Rob Riemen © Franky Verdickt

« Trump est un grand fasciste. Écrivez ça en majuscules »

« Ce ne sera pas mieux que prévu », prévient Rob Riemen, essayiste et directeur-fondateur du célèbre institut Nexus à Tilbourg, au sujet du président élu Trump. « Il est loufoque et bizarre de penser qu’un homme de 70 ans qui affiche de tels antécédents devienne soudain raisonnable et bien-pensant. »

Il y a six ans, Rob Riemen écrivait « L’éternel retour du fascisme ». Dans cet essai, il explique pourquoi Geert Wilders doit être qualifié de fasciste. Pour lui, la montée de Wilders et de son PVV est comparable à l’ascension de Mussolini et d’Hitler au siècle passé.

Selon Riemen, cet éternel retour du fascisme est dû à l’échec lamentable de toutes les élites et à la déchéance des valeurs spirituelles. En conséquence, l’homme de masse tourne le dos à l’élite et suit l’appel des démagogues et des charlatans. À l’aide d’Alexis de Tocqueville, Menno Ter Braak, Primo Levi, Albert Camus et son héros Thomas Mann – « déjà en 1923, Mann comprend qui est Hitler et à quel point il est dangereux » – il montre le climat de « vide spirituel » dans lequel le fascisme peut se développer.

Riemen a offert son livre à tous les membres de la Seconde Chambre néerlandaise et à tous les ministres du cabinet. Son ouvrage a été accueilli par des critiques acerbes. Observateurs, politiques et historiens ont traité la comparaison de Riemen d’ « absurdité » et de « caquetage ». Riemen ne s’est pas soucié de la critique. Il estime qu’en tant qu’intellectuel, il était de son devoir de mettre les choses au clair. Aujourd’hui, il voit ses visions les plus noires se réaliser. Depuis l’élection de Donald Trump, l’Amérique est sous l’emprise de ce que Riemen qualifie de fascisme contemporain.

Rob Riemen: »Autrefois, je ne comprenais pas, comme beaucoup de gens aujourd’hui, que des millions de gens avaient idolâtré Mussolini, Hitler et Staline. Quand Trump est apparu, j’ai compris ce que pouvait faire le charisme. Il pouvait dire ce qu’il voulait et s’en tirait toujours. J’étais une des nombreuses personnes rivées à sa télévision : il n’y avait pas moyen d’y échapper. J’ai pu approvisionner ma cave à vins grâce à mes paris avec des amis américains. Je savais que Trump remporterait la nomination du parti républicain. Mais ensuite, il m’est arrivé la même chose que mes amis américains : j’étais profondément convaincu qu’Hillary Clinton gagnerait. »

Pourquoi en étiez-vous si certain?

J’avais une espèce de blocage. Cela ne pouvait être vrai, mais j’ajoutais toujours que Trump ne s’en irait pas, mais qu’il serait réincarné comme le Joker dans les films de Batman. La présidente Clinton nous achèterait du temps, mais n’écarterait pas le danger fasciste. Et aujourd’hui non seulement le cauchemar ultime s’est réalisé, mais de façon inimaginable. Donald Trump a tout : le Sénat, la Chambre des représentants et bientôt la Cour suprême. Les démocrates vont payer très cher l’orgueil des Clinton. Bernie Sanders avait au moins une vision morale. Il manquait peut-être de réalisme, mais il lui serait venu plus tard. Il nous faut d’abord une politique qui propose un idéal. Celui-ci a tout à fait disparu. Clinton n’a avancé que des plans et des chiffres : cela n’a pas fonctionné. Aujourd’hui, je pense que tout le monde aurait gagé face à Hillary Clinton. Clinton et son parti n’ont pas voulu comprendre la profondeur du ressentiment de la société à l’égard des élites qui pensent uniquement à leurs propres intérêts. Tous ceux qui ont un lien avec elles n’avaient aucune chance.

On dit que la situation ne sera pas si terrible.

Par les mauvaises personnes dans les mauvais médias, oui. Ce ne sera pas mieux que prévu. Regardez qui Trump nomme à la tête de l’agence fédérale pour la protection de l’environnement : un climato-sceptique. Regardez le spectacle d’horreur dément le premier jour de la Convention républicaine : un Rudy Giuliani qui hurlait, et Chris Christie qui criait « lock her up! ». Les rustres les plus vulgaires étaient sur le podium. Et des fous furieux comme Sarah Palin, Ben Carson et Newt Gingrich entreront peut-être dans son gouvernement. Quant à la famille Trump, c’est au mieux une bande de semi-criminels.

On a vu sur Twitter comment était Trump quand il peut être lui-même, non ? Il est loufoque et bizarre de penser un homme de 70 ans qui affiche de tels antécédents devienne soudain raisonnable et bien-pensant. Nous allons regretter l’époque de Bush, Rumsfeld et Cheney.

Que craignez-vous concrètement?

Que les explosions de violences comme lors des protestations pendant son élection augmentent massivement. Elles seront suivies de répression, on affûtera le law and order, et certainement si Giuliani est ministre de la Justice. Préparez-vos au pire.

Si l’Amérique se retire de la scène mondiale, il y aura des conséquences pour nous. Nous ne pouvons être le village d’Astérix et Obélix, nous n’avons pas de potion magique. L’Europe semble penser que 70 ans de paix signifient automatiquement 700 ans de paix. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionne l’histoire, et particulièrement en Europe. Regardez Poutine aussi : Make Russia Great Again. Ou Erdogan: Make Turkey Great Again.

On qualifie les électeurs de Trump de perdants de la globalisation. Partagez-vous cette analyse ?

Ils savent qu’ils sont abandonnés, et ils le sont. Par les intellectuels postmodernes de gauche qui ont crié qu’il n’y a pas de bien ou de mal ou de juste et de faux. Par les intellectuels réactionnaires et leurs propos figés. Par le monde des affaires qui tourne uniquement autour de l’argent. L’élite a créé une vision du monde capitaliste où la technologie et la science jouent un rôle central. Appelez ça la globalisation. Barack Obama était le principal véhicule de cette image de gagnants. Il a osé dire qu’il ne faut pas étudier l’histoire de l’art, mais les sciences. Pour trouver un véritable emploi. Ce qu’il a fait de l’enseignement est terrible : il est réduit aux compétences. Chez nous aussi. Friedrich Nietzsche disait déjà il y a 150 ans que l’enseignement serait réduit à ce qui est bon pour l’économie et l’état. Harvard, Prince et Yale en sont les exemples parfaits.

Ce sont tout de même des universités d’excellence?

Établissez une liste de responsables de la crise financière. Ils viennent tous de Harvard ou de la Yale Law School. Ce sont tous des petits singes bourrés de testostérone qui ont provoqué la crise pour montrer (se frappe la poitrine) qu’ils sont le plus grand singe. Ils veulent voir confirmer à quel point ils sont nuls en collectionnant un maximum de zéros sur leur compte en banque. « Oh, six zéros ! Et moi alors, neuf zéros ! Wow! » Ou prenez un crétin comme Mark Zuckerberg. Il pense qu’en investissant trois milliards il peut mettre fin à toutes les maladies avant la fin du siècle. Pour penser ça, il faut être bête. Le monde des gagnants voit la solution dans la robotisation, l’intelligence artificielle et le transhumanisme. Face à lui, il y a le monde des perdants. Les gens qui perdent leur emploi et qui ne sont pas le meilleur élève de la classe.

L’élite postmoderne a tout enlevé à cette sous-classe grandissante, car on a traité Noël et Pâques de fadaises. Et que leur a-t-on donné à la place ? Des conneries et du kitsch à la télévision. Ce n’est pas nouveau, en 1920 le philosophe français parlait déjà de la crise de l’esprit. Nous vivons dans une société de kitsch. On ne tire plus son identité de qui on est, de ses valeurs spirituelles, mais de ce qu’on peut acheter et publier sur Facebook. Et si on ne récolte pas 300 j’aime, on est déprimé. On a peur de l’introspection et de la formation spirituelle. Il est très difficile de s’approprier la dignité humaine. La littérature, la poésie, l’opéra et la philosophie doivent nous aider.

La culture et le développement spirituel ne sont-ils pas très éloignés de l’électeur fâché et angoissé de Trump ?

Non, on leur a tout simplement enlevé cette possibilité. Les intellectuels postmodernes de gauche comme Daniel Cohn-Bendit, qui réduisent tout à la justice politique et sociale. Les intellectuels réactionnaires comme Thierry Baudet qui vendent des mensonges tels que « le nationalisme est la mère de la démocratie ». Nous avons remplacé la culture par la science, mais la science ne connaît pas la qualité, uniquement la quantité. Et ensuite, on a bourré les gens qui ne peuvent pas suivre de camelote. Le fascisme se manifeste à un moment où il n’y a plus de démocratie. C’est une conséquence de la société de masse, le terme est du philosophe espagnol Ortega Y Gasset, dont nous sommes tous responsables. Il est illusoire de penser que nous vivons encore en démocratie.

La situation est-elle si terrible?

Oui, car la démocratie peut exister uniquement à condition d’avoir des gens critiques qui pensent indépendamment et de cultiver des valeurs spirituelles. Dans notre démocratie de masse, les gens ont abandonné cette liberté et ne se laissent plus mener par des valeurs spirituelles ou morales, mais par leurs instincts, peurs et désirs. Ensuite, on assiste à un phénomène religieux : le faux Messie s’avance. Des gens comme Trump et Wilders. Vous avez vu comment Trump est apparu à la fin de la convention républicaine ? Le fascisme est une religion laïque. Pensez à ce que les nazis représentaient à Nuremberg. C’est de la liturgie, son et lumière compris, mais une perversion de la véritable liturgie religieuse. C’est du kitsch. Dans une société kitsch, on ne peut plus distinguer le faux du vrai.

La démocratie était déjà fichue et Trump a sauté sur l’occasion?

C’est exact. Il n’a pas créé ce contexte. Il a tout simplement fait la même constatation que monsieur Hitler.

Voilà une comparaison osée.

Savez-vous comment Thomas Mann a décrit Adolf Hitler lors d’une conférence à Los Angeles? Il vivait en exil depuis sept ans parce qu’il ne pouvait vivre dans l’Allemagne d’Hitler. Cependant, il a vécu plus de trente ans à Munich où il a vu un mouvement fasciste accéder au pouvoir, notamment par la maîtrise parfaite du mensonge. Que dit Mann ? Hitler affirmait au peuple qu’il était le leader d’un mouvement pour le peuple, qu’il ne mâcherait pas ses mots et qu’il défendrait toujours les intérêts du peuple. On l’a cru en partie parce qu’il n’appartenait pas à l’establishment politique. C’est exactement pareil pour Trump, non ? Trump dit qu’il est fiable parce qu’il ne fait pas partie de cette bande corrompue de Washington et parce qu’il parle la langue du peuple. Mann a littéralement mis les Américains en garde : « Si le fascisme atteint un jour l’Amérique, ce sera au nom de la liberté. »

N’oubliez pas que le fascisme est un produit d’exportation européen. Et aujourd’hui, il nous revient comme un boomerang. Nous avions déjà Viktor Orban, Vladimir Poutine et maintenant Donald Trump. Pour l’instant du moins, car Marine Le Pen et Geert Wilders sont prêts en coulisse. Les nouvelles expressions du fascisme seront toujours différentes du fascisme historique. Ces gens veillent à ne pas se manifester en fascistes. Ils font attention. Mais on voit les schémas, non? On commence par adopter une attitude de victime. Ensuite, on désigne un coupable : les juifs, les Mexicains, les noirs ou les musulmans. Ensuite, une personne charismatique se lève et explique ce qu’il doit se passer.

Comment stopper un phénomène comme Trump ? Il est immunisé contre les critiques.

Pour commencer, nous devons oser regarder les faits en face. (avec insistance) Oui, c’est le retour du fascisme. En Amérique, certains osent le dire, comme le magazine The New Yorker. Mais ici en Europe? Personne. Laissez-moi le dire : Trump est un grand fasciste. Écrivez ça en majuscules et avec des points d’exclamation.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’intellectuels qui mettent en garde contre le danger de ce nouveau fascisme? Vous semblez prêcher dans le désert.

Dans les années 1920 et 1930, beaucoup d’écrivains et d’intellectuels ont mis en garde contre le national-socialisme. Depuis la montée de Wilders, je n’ai pas rencontré un seul écrivain qui dise : les choses tournent mal. Pas un historien ou académicien.

Que prônez-vous alors?

Thomas Mann dirait: il nous faut un humanisme militant. Toute personne doit recevoir les instruments pour se développer en la personne qu’il devrait être. Socrate dit qu’il y a deux questions cruciales dont tout le monde devrait s’occuper. Quelle est la façon juste de vivre ? Et : qu’est-ce qu’une bonne société ? La ligne de conduite de la tradition humaniste européenne de Socrate, Pétrarque et Spinoza, c’est de se servir de sa raison. Il ne faut pas tout suivre aveuglément ou se rendre à des manifestations de masse. Prenez du temps pour vous et posez les grandes questions de la vie. Pour cela, plongez-vous dans le monde des classiques. L’idéal d’égalité des humanistes, c’est de donner la possibilité à tous de vivre dans la vérité, de créer la beauté et d’être juste.

Cette pensée d’égalité semble plus éloignée que jamais. Dans les analyses de la victoire de Trump, on ne parle plus que de l’origine, la race et le sexe des électeurs.

Au moment où l’idéal d’égalité n’est plus un idéal spirituel, mais qu’il est réduit au matérialisme pur, on commence à chercher le point le plus bas. Pour le dire avec les mots de Freud : nous avons tous besoin de sexe et d’agressivité. L’enseignement a atteint ce point le plus bas, car là nous sommes tous égaux. La culture doit descendre au niveau le plus bas, car là nous sommes tous égaux. L’offre des médias descend au niveau le plus bas, parce qu’il s’agit uniquement d’audimat. Quand l’idéal d’égalité est perverti en matérialisme et qu’on le combine à la philosophie des sciences omniprésente qui dit que seul le chiffre compte, on crée un vide immense. Et si la crise économique frappe et que le confort matériel disparaît, les gens pensent : merde, je suis baisé ! Et ils se mettent en colère.

Mais ils sont baisés, non?

Oui, certainement, mais le fascisme n’est pas la réponse.

Qui est aujourd’hui le principal contrepoids de Trump dans le monde?

Le pape François. Il s’est déjà prononcé quand il était en Amérique. En outre, ce pape a acquis une grande autorité morale aux yeux de beaucoup de gens. J’espère qu’il pourra la transmettre avec enthousiasme. Dans le passé, nous avons eu la chance d’avoir quelqu’un comme Martin Luther King. Mais on ne peut faire apparaître ces gens comme par magie. Nous allons devoir entrer en action.

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