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Terrorisme : « le ramadan est le mois du djihad. Faites de ce mois un mois de malheurs pour les infidèles »

Le Vif

Les djihadistes posent un fameux défi aux services de sécurité français à la veille de l’Euro. Que prépare le commanditaire identifié des attentats de Paris et de Bruxelles ? Des terroristes infiltrés vont-ils repasser à l’action ?

Le compte à rebours a commencé : plus qu’une poignée de jours avant le coup d’envoi de l’Euro 2016 ; quelques semaines d’ici au top départ du 103e Tour de France. Deux événements sportifs qui vont drainer des millions de supporteurs et de touristes, dans les stades, les « fan zones » et les bars, sur les places des villages et le long des routes. Policiers, gendarmes, militaires, spécialistes de la sécurité civile et du renseignement, eux, n’ont guère le coeur au ballon rond ni au vélo. Ils sont sur les dents, mobilisés par dizaines de milliers – 90 000 pour veiller sur l’Euro, 23 000 sur la Grande Boucle. Malgré l’ampleur inédite du dispositif, même ces professionnels ne sont pas entièrement rassurés. « Les stades et les « fan zones », on sait gérer. Mais comment va-t-on protéger les attroupements qui se formeront aux terrasses des cafés ? » s’interroge un membre de l’état-major du ministère de l’Intérieur. « 100 % de précautions, ce n’est pas le risque zéro », a reconnu le ministre français de l’Intérieur Bernard Cazeneuve dans une récente interview au quotidien L’Equipe.

Jamais la tension n’a été si palpable. Car jamais la menace terroriste n’a été si lourde. Patrick Calvar, patron de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), a sonné l’alarme à plusieurs reprises depuis le début de l’année. Le 17 février dernier, devant les sénateurs français de la commission des Affaires étrangères et des Forces armées, il a affirmé disposer d' »informations faisant état de la présence de commandos (djihadistes) sur le sol européen, dont (les services de renseignement) ignor(ent) la localisation et l’objectif ». Face aux députés de la commission de la Défense, le 10 mai, il a insisté : « Nous savons que Daech planifie de nouvelles attaques […] et que la France est clairement visée […]. La question n’est pas de savoir « si », mais « quand » et « où ». » La vigie du renseignement français, dont les services ont déjoué 15 projets terroristes depuis août 2013, s’attend à « une nouvelle forme d’attaque : une campagne terroriste caractérisée par le dépôt d’engins explosifs dans des lieux où est rassemblée une foule importante, ce type d’actions étant multiplié pour créer un climat de panique ». Autres scénarios redoutés : une opération menée contre une école et l’instrumentalisation de mineurs.

Pas d’innocents chez les mécréants

En septembre 2014, déjà, Abou Mohammed al-Adnani, porte-parole de Daech, déclarait ouverte la chasse aux Français : « Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen – en particulier les méchants et sales Français – ou un Australien ou un Canadien ou tout […] citoyen des pays qui sont entrés dans une coalition contre l’Etat islamique, alors comptez sur Allah et tuez-le de n’importe quelle manière ! » ordonnait-il dans un message audio.

Le 21 mai dernier, il récidive dans un nouvel enregistrement posté sur Internet : « Le ramadan est le mois de l’invasion et du djihad (NDLR : il devrait commencer le 6 juin). Faites de ce mois, avec la volonté de Dieu, un mois de malheurs pour les infidèles partout où ils se trouvent. Cet appel s’adresse spécialement aux soldats et aux partisans du califat en Europe et en Amérique. » Pour ceux qui auraient des états d’âme, il assène : « Il n’y a pas d’innocents chez les mécréants. » « Il semble que des désaccords se soient exprimés sur les objectifs visés ou sur la nature des actions envisagées, décrypte le journaliste David Thomson, spécialiste des réseaux djihadistes. Or al-Adnani tranche : toutes les cibles sont légitimes en terre de mécréance, y compris les musulmans qui y vivent. »

Dès février 2015, le nouveau magazine en ligne francophone Dar al-Islam, publié par la branche média de Daech, annonçait la couleur, lui aussi : « Qu’Allah maudisse la France », titrait le deuxième numéro de la revue, sur fond de photo de la tour Eiffel. « La France est le pays le plus fréquemment cité dans les vidéos et les messages de menace, souligne David Thomson. Et elle est la nation européenne qui compte le plus grand nombre de ressortissants dans les rangs du djihad. » A la fin de 2015, on recensait environ 2 600 sites Internet et comptes Twitter francophones pro-Daech. Leurs utilisateurs ne chôment pas, diffusant quelque 40 000 tweets quotidiens.

Pourquoi tant de haine ? La France incarne ce que les djihadistes exècrent, répond Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste des mouvements djihadistes et professeur à Sciences po : la laïcité, l’interdiction du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace public. De plus, elle accueille sur son sol les plus importantes communautés musulmane et juive d’Europe. Cette coexistence est insupportable pour Daech. Sa stratégie est précisément de monter les communautés les unes contre les autres, de semer le chaos dans ce qu’il dénomme la « zone grise », celle où cohabitent musulmans et non-musulmans. » Circonstances aggravantes : le passé colonial de la France et son appartenance à la coalition qui bombarde les positions de l’Etat islamique (EI).

Aqmi a annoncé qu’il viserait encore la France

Daech n’est pas la seule organisation à vouer l’Hexagone aux gémonies. Al-Qaeda, la mouvance rivale, rappelle périodiquement son intention de frapper la France. Plus particulièrement par le biais d’Aqmi, sa franchise au Maghreb islamique, et de groupes djihadistes affiliés, qui sévissent désormais du nord de l’Algérie jusqu’aux rives du golfe de Guinée, en passant par les immensités sahélo-sahariennes. But affiché d’Aqmi : s’attaquer aux intérêts et aux ressortissants français dans toute l’Afrique de l’Ouest, en représailles à l’opération militaire Barkhane, qui déploie 3 000 soldats français pour sécuriser le territoire de cinq pays – Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina Faso.

Ainsi, Aqmi et le groupe Al-Mourabitoune, dirigé par l’insaisissable Mokhtar Belmokhtar, ont mené ces six derniers mois des assauts meurtriers contre deux hôtels, à Bamako (Mali) et Ouagadougou (Burkina Faso), et contre un complexe balnéaire à Grand-Bassam (Côte d’Ivoire). Dans un communiqué revendiquant ce dernier attentat, le 15 mars dernier, Aqmi annonce qu’il visera encore la France et ses intérêts. Plus surprenant : dans sa première vidéo de propagande, diffusée le 18 mai dernier, le groupe djihadiste Ansar Eddine Macina, actif dans le centre du Mali et essentiellement composé de Peuls, met en scène un jeune combattant équipé d’une kalachnikov, en pleine brousse. « J’ai un fusil pour combattre la France, l’Amérique et ceux qui ont envahi le Mali », déclare l’homme.

Les services français tentent de mettre des noms et des visages sur les donneurs d’ordres et leurs hommes de main. Ils pensent avoir démasqué le commanditaire des carnages de Paris et de Bruxelles (voir page 68). Selon le site d’information américain Daily Beast, les attentats auraient valu une promotion à ce Français d’une trentaine d’années, qui se fait appeler Abou Souleymane al-Faransi et vivrait dans le nord de la Syrie, avec son épouse française et leurs deux enfants : il aurait été nommé à la tête du département des opérations extérieures, au sein des services de sécurité de l’EI. Des otages du Bataclan ont rapporté les propos échangés par deux des kamikazes, se demandant s’il fallait « appeler Abou Souleymane ». Les fichiers audio retrouvés dans l’ordinateur d’Ibrahim el- Bakraoui, l’un des terroristes de l’aéroport de Zaventem, l’incriminent un peu plus : dans les communications enregistrées, les membres du commando lui demandent conseil.

Sur combien de djihadistes prêts à frapper la France Abou Souleymane peut-il s’appuyer aujourd’hui ? Impossible à dire, tant il se révèle déjà difficile d’identifier les ressortissants et résidents français de retour de Syrie et d’Irak, encore là-bas ou candidats au djihad. D’autant que tous les départs ne sont pas signalés par les familles. De l’aveu des spécialistes, la marge d’erreur oscillerait entre 10 et 15 %. D’ailleurs, l’analyse des « Daechleaks », ces documents dérobés à l’EI qui révèlent les patronymes et les profils de 1 736 recrues étrangères, leur a réservé quelques surprises : une poignée de parfaits inconnus figure dans ces fichiers, tel Romain D., originaire d’Alsace, dont la mère était sans nouvelles depuis 2013. L’homme de 26 ans, ex-étudiant en psychologie, apparaît sur la liste des « volontaires pour mourir en tant que bombe humaine ».

La menace ne vient pas seulement de Syrie

Un doute plane également sur les décès annoncés. Certains ont eu recours à ce stratagème pour disparaître des radars. Et réapparaître en Europe. Deux mois avant les attentats de Paris, l’épouse de Foued Mohamed-Aggad, l’un des tueurs du Bataclan, a annoncé à sa belle-mère le trépas de son mari dans un attentat suicide en Irak. Abdelhamid Abaaoud a, lui aussi, essayé de faire le mort avec la complicité de son petit frère Younès. De même, comme l’a révélé France 2 dans Complément d’enquête, le Franco-Sénégalais Omar Omsen, gros pourvoyeur de djihadistes français pour le compte du Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaeda, est toujours de ce monde. Ces deux fils ont pourtant assuré au début d’août 2015 qu’il avait été mortellement blessé au combat.

Autre question qui taraude les services français : combien de combattants ont-ils rallié l’Europe en se mêlant aux flots des migrants, dans les pas de plusieurs responsables des attentats de Paris et de Bruxelles ? En novembre 2015, peu avant d’être tué par les hommes du Raid à Saint-Denis, Abdelhamid Abaaoud s’était vanté devant témoin : « On est rentrés sans documents officiels, avec 90 hommes. » En mars dernier, le chercheur et consultant Eric Denécé, spécialiste du renseignement, a placé la barre encore plus haut, estimant que « quelques centaines d’individus susceptibles de passer à l’action » se sont infiltrés en Europe.

La menace terroriste ne vient pas seulement du Shâm, cette terre où l’EI a établi son califat. Patrick Calvar, patron de la DGSI française, s’inquiète aussi « des appels […] lancés depuis la Syrie par des gens à certains de leurs amis qui se trouvent sur notre territoire, afin qu’ils y commettent des actions », tout comme des « velléitaires […], ceux qui auraient bien aimé partir et qui, pour différentes raisons, n’ont pas pu le faire ». Tarek Belgacem, l’assaillant du commissariat de la Goutte-d’Or, à Paris, en janvier 2016, n’avait jamais mis les pieds au Moyen-Orient. Pas plus que Yassin Salhi, qui a décapité son patron dans l’Isère il y a un an. « Un individu isolé peut, avec les moyens du bord et un peu de savoir-faire, provoquer des ravages, pointe le criminologue Alain Bauer. Mais, si les dégâts de ce terrorisme de proximité sont le plus souvent limités, leur impact médiatique est considérable. » C’est précisément l’effet recherché.

Une galaxie aux multiples ramifications

Les enquêtes ouvertes dans la foulée du démantèlement de la cellule belge de Verviers, en janvier 2015, puis à la suite des attentats de Paris à l’automne, ont dévoilé une vaste nébuleuse terroriste, dont les acteurs ont fréquenté les mêmes filières de recrutement, se sont côtoyés en Syrie ou en Irak, ont gravité, parfois, dans le même milieu délinquant et les mêmes prisons, en France ou en Belgique. Ainsi, le Français Reda Kriket, interpellé à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine, à l’ouest de Paris) le 24 mars dernier, était un proche de Khalid Zerkani, alias « Papa Noël », un Marocain de Belgique passé maître dans l’art de recruter des djihadistes. L’homme, condamné à quinze ans de prison à Bruxelles voilà deux mois, fut également le mentor d’Abdelhamid Abaaoud, de Gelel Attar et de Chakib Akrouh, trois des auteurs présumés des attentats parisiens, et de Najim Laachraoui, l’un des kamikazes qui ont semé la mort à l’aéroport de Zaventem le 22 mars 2016. Parmi ses relations, Reda Kriket comptait aussi l’Algérien Abderahmane Ameuroud, condamné en France à sept ans d’emprisonnement en 2005 pour avoir aidé deux faux journalistes partis de Belgique à assassiner le commandant Massoud, en septembre 2001.

Dans l’appartement loué par Kriket à Argenteuil (Val-d’Oise, au nord de Paris), les hommes de la DGSI ont mis la main sur un véritable arsenal de guerre – fusils d’assaut, armes de poing et explosifs. L’ancien braqueur de 34 ans, parti en Syrie en 2014 et rentré clandestinement en France, était-il sur le point de commettre un attentat ? Selon les premiers éléments de l’enquête en cours, il ne disposait pas de complicités suffisantes. Ce n’était sûrement qu’une question de temps…

Les interventions policières et les arrestations de ces derniers mois ont-elles porté un coup fatal à cette galaxie aux multiples ramifications ? Nul ne se risquerait à le jurer. « Concernant la cellule responsable des attentats de Paris, il nous reste encore des fils à tirer », reconnaît un responsable policier. Semaine après semaine, la pelote terroriste continue donc de se dérouler. Et vers de nouveaux risques d’actions terroristes ?

PAR ANNE VIDALIE, AVEC BORIS THIOLAY ET PASCAL CEAUX

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