© Reuters

Turquie: « Erdogan est imprévisible »

Le Vif

Auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan Ahmet Insel décrypte les liens complexes entre le président turc et son électorat islamiste.

Le 16 avril, les Turcs se prononceront pour ou contre le projet d’amendement constitutionnel du président Erdogan, qui lui attribuerait, en cas de  » oui « , les pleins pouvoirs. Qu’en pensent ses électeurs du Parti de la justice et du développement (AKP) ?

Ils sont effrayés par la tournure que prennent les événements. Pour l’essentiel, il s’agit de petits entrepreneurs, partisans d’un islam modéré. Cette classe moyenne a besoin d’une stabilité économique et politique pour faire prospérer ses affaires. Ce n’est pas le cas. Ces électeurs ne comprennent pas non plus pourquoi le président turc cherche à acquérir plus de pouvoir, alors qu’il est déjà si puissant. Cette affaire prend une tournure individualiste qui ne leur plaît guère. Ils s’interrogent aussi sur  » l’après-Erdogan  » et craignent par-dessus tout que son successeur ne remette leurs droits en cause. Ils imaginent, par exemple, que le prochain président pourrait être un ancien général de l’armée, fervent laïque, et qu’il décide d’interdire aux femmes de porter le voile en public. Pour cet électorat de droite, traditionnel, ce serait un vrai recul.

Ces commerçants et hommes d’affaires peuvent-ils lâcher Erdogan si la situation économique continue de se détériorer ?

 » Si les difficultés économiques s’accroissent, Erdogan sera fragilisé.  » © P. GAILLARDIN/HANS LUCAS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Oui. Et Erdogan le sait bien. En 2009, la Turquie a perdu 6 points de richesse à cause de la crise économique mondiale. La sanction n’a pas tardé. Lors des élections municipales, cette même année, le score de l’AKP est passé de 47 à 40 % ! Si les difficultés économiques s’accroissent, Erdogan sera fragilisé. Mais cela ne suffira pas à l’abattre, car ses électeurs ne voteront jamais pour le parti social-démocrate ou pour la gauche pro-kurde. Pour le chasser du pouvoir, il faudrait qu’une nouvelle personnalité politique émerge, au même moment, dans un parti de droite.

A qui pensez-vous ?

Une femme comme Meral Aksener doit inquiéter Erdogan. Elle a pris ses distances avec le parti nationaliste d’extrême droite MHP lorsque son chef, Devlet Bahçeli, s’est rallié à l’AKP, et elle a été ministre de l’Intérieur dans les années 1990. Elle pourrait parfaitement rassembler les forces de droite.

Pour Erdogan, l’implication du prédicateur islamiste Fethullah Gülen dans la tentative de coup d’Etat du 15 juillet ne fait aucun doute. Qu’en pensez-vous ?

Pour Ahmet Insel, il ne fait pas de doute que des partisans de Fethullah Gülen sont à l'origine de la tentative de coup d'Etat de juillet 2016.
Pour Ahmet Insel, il ne fait pas de doute que des partisans de Fethullah Gülen sont à l’origine de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016.© TUMAY BERKIN/REUTERS

Des preuves, indiscutables, montrent que les officiers gülenistes ont joué un rôle moteur dans ce putsch. Mais est-ce vraiment surprenant ? Voilà plus de deux ans qu’Erdogan et Gülen sont engagés dans une lutte à mort. Leur rupture date de 2012, lorsque des policiers et des juges gülenistes ont tenté d’arrêter le chef des services de renseignement alors qu’il menait des pourparlers de paix secrets avec le PKK. Erdogan a compris qu’il était visé par cette manoeuvre. En juin 2016, le Conseil national de la sécurité a, pour la première fois, qualifié la confrérie Gülen d’organisation terroriste. En réalité, personne ne sait ce qui s’est passé dans l’après-midi du 15 juillet. Il y a eu une fuite, quelques heures avant le déclenchement du coup d’Etat. Les gülenistes ont tenté le tout pour le tout et l’on s’est alors rendu compte de la relation quasi messianique qu’ils entretenaient avec leur chef, Fethullah Gülen. Jusqu’au dernier moment, ils ont pensé qu’il viendrait les sauver… En Turquie, Gülen a perdu tout ce qu’il avait construit, y compris ses biens. Mais son mouvement survivra à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, où il est bien implanté.

Que peut-il se passer après le référendum du 16 avril ?

C’est difficile à dire. Erdogan est tellement imprévisible ! S’il parvient à imposer son projet, il pourrait être tenté de mener une stratégie de réconciliation nationale, en vue de l’élection présidentielle de 2019. A l’inverse, il pourrait accentuer encore la polarisation entre la droite nationaliste musulmane et l’opposition laïque de gauche. La question kurde est également centrale. Erdogan est confronté à un vrai dilemme. S’il tend la main aux Kurdes, il perd l’appui des nationalistes. Et s’il soutient ces derniers, les Kurdes lui tourneront définitivement le dos. Autant de voix dont il a pourtant un besoin précieux.

La Nouvelle Turquie d’Erdogan, par Ahmet Insel, éd. La Découverte, 208 p.

Asli Erdogan : « Personne n’est à l’abri »

Le 17 août 2016, la romancière Asli Erdogan (sans lien de parenté avec le président) est arrêtée à Istanbul. Elle passera cent trente-six jours en prison. Ses écrits sont en partie publiés en français (Actes Sud). Elle se livre en six mots clés.

Erdogan. Il est capricieux et imprévisible. Si vous n’êtes pas d’accord avec lui à 100 %, il considère que vous êtes contre lui. Aujourd’hui, en Turquie, personne n’est à l’abri d’une arrestation. Erdogan est un obsédé du contrôle, ce qui montre qu’il se sent en insécurité.

Arrestation. On m’a accusée d’appartenir au PKK, alors que je n’ai jamais écrit une ligne sur cette organisation ! Ils s’en sont pris à moi parce que j’incarne une certaine conscience de la Turquie. Je suis, aussi, une femme reconnue en Occident. Autant de bonnes raisons pour me haïr…

Référendum. Erdogan veut nous faire croire que notre vie va changer en fonction du résultat du référendum, mais c’est faux. Si le non l’emporte, il organisera des élections anticipées ou il fera voter son projet par l’Assemblée. Erdogan est pressé : il veut se mettre à l’abri avant que la situation économique du pays, qui n’est pas brillante, ne se détériore encore.

Peur. Les juges et les policiers se soumettent à Erdogan parce qu’ils ont peur d’être arrêtés, mais c’est un mauvais calcul. Dans ce genre de régime, la peur ne permet jamais d’être en sécurité. Un jour, Erdogan organisera une purge au sein du mouvement kémaliste, puis il s’attaquera à sa propre famille politique, le Parti de la justice et du développement (AKP).

Nazis. Les Néerlandais n’auraient jamais dû expulser la ministre turque, mais de là à les traiter de nazis, alors que ce peuple a vécu sous leur joug pendant cinq ans… Et sommes-nous si bien placés pour donner des leçons ? Cette année, 248 manifestations ont été réprimées en Turquie de façon violente. Nous figurons dans le peloton de tête des pays commettant des violences policières.

Prison. Les conditions de détention se sont durcies avec l’état d’urgence. Nous dormions à 24 dans le même dortoir, il faisait 10 °C, et nous n’avions qu’une couverture très fine. Une détenue avait réussi à faire pousser une fleur dans des feuilles de thé séchées. C’était interdit, mais pour nous, c’était un acte de résistance. Nous lui faisions prendre le soleil en cachette. Un jour, lors d’une fouille, un gardien l’a trouvée et l’a écrasée. J’en ai pleuré.

Par Charles Haquet.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire