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Turquie : une purge à tous les étages

Le Vif

Prolongé a minima pour trois mois, l’état d’urgence, promulgué au lendemain du putsch avorté du 15 juillet, offre au président Erdogan l’occasion d’étouffer toute forme d’opposition.

Il cite Rousseau, invoque Zola, mais son sobre récit, recueilli dans l’arrière-salle d’une épicerie de la banlieue sud-ouest d’Istanbul, ressuscite Kafka, Orwell et le Jarry d’Ubu roi. Professeur de turc dans un collège, Firat – désignons-le ainsi – vient d’être banni de l’enseignement : son nom figure, avec des milliers d’autres, sur la liste noire du décret n° 672 en date du 1er septembre ; lequel évince de la fonction publique quiconque suspecté d’  » appartenance à une organisation terroriste « . En clair, celles et ceux soupçonnés d’accointances avec l’ex-prédicateur Fetullah Gülen, 75 ans, inspirateur présumé de la vaine tentative de coup d’Etat militaire déclenchée six semaines plus tôt. Aux aguets, ce quadra au visage anguleux baisse la voix dès qu’un client franchit le seuil de la boutique. Aurait-il une vague idée de ce qui lui vaut un tel sceau d’infamie ?  » Je ne peux que supposer « , soupire le réprouvé. Peut-être ce compte, détenu autrefois à la banque Asya, bastion de la confrérie güléniste. Ou cette brève adhésion, voilà trois ans, à un syndicat réputé acquis à l’imam dissident, exilé depuis 1999 dans un ranch de Pennsylvanie (Etats-Unis). Quant à ses origines kurdes, nul doute qu’elles ont  » aggravé son cas « .

Dans le quartier historique d'Eminönü, un vieux Stambouliote longe les roulottes des marchands ambulants. En apparence, le calme règne...
Dans le quartier historique d’Eminönü, un vieux Stambouliote longe les roulottes des marchands ambulants. En apparence, le calme règne…© ARNAUD ANDRIEU POUR LE VIF/L’EXPRESS

Pour Firat, plus de salaire ni de couverture sociale. Mais il y a pire : la brutale rupture des liens tissés avec les élèves ; et l’ostracisme qui le frappe.  » Je me sens traité en pestiféré, murmure-t-il. Les gens me savent innocent, mais ils ont si peur…  » Pour preuve, l’aveu embarrassé de ce vieux copain :  » Si je te vois trop souvent, on va croire que nous sommes amis.  » Privé de rentrée, le proscrit ronge son frein. Avide de laver son honneur, il a envoyé des courriels au président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, au chef du gouvernement, au préfet ; et traque, dans les médias, le moindre indice susceptible d’entretenir l’espoir d’une réhabilitation.

« Un cadeau de Dieu », selon Erdogan

N’anticipons pas. Cette purge, à la mesure – ou à la démesure – de la frayeur suscitée par le putsch avorté, continue. Au nom de l’état d’urgence, prorogé pour trois mois à compter du 19 octobre, le pouvoir ratisse large. Tel un chalutier qui, raclant le fond de l’océan, piège dans ses filets au maillage serré tout ce qui ne nage pas droit, quitte à rejeter à la mer, le moment venu, le menu fretin.  » Un cadeau de Dieu  » : voici comment le sultan Erdogan a, dans un accès de franchise, dépeint l’assaut dévastateur et meurtrier – 270 tués – lancé le 15 juillet dernier par une cohorte d’officiers conjurés.  » En animal politique, avance un diplomate occidental, il a très vite mesuré le profit à tirer de l’épreuve. L’occasion rêvée d’étouffer tous les foyers d’opposition : séparatistes kurdes, gauchistes, libéraux et laïques.  »

Le 7 août, à Istanbul, les partisans du président Erdogan célèbrent l'échec de la tentative de putsch du 15 juillet, imputée aux adeptes du prédicateur expatrié Fetullah Gülen.
Le 7 août, à Istanbul, les partisans du président Erdogan célèbrent l’échec de la tentative de putsch du 15 juillet, imputée aux adeptes du prédicateur expatrié Fetullah Gülen.© ARNAUD ANDRIEU POUR LE VIF/L’EXPRESS

Congédiée du département  » achats et gestion des stocks  » de la mairie d’Istanbul, Nafize cochait quasiment toutes les cases : de confession alévie, donc membre d’une minorité chiite ostracisée, cette Kurde de souche a cofondé un syndicat rouge vif. Ingénieur agronome, son collègue Mehmet, sunnite bon teint, paie pour sa part son tropisme contestataire chronique : muté dès octobre 2015 au service des cimetières municipaux, le voilà viré pour de bon.

La chasse aux sorcières n’épargne ni l’armée ni les services de renseignement

Les chiffres ont de quoi donner le tournis : 32 000 suspects emprisonnés et plus de 70 000 citoyens visés par une enquête. Pour faire un peu de place aux nouveaux venus, Ankara s’apprête à élargir – sous contrôle judiciaire – 38 000 détenus de droit commun, et envisage la construction de 174 maisons d’arrêt, histoire d’accroître de 100 000 places la capacité pénitentiaire.  » Dans ce pays, grince une actrice de la troupe du Théâtre d’Istanbul, suspendue voilà peu, on relâche les criminels pour incarcérer les défenseurs de la liberté d’expression.  » Ici comme partout, l’avalanche de statistiques masque des détresses sans retour. Celles de ce jeune policier de Mersin (sud) ou de cet instituteur de Bilecik (nord-ouest), qui ont préféré le suicide à l’opprobre ; celle de ce magistrat, retrouvé pendu dans sa cellule de Bursa (ouest).

Sur ces colonnes, dressées dans la station de métro Taksim, les portraits d'une trentaine de
Sur ces colonnes, dressées dans la station de métro Taksim, les portraits d’une trentaine de « martyrs de la démocratie », civils et policiers tués lors du coup d’Etat avorté. © ARNAUD ANDRIEU POUR LE VIF/L’EXPRESS© ARNAUD ANDRIEU POUR LE VIF/L’EXPRESS

Dans l’ex-fief de Mustafa Kemal, pas un domaine n’échappe au zèle des épurateurs. La chasse aux sorcières n’épargne ni l’armée – la moitié des généraux et amiraux sont en taule ou en fuite – ni les services de renseignement, coupables il est vrai d’une troublante cécité. Elle a décimé la police, la magistrature, le système éducatif, l’université, bâillonné écrivains et artistes, asservi la presse. On recense à ce jour une centaine de médias fermés – quotidiens, magazines, sites Internet et chaînes de télévision -, et autant de journalistes sous les verrous. Les enquêtes ? Au mieux, bâclées. Les procureurs ? Des avocats inexpérimentés promus à la va-vite.  » Le mien, ironise l’éditorialiste Bülent Mumay, semblait découvrir devant moi mon dossier. En l’occurrence, une copie de mon profil sur le réseau social LinkedIn.  »

Mise sous tutelle de l’économie

Autres milieux touchés, le corps diplomatique et le monde des affaires. Repaires de fetullahçi – l’un des sobriquets donnés aux adeptes du gourou expatrié -, la Banque centrale et la confédération patronale Tüskon subissent un  » assainissement  » en règle. Ce qui, du BTP au textile, via la grande distribution, facilite le placement sous tutelle de puissants conglomérats, confiés à des businessmen dociles.  » Plus que d’une nationalisation, souligne le politologue Ahmet Insel, il s’agit d’une « erdoganisation » de l’économie.  »

Le casting des icônes prises dans la rafle ne manque pas d’allure : un danseur étoile du ballet de l’opéra d’Izmir, l’acteur Atalay Demirci, le chanteur populaire Atilla Tas ou Faruk Güllü, empereur du baklava, pâtisserie ottomane à l’impitoyable suavité. Objet d’un culte fervent, le football offre lui aussi son lot de parias. Quelques vieilles gloires du club stambouliote de Galatasaray et du Onze national dorment derrière les barreaux. Quant au légendaire buteur Hakan Sükür, il a fui en Californie. Dire que le  » taureau du Bosphore « , dûment adoubé par Erdogan soi-même, fut élu député en 2011 sous les couleurs du Parti de la justice et du développement (AKP)…

Pivot du Thunder d’Oklahoma, le basketteur Enes Kanter – 2,11 mètres sous la toise – avait, pour sa part, rompu avec la mère patrie avant même le  » coup  » du 15 juillet. Sa fidélité d’airain envers son  » maître  » Gülen lui vaut d’ailleurs d’avoir été renié solennellement par sa famille et abreuvé de menaces de mort.

L’ampleur de la purge étonne. L’incongruité des critères qui suffisent à vous reléguer dans le camp du mal absolu sidère. Des exemples ? Un emprunt immobilier contracté dans une agence bancaire Asya. Un abonnement au quotidien güleniste Zaman,  » normalisé  » à la hussarde en mars dernier. Un diplôme délivré par une fac sous influence. L’inscription d’un enfant dans l’une des écoles préparatoires haut de gamme de la confrérie. L’usage de la messagerie cryptée ByLock, employée par les factieux galonnés. Un séjour aux Etats-Unis, pays d’accueil du prédicateur honni.  » Au regard du droit, aucun de ces griefs pris isolément ne tient la route, assène l’éminent juriste Ibrahim Kaboglu. Qu’il s’agisse de leur objet, de leur durée ou de leur périmètre, la plupart des décrets-lois promulgués en vertu de l’état d’urgence violent la Constitution.  » Et de citer la garde à vue, portée de quatre à trente jours.

Le 4 octobre, dans la rue Istiklal, à Istanbul, des journalistes et des opposants dénoncent, entre chien et loup, la fermeture brutale de la chaîne IMCTV, réduite au silence quelques heures plus tôt.
Le 4 octobre, dans la rue Istiklal, à Istanbul, des journalistes et des opposants dénoncent, entre chien et loup, la fermeture brutale de la chaîne IMCTV, réduite au silence quelques heures plus tôt. © ARNAUD ANDRIEU POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Absurde, peste en écho l’avocate Hülya Gülbahar. Ici règne désormais la présomption de culpabilité. Une consoeur âgée, athée et farouchement hostile à Gülen, a été dénoncée à la police par lettre anonyme. Ses biens ont été confisqués, ses comptes gelés. Impossible pour elle d’acheter un pain. Sans le secours de son entourage, elle mourrait de faim.  » Encouragée, la délation empoisonne l’atmosphère. Notamment chez les profs d’université astreints à siéger au sein d’une commission censée statuer sur la loyauté des collègues. Eux savent qu’il serait aussi méprisable de pointer ceux-ci du doigt que périlleux de les blanchir.

Bienveillante complicité

Peut-être la romancière Asli Erdogan – insolite homonymie – y songe-t-elle derrière les murs de la prison pour femmes de Bakirköy : la duplicité du pouvoir en place envers la mouvance pro-Gülen, cet Opus Dei musulman, fournirait la matière d’une nouvelle ironique et mordante, à la manière de Milan Kundera. Si les fetullahçi ont noyauté avec patience et méthode l’Etat turc, ses forces de l’ordre, sa haute administration et ses milieux d’affaires, ils le doivent à la bienveillante complicité d’Erdogan et des siens. A l’orée de la décennie 2000, lorsque l’AKP accède aux commandes et s’échine à neutraliser l’oligarchie militaro-kémaliste, ses stratèges puisent dans le vivier des élites issues des amphis gülenistes. Comment se laver sur le tard de ce péché originel ? Très simple : quitte à implorer le pardon de ses compatriotes, Recep Tayyip Erdogan, dont au moins l’un des fils fréquenta une prépa de la nébuleuse, flétrit l’allié d’hier, cet abject félon coupable de l’avoir trahi, trompé, floué. Et il exalte le sacrifice des  » martyrs de la démocratie  » fauchés lors des combats. Un peu court, certes, mais efficace.  » Matraquée par une propagande étouffante, sa base populaire et provinciale adhère à cette thèse, constate un analyste européen. Si un scrutin présidentiel se tenait demain, Erdogan raflerait 70 % des voix.  »

Le journaliste Bülent Mumay, ancien éditorialiste du quotidien Hürriyet, arrêté puis libéré, mais privé de passeport :
Le journaliste Bülent Mumay, ancien éditorialiste du quotidien Hürriyet, arrêté puis libéré, mais privé de passeport : « Istanbul a perdu ses couleurs ; et nous, notre âme. »© ARNAUD ANDRIEU POUR LE VIF/L’EXPRESS

Témoin, Uzeyir, grossiste en vêtements dans le vieux quartier de Fatih.  » Longtemps, confesse ce trentenaire tout de noir vêtu, j’ai soutenu financièrement la confrérie et son action caritative, menée en Turquie, en Afrique et ailleurs. Puis j’ai compris ses véritables desseins. Le 15 juillet, je suis sorti à l’appel du reis – le président – pour défier les chars des putschistes. On sait bien ici que ce sont les humbles qui paient les dégâts des coups d’Etat.  »  » C’est grâce au réveil du peuple que nous avons échappé au pire, renchérit Rasim Akcan, jovial patron d’un restaurant traditionnel voisin de la place Taksim. L’ère du pacha et de ses diktats est révolue. Place à la Nouvelle Turquie !  »

Quoique minoritaires, les réprouvés, les limogés, les sans-passeport échafaudent la riposte. La vingtaine de profs suspendus de l’université de Kocaeli, à 50 kilomètres à l’est d’Istanbul, anime des  » séminaires de solidarité « . En ce mercredi d’octobre, un sosie de Michel Foucault discourt dans une salle syndicale bondée sur le legs du penseur libéral britannique John Stuart Mill. La veille, une poignée d’écrivains et de journalistes comparaissaient dans les entrailles du palais de justice de l’ancienne Constantinople. Leur crime : avoir rallié le comité éditorial du quotidien prokurde Ozgür Gündem, interdit à la mi-août. Le lendemain, dans un théâtre de poche alternatif, dix hommes et femmes de lettres liront des écrits d’Asli Erdogan et de Necmiye Alpay, plumes embastillées.

Lutter, donc. Mais sans illusion.  » Istanbul, insiste Bülent Mumay, était la ville la plus vibrante du pays. Elle a perdu son sourire, ses couleurs, et nous, notre âme. Chaque soir, nous hésitions : quelle soirée, quel concert, quel spectacle ? Fini. Plus envie de sortir. Nous dînons à la maison.  » Lâcher, déserter comme tant d’autres la perle du Bosphore ?  » Non. Rester. Mais pour quoi faire ?  »

Par Vincent Hugeux – Photos : Arnaud Andrieu pour Le Vif/L’Express.

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