Thierry Bellefroid

Trump, comme La Cantatrice chauve : « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux »

Cher Eugène Ionesco, difficile de ne pas être intimidé au moment de prendre mon plus beau papier à lettres virtuel pour vous écrire : vous avez beaucoup compté dans ma jeunesse. Je l’avoue, ces dernières années, j’ai été happé par des écrivains plus contemporains. Et je vous ai un peu négligé.

Pourtant, votre théâtre de l’absurde est toujours d’une brûlante acuité. Rhinocéros date de 1959. Vous aviez 50 ans au moment d’écrire cette pièce qui commence à une terrasse de bistrot, sur une petite place. Très vite, et sans que le spectateur puisse le constater visuellement, la réalité se distord : des rhinocéros s’insinuent dans la ville. En réalité, ce sont des hommes qui ont muté, atteints de rhinocérite. Fameuse trouvaille, que cette maladie à corne pour nous parler de la gangrène du nazisme et de la manière dont on la nie alors qu’elle se répand dans tout le corps.

Qu’écririez-vous aujourd’hui, cher Eugène ? Referiez-vous Rhinocéros à l’identique ? J’imagine que certains événements vous feraient frémir. A commencer par tous les signes annonciateurs des nouveaux fascismes. Et il n’en manque pas. En Arabie saoudite, les meneuses de la contestation qui ont obtenu le droit de conduire pour les femmes sont arrêtées les unes après les autres, ces dernières semaines. En Italie, un parti populiste et un parti d’extrême droite se cherchent un Premier ministre idéal, si possible propre sur lui. En Espagne, pendant ce temps, les militants de l’ultragauche ont dû voter pour dire si leur leader trahissait la cause en s’achetant à crédit une maison de 600 000 euros avec piscine et dépendances. Plus près de chez nous, à Lyon, Marion Maréchal fonde l’Issep, l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques, un établissement supérieur qui semble au-dessus de tout soupçon. Vous, dès vos débuts de dramaturge, vous avez su utiliser le grotesque et l’absurde plutôt que la leçon de choses. Mais que penseriez-vous de cette école supérieure lyonnaise dont l’organigramme regorge de noms déjà vus ici et là, dans les cénacles de la droite la plus extrême et orthodoxe ? Qui sait, vous y auriez peut-être placé un Bérenger, votre héros  » résistant « , celui-là même qui s’élève seul contre la nouvelle norme imposée par la rhinocérite et qui refuse de perdre son humanité. On l’imagine bien, clamant dans la cour de ce très chic institut supérieur :  » Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !  » Ou alors, vous y auriez placé le maître et l’élève de La Leçon, cette pièce où l’enseignant, dominateur, tente de posséder sa trop belle élève par le langage. Une pièce que l’on aurait dû faire jouer, jeune, à un certain Weinstein, puisqu’elle parle, au fond, de la domination sexuelle.

Je ne suis pas voyant, cher Eugène, mais je pense que vous n’auriez pas changé une ligne de votre oeuvre en observant le monde d’aujourd’hui. Je pense même que la rhétorique guerrière d’un Donald Trump vous aurait plus que jamais inspiré cette phrase de La Cantatrice chauve, votre première pièce :  » Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux.  » Ou cette autre :  » Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent guérir ensemble.  » Mais qui osera jouer les médecins ?

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