© Reuters

Turquie : à Taksim, la « drôle de guerre » entre manifestants et policiers

Le Vif

À Istanbul, chaque soir les manifestants de la place Taksim attendent l’assaut des policiers, qui n’arrive pas. Barricades d’un côté, dispositif antiémeute de l’autre, clichés d’une « drôle de guerre ».

21h30, secteur B, barricade 1. C’est l’heure de faire le point sur la stratégie. Une trentaine de jeunes écoutent en grignotant des çekirdek (des graines de tournesol, très prisées des Turcs, NDLR) celui qui semble être le chef.

« Écoutez, les gars. La semaine dernière, vous avez répandu de l’huile pour faire glisser les policiers. C’était une bonne idée. Mais vous l’avez fait trop près des barricades et plusieurs d’entre nous sont tombés en remontant la rue. Alors, pour l’amour de Dieu, déversez l’huile plus bas la prochaine fois ! » Plusieurs barricadiers, casque de chantier sur la tête, lunettes de plongée sur les yeux et masque de chirurgien autour du cou, baissent les yeux.

Persuadés que les policiers lanceront bientôt une offensive, des centaines de jeunes prennent chaque soir position sur les barricades installées autour de la place Taksim pour barrer l’accès à ce lieu devenu le symbole de la contestation du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Depuis les violents affrontements du week-end dernier, barricadiers et policiers se font face en attendant l’orage, qui ne vient pas.

La tension est particulièrement palpable sur les routes qui mènent au quartier de Besiktas. C’est là qu’ont eu lieu les affrontements les plus durs, non loin du palais de Dolmabahçe, qui abrite le bureau du premier ministre Erdogan. Quatorze barricades ont été dressées sur l’avenue Inönü, l’axe principal reliant la place Taksim et Besiktas.

Juché sur l’une d’elles, Sinan, 23 ans, fume une cigarette. « C’est grâce à nous qu’ils peuvent faire la fête, en haut », dit-il, amer, en faisant référence aux occupants du parc de Gezi. « Ils nous voient comme des jeunes fous qui veulent se battre. Mais nous, on n’attaquera pas. Si les policiers tirent des bombes lacrymogènes, on les leur renverra. C’est tout. » Un couple âgé passe. « Que Dieu vous garde », dit la femme. « Le problème, c’est qu’on ne sait jamais quand les policiers lanceront l’assaut, poursuit Sinan. Et je ne parle même pas des policiers en civil qui grouillent sûrement sur la place Taksim ».

Les infiltrations sont la hantise des barricadiers. Un peu plus bas, l’un d’eux empêche une moto de passer. Le ton monte. « N’insiste pas, on ne te laissera pas aller plus loin », dit-il au motocycliste, qui repart en l’insultant copieusement.

Les barricadiers sont encouragés à maintenir une bonne condition physique : pas de bière, une alimentation saine et du repos. « Si on veut monter à Gezi pour s’aérer l’esprit, quelqu’un nous remplace », explique l’un d’eux, casque intégral noir sur la tête. Plusieurs hôtels proches leur ouvrent également leurs portes pour qu’ils puissent se doucher.

« Notre patience à des limites »

À quelques dizaines de mètres de là, sur la route qui mène au palais de Dolmabahçe, des policiers en tenue antiémeute discutent en mangeant, eux aussi, des çekirdek. Sur plusieurs centaines de mètres, des cars de police et des bus réquisitionnés sont alignés. À l’intérieur, certains policiers dorment, la tête contre la vitre. Le gros des troupes est massé devant le palais. Un policier, mitraillette en bandoulière, raconte à des collègues que son fils entre au collège l’année prochaine.

Ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Un peu plus loin, avant d’arriver au musée de la mer, une petite rue fuit vers le Bosphore, avant de longer le front de mer. Des TOMA, ces véhicules équipés d’un canon à eau, attendent là, en renfort. Des grappes de policiers sont éparpillées dans un petit parc, au bout de la rue. « Je donnerais n’importe quoi pour un lit », confie l’un d’eux.

Entre les deux camps, une route sert de frontière, coincée entre le stade Inönü, du club de Besiktas, et le flanc de la colline sur laquelle se trouve la place Taksim. Chaque soir, des dizaines de personnes viennent dans l’espoir, sans cesse déçu, d’assister aux éventuels affrontements.

De notre envoyé spécial Gokan Gunes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire