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Syrie : l’envers de la guerre

Malgré le conflit qui la frappe cruellement, la ville martyre syrienne tente de sauver les apparences. Pour combien de temps encore ? Reportage exclusif en zone loyaliste.

Alep à feu et à sang ? Les images peuvent être trompeuses. Dans la zone occupée par les loyalistes, où Le Vif/L’Express a pu s’aventurer, on peut marcher très longtemps sans voir la moindre destruction. La plus grande partie de la capitale économique de la Syrie semble encore aux mains du régime, et les rebelles n’occupent aucun bâtiment public d’importance. Alep n’est pas coupée de Damas. Des bus font le trajet, mais sont parfois forcés à de longs détours. L’aéroport est toujours sous contrôle du pouvoir. Vu le risque, les rares taxis demandent six fois le prix pour rallier le centre. Ils empruntent le « ring » d’Alep, désespérément vide, et passent devant le quartier martyr de Salah al Din, effondré comme un château de cartes.

En ville, fruits et légumes ne manquent pas sur les étals. Seul le pain fait défaut, obligeant des centaines de personnes à s’amasser tous les matins pour en obtenir, avant de les emballer dans des sachets à même le trottoir ou sur les capots des voitures. Dans la rue Baron, le traditionnel vendeur de café chaud continue de servir les conducteurs pressés. Le célèbre hôtel du même nom profite de l’absence de clients pour rénover les chambres. Quelques magasins et restaurants restent ouverts (un sur dix, en moyenne), comme le Wanes, avec ses serveurs très chics et sa carte des mets où rien ne manque. Dans les parcs centraux, les fontaines fonctionnent à pleins jets, pendant que les Alépins s’échangent les dernières informations sur les bancs. Ou s’épient…

Car personne n’est dupe : la guerre est dans tous les esprits et le fracas des armes se fait entendre sans répit. Les lignes de front bougent chaque jour. Une odeur âcre flotte sur la ville. Un voile sombre la couvre, comme un avant-goût d’apocalypse. Le 3 octobre, au lendemain de notre passage, un attentat à la voiture piégée sur l’énorme place Saadala Al Jabiri tuait une cinquantaine de personnes, principalement des militaires. Les poteaux d’Alep sont constellés d’annonces mortuaires, aux visages parfois bien jeunes. Les marchands du souk incendié tentent de s’y rendre pour récupérer quelques biens. L’après-midi, la circulation se fait plus rare, la ville devient fantomatique, les habitants se calfeutrent chez eux. Du moins s’ils ont encore leur maison. Des centaines de déplacés vivent sous des tentes de fortune le long des boulevards, et même sur le terre-plein central.

Dans une petite maison abandonnée du quartier chrétien d’Azizieh, deux familles vivent entassées, soit quinze personnes. Elles vivaient à 200 mètres de là, mais c’était devenu trop dangereux, à cause des snipers. « On a changé quatre fois de logement avant d’aboutir ici », témoigne Ahmed Kurdi, un sunnite, dans la petite cour intérieure, tandis que résonnent tout près les tirs d’armes automatiques et les bruits de mortiers. Ce père de famille ne sursaute même plus, ni ses enfants, qui s’amusent à collectionner les douilles. Il ne porte pas les rebelles dans son coeur : « Ils ont grimpé dans le minaret voisin pour annoncer la libération d’Alep. C’est bien gentil mais, depuis, j’ai perdu ma maison », grince-t-il.

Son voisin Issa Touma, un artiste photographe, a également été forcé de quitter son appartement situé dans le quartier de Midan et d’emménager chez ses vieux parents. Il explique : « L’ASL (Armée syrienne libre) menace de tuer les gens s’ils ne quittent pas leurs logements, car c’est à partir de là qu’ils se battent. Conséquence, le gouvernement les bombarde et les habitations sont détruites… Si vraiment l’ASL souhaitait libérer les gens, elle ne se cacherait pas derrière eux. » Il refuse toutefois de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Sa position de funambule lui sert jusqu’à présent d’assurance-vie.

Pour amener les gens à rester en ville, Issa Touma a maintenu envers et contre tout l’organisation du festival international de la photo d’Alep, dont il est le fondateur. Malgré le conflit qui se déplaçait de quartier en quartier, et qui l’a bloqué chez lui pendant neuf journées dantesques, il n’a jamais voulu annuler l’événement. Le vernissage était plutôt symbolique : seuls quelques Alépins avaient pris le risque de se déplacer, et aucun artiste ne s’est pointé. Avec des moyens de communication aléatoires, l’organisation relevait du tour de force. Plus de la moitié des oeuvres ne sont jamais arrivées. Sans compter la démographie chamboulée : « Beaucoup de gens ont été forcés de quitter leurs maisons, explique Issa Touma. Quelques-uns sont partis vers la Turquie. La plupart ont déménagé à l’intérieur d’Alep, et c’est devenu un casse-tête pour faire parvenir les invitations. »

A l’origine, le festival devait se tenir dans l’imposant Old Electricity Building, mais le responsable est introuvable depuis le mois d’août. Issa Touma a été obligé de se rabattre sur sa propre galerie. Comme elle s’avère trop petite, il expose les 300 photos à tour de rôle, mais aussi dans des cafés artistiques d’Alep. De vernissage en vernissage, le festival sera finalement prolongé jusqu’à fin octobre. « Les habitants sortent davantage, se réjouit l’artiste. Grâce à l’expo, ils se sentent plus libres, plus heureux. Ils portent de beaux vêtements, alors qu’en temps de guerre ce n’est pas le premier des soucis. Certains m’ont dit que c’était une de leurs plus belles journées depuis le début du conflit. »

Pourtant, beaucoup d’artistes et d’intellectuels ont préféré fuir hors du pays. « J’en connais beaucoup qui l’ont fait par opportunisme, se disant qu’ils obtiendront de meilleurs financements de l’autre côté s’ils crient contre le régime », persifle Issa Touma, pendant que nous marchons dans les rues. Son discours est peu flatteur à l’égard des Européens : « Comme ils étaient amis avec Bachar, ils n’ont jamais voulu soutenir des gens indépendants comme moi. S’ils l’avaient fait, on n’en serait pas là. » Sa liberté de ton dérangeait, visiblement. En 2006, la police est venue apposer les scellés sur sa galerie. Cela a duré neuf mois.

Soudain Issa Touma arrête la conversation : à un coin de rue, deux jeunes miliciens armés et en civil, affalés sur des sacs de sable, observent les passants d’un oeil mauvais. « Le régime se méfie de tout le monde, en particulier des photographes. Comme je le répète à mes étudiants en photo, s’il y dix rebelles d’un côté et un photographe de l’autre, ils se rueront sur le photographe. » Celui-ci sera vite soupçonné de travailler pour la chaîne qatarie Al Jazeera, accusée de mener une guerre médiatique contre Damas. Aujourd’hui, cet artiste, qui dit avoir découvert la liberté grâce à la photo, ne se soucie guère de qui va gagner la guerre. « On veut juste que cela s’arrête. » Tandis qu’il ironise sur la « bataille finale d’Alep », maintes fois annoncée par les rebelles, les cloches de l’église latine toute proche se mettent à retentir, comme un rayon de soleil après l’orage. L’imposant lieu de culte, auquel ne manque aucune lampe, est rempli aux trois quarts par des gens de tous les âges, aux habits impeccables. La dignité restera l’ultime richesse des Alépins.

FRANÇOIS JANNE D’OTHÉE, ENVOYÉ SPÉCIAL À ALEP

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