Le centre de détention de Gharyan, en Libye. 84 % des milliers de migrants captifs ont subi des tortures ou des traitements inhumains. © h. AMARA/reuters

« Tolérance zéro pour les passeurs de migrants! »

Le Vif

Envoyé spécial pour la Méditerranée centrale du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (UNHCR), Vincent Cochetel décrit le calvaire enduré par les migrants échoués en Libye.

Sait-on combien de migrants vivent ou survivent sur le territoire libyen?

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) évalue leur effectif à 350 000 environ, à partir d’informations collectées auprès de la centaine de municipalités que compte le pays. Ce qui exclut les individus tombés aux mains des trafiquants et ceux qui font profil bas. Voilà pourquoi l’estimation avancée par l’Union africaine – de l’ordre de 700 000 – me paraît plus réaliste. Notons que près des deux tiers des intéressés n’envisagent pas de franchir la Méditerranée. Envers et contre tout, la Libye demeure un pays attrayant pour quiconque cherche du travail dans le secteur informel.

Le recul des arrivées en Italie – 119 000 l’an dernier, contre 180 000 en 2016 – résulte-t-il des arrangements conclus entre Rome et les acteurs locaux ?

L’Italie dément l’existence d’accords officiels de cette nature. En revanche, les programmes de coopération visant à renforcer les capacités du gouvernement d’union nationale (GNA) et de ses gardes-côtes ont accru sensiblement le nombre de sauvetages en mer et d’interceptions en 2017. Pour autant, si le flux décroît, il n’est certes pas tari. Les routes changent, les prix aussi. Une évidence : il faut veiller à ne pas renforcer l’emprise des milices au détriment du GNA. Sous peine d’aiguiser les tensions entre groupes rivaux, d’attiser les contentieux tribaux et communautaires, donc de jeter de l’huile sur le feu.

Qu’advient-il des migrants interceptés ou sauvés en mer ?

Ils sont acheminés vers l’un des douze points de débarquement instaurés sur la côte libyenne, avant d’être convoyés vers des centres de détention par un département du ministère de l’Intérieur chargé du  » combat contre l’immigration illégale « . Certains d’entre eux, aussitôt revendus à des réseaux de passeurs, retentent leur chance, trois ou quatre fois au besoin.

Quelle est votre marge de manoeuvre ?

« Il faut aussi s’attaquer aux moyens des trafiquants », affirme Vincent Cochetel.© N. BRUZAK/EPA/maxppp

Nous pouvons visiter une trentaine de centres de détention sous contrôle du GNA. Cela posé, l’accès, soumis à permission préalable, demeure aléatoire. D’autant que plusieurs de ces sites sont de fait gérés par des groupes miliciens. Sur place, la situation est extrêmement difficile, voire épouvantable, sur les plans sanitaire, médical et alimentaire. Ajoutons-y les méfaits de la surpopulation, de la promiscuité hommes-femmes, de la violence – qu’elle soit exercée par les gardiens ou survienne entre les captifs – ou du travail forcé. Selon un rapport de l’ONG Oxfam datant d’août 2017, 84 % des milliers de migrants cantonnés ainsi ont subi des tortures ou des traitements inhumains et dégradants, tandis que 74 % d’entre eux ont été témoins de meurtres ou de sévices graves. Indice inquiétant, la présence aux abords des camps de cimetières ou de fosses communes. J’ajoute que toutes les femmes rencontrées au Niger, pays de transit sur le chemin du retour, ont subi un ou des viols. Voilà pourquoi j’insiste sur la nécessité de privilégier, s’agissant de l’émigration légale vers l’Europe, les plus vulnérables, filles et femmes en tête.

Etes-vous en mesure de recueillir des informations fiables ?

Il est impossible de conduire des entretiens confidentiels. Nous sommes en permanence entourés de gardiens souvent armés, les uns en uniforme, les autres en civil. Comment, dès lors, poser les  » vraies  » questions sans exposer nos interlocuteurs à des représailles ultérieures ? Il existe d’autres écueils. Sauf exception – tel fut le cas pour un groupe de Yéménites évacués vers l’Italie -, le GNA ne nous autorise à parler qu’aux ressortissants de sept pays : Syrie, Irak, Palestine, Ethiopie, Erythrée, Soudan, Somalie. A l’évidence, Tripoli redoute que les réfugiés restent sur place, au risque de bouleverser le tissu ethnique et communautaire.  » Nous ne sommes pas un pays d’asile « , nous répète-t-on.

Avez-vous une idée du nombre de lieux de détention « sauvages » ?

Un certain nombre de centres tenus par des miliciens et des trafiquants ont été localisés. Dans le secteur d’Al-Koufrah (sud-est), non loin de la frontière soudanaise, il y aurait de 12 000 à 15 000 Erythréens parqués dans des hangars. Dans un contexte intensément volatil, les contraintes sécuritaires entravent nos mouvements. N’ayant aucun accès au Fezzan (sud-ouest), aux confins de l’Algérie, du Niger et du Tchad, nous faisons appel à des ONG libyennes partenaires. Tant que la Libye sera livrée à l’anarchie, tant qu’on n’y aura pas instauré un Etat de droit, ce sinistre commerce prospérera.

Si elle suscite maints voeux pieux, la lutte contre les passeurs demeure embryonnaire. Comment la rendre plus efficace ?

D’abord en utilisant au maximum les renseignements que peut recueillir Frontex (NDLR : l’Agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes) auprès des migrants parvenus en Italie. S’il paraît difficile de poursuivre les trafiquants en Libye même, au moins pourrait-on ainsi les nommer, émettre à leur encontre des mandats d’arrêt internationaux, bloquer leurs avoirs à l’étranger et les empêcher de voyager. Donc envoyer un signal fort contre l’impunité. Ces gens doivent savoir qu’un jour ou l’autre ils devront rendre des comptes à la justice. Ensuite, il faut sans tarder s’attaquer aux moyens dont ils se dotent. Fabriqués en Chine, leurs dinghys – canots pneumatiques – sont réexportés par cargo via deux pays, dont un appartient à l’Union européenne (NDLR : il s’agit selon nos informations de Malte et de la Turquie), et ce au mépris de décisions arrêtées à Bruxelles. Ce n’est pas normal. Même remarque pour le pétrole libyen écoulé illégalement à l’ouest de Tripoli par des réseaux également actifs dans les trafics d’armes et de drogue. Pourquoi l’embargo décrété par l’ONU n’est-il pas mis en oeuvre ? Enfin, s’agissant d’un fléau transnational, il importe d’intensifier les poursuites dans les pays voisins de la Libye. Les trafiquants qui pratiquent l’extorsion envoient aux familles, à l’appui de leurs demandes de rançon et via les réseaux sociaux, des photos et des vidéos des séances de torture infligées à leurs proches. Or, lesdites rançons sont parfois versées sur des comptes bancaires domiciliés en Europe, dans le Golfe ou encore au Nigeria. Là encore, une coopération accrue s’impose…

Par Vincent Hugeux.

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