaire de 103 000 miliciens, sans exercer sur eux la moindre autorité. En Libye, qui paie ne commande pas grand-chose…

Jeudi 22 mars

Participant par visioconférence au Conseil de sécurité de l'ONU, le 21 mars dernier.
Participant par visioconférence au Conseil de sécurité de l’ONU, le 21 mars dernier.© V. H.

Retour à l’aéroport de Mitiga. Décollage prévu vers 11 heures pour al-Beïda (Est). De là, le SRSG et sa suite fileront en 4 4 vers al-Quba, fief haut perché d’Aguila Saleh Issa, le très ombrageux président du parlement de Tobrouk. Las ! le vol est annulé in extremis.  » Violentes bourrasques et visibilité nulle à l’arrivée « , annonce le pilote. Le Dash-8 finira bien par décoller, mais pour Tunis…  » La résolution des conflits n’est pas une science exacte, lâche Salamé. C’est chiant, mais c’est ainsi.  » Au moins l’émissaire de l’ONU, en carafe sur le tarmac, converse-t-il avec Fathi al-Majbari, l’un des neuf membres du Conseil présidentiel que dirige Fayez al-Sarraj ; et dont la composition future fait l’objet – qui l’eût cru ? – d’exténuantes tractations. Trois jours plus tard, l’ex-ministre de Rafic Hariri parviendra enfin à rallier, malgré les foucades d’Eole, le fortin d’Aguila Saleh Issa.  » Un boucan épouvantable et un peu de casse à l’atterrissage, raconte-t-il. Puis, au retour, une fuite de carburant qui nous a contraints de nous poser à mi-parcours.  » Escapade fructueuse ?  » Pas vraiment. Une ébauche d’avancée sur le projet constitutionnel. Mais rien de plus. Quand je réunis les dix juristes les plus éminents de Libye, je n’ai pas fatalement droit à dix avis divergents, mais il s’en faut de peu.  » Quoique parfois guetté par la lassitude, le fils du Cèdre ne renoncera pas de sitôt à rouler son rocher. Albert Camus l’a écrit voilà trois quarts de siècle :  » Il faut imaginer Sisyphe heureux.  »

Par Vincent Hugeux.

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