Ahmet Davutoglu © Reuters

Turquie : Ahmet Davutoglu, machiavel ou marionnette ?

Annelies Van Erp

La Turquie est souvent associée à Recep Tayyip Erdogan, l’homme politique qui ne rechigne jamais à sortir des paroles-chocs. Le premier ministre Ahmet Davutoglu bénéficie lui d’une tout autre image. Mais qui est ce leader turc relativement peu connu qui a maintenu en otage l’Europe la semaine passée ? Burk Nalli, expert politique et fin connaisseur de la Turquie, donne quelques pistes.

« L’Europe et la Turquie ne peuvent se passer l’une de l’autre. Nous n’avons d’autre choix que de résoudre ensemble les défis qui nous attendent » a annoncé le premier ministre turc Ahmet Davutoglu lors de l’ouverture du sommet européen consacré à la crise des réfugiés. Le soir précédent, il avait rencontré le président européen Donald Tusk. Les deux hommes avaient alors conclu un accord tacite stipulant que la Turquie serait disposée à reprendre les réfugiés qui n’étaient pas syriens. Mais quelques jours plus tard, Davutoglu impose un solide camouflet à Tusk. Il propose en effet, après en avoir discuté avec Angela Merkel et le premier ministre hollandais Mark Rutte, un nouveau plan. Mais qui est donc ce machiavel qui a « pris en otage » l’Europe la semaine dernière ? Burk Nalli, chercheur en politique et connaisseurs de la Turquie, apporte quelques pistes. Pour lui, « contrairement à Erdogan, on peut dire que Davutoglu est un démocrate ».

Quelles sont les origines d’Ahmet Davutoglu?

Burak Nalli: Ahmet Davutoglu est né à Taskent, une des villes les plus conservatrices de Turquie. Il a grandi dans une famille qui était tout aussi traditionnelle bien qu’il ait déménagé vers quatre ans pour Istanbul. Davutoglu a aussi une formation académique puisqu’il est professeur de politique internationale. Il a même donné cours quelques années à l’université islamique en Malaisie. Ce n’est pas un dinosaure du monde politique. Il n’était pas là aux premières heures du parti. Sa carrière politique a commencé en 2003 avec le soutien de l’ancien premier ministre Abdullah Gül. C’est alors une année de transition qui voit fleurir de nombreux nouveaux visages. Entre 2003 et 2009, Davutoglu est le super conseiller d’Erdogan, avant d’être nommé ministre des Affaires étrangères entre 2009 et 2014. Ce qui surprend, c’est que son entrée en politique est liée à ses contacts étroits avec Gül, mais qu’au fil des ans, Davutoglo se rapprochant d’Erdogan, les deux hommes s’éloignent l’un de l’autre.

Quelles sont les principales différences entre Davutoglu et Erdogan?

Nalli: Elles sont nombreuses en réalité. Erdogan est beaucoup plus populaire. Il emploie un langage que la masse comprend. On peut sans conteste le traiter de populiste. Il joue aussi souvent sur les sentiments religieux des Turcs. Davutoglu est lui beaucoup plus diplomate : il ne va jamais faire de déclarations-chocs. Contrairement au président, on peut même selon moi le désigner comme un démocrate.

Davutoglu peut-il dès lors compter sur plus de respect de la part des leaders européens ?

J’en doute. En Europe on sait bien que Davutoglu reste l’homme d’Erdogan. Tout ce que dit ou décide Davutoglu a été validé par Ankara. Pour Davutoglu c’est donc parfois un jeu d’équilibriste. D’un côté il souhaite rester diplomate et ne pas froisser les partenaires internationaux, et de l’autre il doit contenter Erdogan.

C’est donc un hasard que Davutoglu se soit profilé ainsi dans la crise des migrants…

Nalli: Les hasards n’existent pas dans la politique turque. On est ici face à quelque chose de purement protocolaire. Selon les règles, c’est le premier ministre qui, en tant que responsable politique, a négocié l’accord. Mais dans les faits, c’est le président qui va annoncer à la Turquie tous les bénéfices d’un tel accord. Par exemple l’assouplissement des visas est un thème qu’Erdogan affectionne. Ce thème flatte une classe moyenne de plus en plus importante et qui aime voyager. Pour eux, il n’est en effet pas toujours facile d’obtenir un visa et cet assouplissement serait un luxe fort apprécié.

Le sommet sur la migration a été plombé par le débat sur la liberté de la presse après la suspension du journal d’opposition Zaman. Est-ce que l’Europe pourrait jouer un rôle dans ce domaine ?

Je ne pense pas. Erdogan balaye de la main les valeurs occidentales comme la liberté de la presse. En plus il a toute la société sous sa coupe et fait croire au pays que le mouvement de Gülen ( celui qui est lié au journal Zaman) est soutenu par les ennemis externes venus de l’Ouest. En ce moment il y a une lutte de pouvoir entre Erdogan et le puissant AKP d’un côté et Gülen de l’autre. Tant que ce dernier ne s’avoue pas vaincu, le conflit ne risque guère de s’apaiser.

D’ailleurs, il n’y a pas qu’en Turquie que l’on sent les tensions. En Belgique aussi on ressent des dissensions sur le sujet entre les faiseurs d’opinions et les politologues. Par exemple le professeur Dries Lesage (UGent). Il pense que l’image qui est donnée en Europe d’un méchant Erdogan n’est pas justifiée. Face à ça, il y a ceux qui critiquent ses moindres faits et gestes. Je trouve que ces deux « camps » font des raccourcis. Oui Zaman est aujourd’hui la victime d’un politique de pouvoir et que la liberté de la presse en prend un coup. Mais, d’un autre côté, on oublie un peu vite que les membres de Gülen ne sont pas non plus des anges. Entre 2007 et 2009, ils ont soutenu Erdogan lorsqu’il a fait emprisonner arbitrairement des centaines d’intellectuels de gauches et des journalistes. Eux aussi se sont montrés coupables d’actes antidémocratiques.

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