Abdel-Fattah el-Sissi © Reuters

Sissi, le maître incontesté de l’Egypte

Muriel Lefevre

Les Egyptiens votent à partir de lundi pour élire leur président dans un scrutin sans surprise qui devrait donner à l’homme fort du pays, Abdel Fattah al-Sissi, un deuxième mandat de quatre ans. Portrait et analyse.

Quelque 60 millions d’électeurs, sur près de 100 millions d’habitants du pays le plus peuplé du monde arabe, sont appelés aux urnes les 26, 27 et 28 mars.Ils ont le choix entre le président sortant Sissi, 63 ans et archi-favori, et un homme méconnu du grand public, Moussa Mostafa Moussa, 65 ans.

Moussa Mostafa Moussa, le concurrent théorique ou la participation mascarade

Après avoir fait campagne pour M. Sissi, cet homme d’affaires de 65 ans s’est déclaré candidat, fin janvier, à la toute dernière minute. Qualifié par l’opposition de candidat faire-valoir au service du chef de l’Etat Abdel Fattah al-Sissi, Moussa Mostafa Moussa sera son unique concurrent lors de l’élection présidentielle. Ce dernier, l’un des plus fervents supporters du président, s’est lancé dans la course pour lui éviter d’avoir à se présenter seul.

Le jour même du dépôt de sa candidature, une page Facebook au nom de Moussa Mostafa Moussa arborait encore une photo du président Sissi, qui a disparu ensuite. « Non à la participation à cette mascarade », lançait dès le lendemain Hamdeen Sabbahi, candidat défait à la présidentielle en 2012 et 2014, lors d’une conférence de presse rassemblant huit partis d’opposition.

Si M. Mostafa Moussa se retrouve seul face à M. Sissi, c’est que plusieurs prétendants ont été évincés. Deux d’entre eux, dont l’ex-chef d’état-major Sami Anan, ont été interpellés, et d’autres comme l’avocat Khaled Ali, ont dénoncé des pressions de la part des autorités. Craignant que M. Sissi se retrouve candidat unique, ses partisans avaient tenté de pousser la candidature d’un des leurs, Sayed El-Badawi, président du parti libéral Al-Wafd. Mais le parti de ce dernier s’y est opposé. M. Mostafa Moussa est alors apparu comme l’homme providentiel dans le rôle d’adversaire du président.

Moussa Mostafa Moussa
Moussa Mostafa Moussa© AFP

L’intéressé explique à l’AFP qu’il fallait « équilibrer » le scrutin. Avec sa participation, l’élection devient « bien claire, bien démocratique », car M. Sissi n’est « plus le seul candidat », plaide-t-il. Et malgré son statut de concurrent de M. Sissi, il reste loyal au président: « ce n’est pas nouveau, nous avons la même conception de la politique », reconnaît-il. Le candidat admet que sa campagne, financée par ses propres fonds, « n’est pas comparable avec celle du président ».

« Moussa Mostafa Moussa a peu de chance de remporter un nombre significatif de voix (…). Beaucoup de gens ne savent même pas qu’il se présente », estime Mostafa Kamal el Sayed, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire. Début mars, le visage rond et souriant du « challenger » est apparu sur quelques rares affiches dans les rues du Caire aux côtés des innombrables portraits du président Sissi.

Pourtant, M. Mostafa Moussa se défend d’être sous le contrôle de M. Sissi: « j’ai des idées, des conceptions et je vois les choses d’une autre façon », dit le candidat qui a reçu notamment le soutien des tribus arabes d’Egypte. Président du parti libéral Al-Ghad (Demain) depuis 2011, cet industriel, fils d’un ancien parlementaire, se targue de posséder un programme économique « bien établi », fondé sur le développement des exportations. « Je rentre dans cette élection avec l’idée de gagner », assure-t-il, en dépit de tous les pronostics favorables à M. Sissi.

Lors d’une conférence de presse mercredi dernier, M. Mostafa Moussa a précisé: « notre but dans cette élection est d’atteindre le pourcentage le plus élevé possible. J’espère 51% ».

Abdel Fattah al-Sissi, l’incontestable maître de l’Egypte

Artisan de la stabilité pour les uns, autocrate décrié pour les autres, l’ex-maréchal Abdel Fattah al-Sissi, a écrasé tous ses opposants depuis 2013 pour devenir le maître incontestable de l’Egypte. A 63 ans, désormais vêtu de costumes sobres, l’ex-maréchal aux lunettes noires ne ressort plus que rarement sa tenue militaire. Omniprésent à la télévision et dans les médias égyptiens, le président Sissi aime à prendre la parole en public, tantôt pour une inauguration, tantôt pour un forum avec des jeunes Egyptiens ou encore pour une commémoration. S’exprimant en arabe égyptien, il déclame de longues tirades d’une voix chaude, parfois ponctuée de rires, avec toute l’attention d’un auditoire déférent. D’un ton paternaliste, il est capable de décrire les Egyptiens comme la prunelle de ses yeux, assurant qu’il n’est qu’un simple serviteur de son pays. Né en novembre 1954, cet enfant du quartier de Gamaliya dans le vieux Caire islamique cher au Nobel de littérature Naguib Mahfouz, Abdel Fattah al-Sissi a été un enfant déjà très directif avec les autres, selon ceux qui l’ont connu à l’époque. Diplômé de l’académie militaire en 1977, il a ensuite étudié en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, avant de devenir chef du renseignement militaire sous Moubarak. C’est en 2013, ce militaire est apparu sur le devant de la scène, lançant une répression sanglante contre les partisans de Mohamed Morsi, se soldant par la mort de centaines de manifestants islamistes en quelques semaines. Ironie du sort, c’est M. Morsi lui-même qui l’avait nommé ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée en août 2012. Père de quatre enfants, M. Sissi est décrit par son entourage comme un homme pieux accomplissant ses cinq prières quotidiennes et dont l’épouse porte le voile.

Aucune contestation

Face aux grosses difficultés économiques et à la persistance de ces troubles sécuritaires, aucune contestation sérieuse n’est apparue car M. Sissi, cinquième président égyptien issu des rangs de l’armée depuis 1952, gouverne d’une main de fer depuis la destitution en 2013 de son prédécesseur islamiste Mohamed Morsi. Premier président civil élu démocratiquement, M. Morsi issu de la confrérie des Frères musulmans, avait succédé en 2012 à M. Moubarak. Un an après, à la faveur de manifestations de masse, M. Morsi, qui s’était vite rendu impopulaire, a été déposé par M. Sissi alors chef de l’armée. Le 14 août 2013, un mois après son coup de force de Sissi contre le président islamiste, policiers et soldats avaient tué en quelques heures plus de 700 manifestants pro-Morsi en plein centre du Caire. Human Rights Watch (HRW) avait parlé d’une « tuerie de masse » s’apparentant « probablement à un crime contre l’Humanité ». Ironie du sort, c’est M. Morsi lui-même qui l’avait nommé ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée en août 2012.

Les militants laïcs et de gauche qui ont soutenu l’éviction de M. Morsi en sont cependant vite venus à regretter leur choix: M. Sissi a régulièrement été accusé par les ONG internationales de perpétrer de graves violations des droits de l’Homme. Lors de sa campagne pour la présidentielle de 2014, il avait estimé que « parler de libertés » ne devait pas primer sur la « sécurité nationale » avant d’affirmer publiquement qu’il faudrait « 20 à 25 années pour instaurer une vraie démocratie » en Egypte.

Depuis l’éviction de M. Morsi, des dizaines de milliers de ses partisans ont été emprisonnés, et des centaines, dont le président déchu lui-même, ont été condamnés dans des procès de masse expéditifs dénoncés par l’ONU. Depuis 2014, M. Sissi a engagé une répression implacable contre l’opposition islamiste, mais aussi libérale.

Plusieurs milliers de partisans de l’ex-président islamiste ont été tués ou emprisonnés, et des centaines, dont M. Morsi lui-même, ont été condamnés dans des procès de masse expéditifs vivement dénoncés par l’ONU. Selon Reporter sans frontières (RSF), 30 journalistes sont actuellement emprisonnés en Egypte, et près de 500 sites internet sont bloqués.

Culte de la personnalité

En 2014, M. Sissi faisait déjà face à un unique concurrent: Hamdeen Sabbahi, vieille figure de la gauche, jouissant d’une plus grande notoriété que M. Mostafa Moussa, qui dirige le parti libéral Al-Ghad. L’ex-maréchal Sissi l’avait emporté par le score sans appel de 96,9% des voix. Dans ce contexte, la seule donnée à revêtir de l’importance dans le scrutin de 2018 pourrait être le taux de participation. Lors de la dernière présidentielle, ce taux avait atteint 37% après deux jours de scrutin. Les autorités avaient alors décidé de le prolonger d’une journée pour atteindre 47,5%. Selon M. Kamal el Sayed, « le résultat est connu d’avance et ça n’encourage pas les Égyptiens à aller voter », dit-il. « Et il n’y a pas eu de campagne », ajoute-t-il.En guise de campagne, M. Sissi a multiplié les apparitions théâtrales lors de divers évènements largement couverts par la télévision. Les journaux pour leur part couvrent amplement tous ses faits et gestes.

Les villes, en particulier Le Caire, sont inondées de portraits du chef de l’Etat, objet d’un véritable culte de la personnalité. Rares sont les affiches représentant M. Mostafa Moussa. Nombre d’Egyptiens, notamment les commerçants, ont pris l’initiative d’acheter et afficher des portraits de M. Sissi. Beaucoup estiment qu’il est l’artisan du retour au calme dans le pays après le chaos qui a suivi la révolution de 2011 ayant renversé le président Hosni Moubarak. Mais avec la crise économique et le retour à un régime qui est souvent considéré comme encore plus autoritaire que celui de Moubarak, ce capital sympathie a commencé à s’effriter. Le président a promis dès le début de son premier mandat de ramener la stabilité dans le pays, y compris économique.

Un ambitieux programme de réformes a été entrepris en 2016 en vue de l’obtention d’un prêt du Fonds monétaire international (FMI) de 12 milliards de dollars. Parmi les réformes figure la décision en novembre 2016 de laisser flotter la monnaie nationale, ce qui a entraîné une flambée des prix affectant durement les ménages égyptiens. Dans le même temps, si l’Egypte a retrouvé une forme de stabilité politique, le pays, qui a été frappé par plusieurs attentats jihadistes sanglants ces dernières années, reste confronté à des enjeux de sécurité majeurs.

En novembre dernier, le président Abdel Fattah al-Sissi avait notamment donné trois mois à son chef d’état-major et son ministre de l’Intérieur pour rétablir la sécurité dans le nord de la péninsule du Sinaï, où sévit une branche locale du groupe jihadiste Etat islamique (EI). A ce jour, la campagne, qui a fait plus de 100 morts parmi les jihadistes mais aussi au moins 20 au sein de l’armée, se poursuit.

L’Egypte depuis la révolte et la chute de Moubarak en 2011

Dates-clés de l’Egypte depuis la révolte qui a chassé Hosni Moubarak du pouvoir en février 2011:

– La révolution –

Le 25 janvier 2011, début de manifestations massives contre Moubarak, au pouvoir depuis 1981. Dominée par des slogans demandant son départ, la contestation s’est inspirée de la révolte tunisienne qui, le 14 janvier 2011, a poussé à la fuite du président Zine El Abidine Ben Ali. Le 1er février, plus d’un million de manifestants dans le pays. Marée humaine place Tahrir, au Caire, l’épicentre de la contestation.

Le 11 février, Moubarak démissionne et remet ses pouvoirs au Conseil suprême des forces armées. La répression du soulèvement a fait au moins 850 morts.

– Victoire islamiste –

De novembre 2011 à janvier 2012, lors des législatives, les islamistes remportent près des deux tiers des sièges de députés, dont un peu plus d’un tiers des sièges pour les Frères musulmans. En juin, le Parlement est dissous en raison d’un vice juridique.

Le 30 juin 2012, le candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi devient le premier président égyptien élu démocratiquement (51,73%). Il est le premier islamiste et le premier civil à présider le pays.

En août, Morsi écarte le maréchal Hussein Tantaoui, ministre de la Défense, et le remplace par le général Abdel Fattah al-Sissi, chef du renseignement militaire.

– Morsi destitué, Sissi au pouvoir –

Le 3 juillet 2013, après des manifestations monstres réclamant le départ de Morsi, M. Sissi et l’armée le destituent et l’arrêtent. M. Morsi dénonce alors un coup d’Etat et appelle ses partisans à défendre sa « légitimité ».

Le 14 août, les forces de l’ordre lancent l’assaut sur deux places du Caire où campaient des milliers de pro-Morsi. Environ 700 d’entre eux sont tués, selon les chiffres officiels.

Le 25 décembre 2013, le gouvernement déclare officiellement les Frères musulmans « organisation terroriste ».

En mai 2014, Sissi est élu président (96,9%). En janvier, une nouvelle Constitution, renforçant les pouvoirs de l’armée, avait été approuvée. Fin 2015, un nouveau Parlement, très largement acquis à M. Sissi, est élu.

M. Sissi s’est lancé une répression féroce contre les partisans de Morsi, dont des centaines ont été tués et des milliers arrêtés, ainsi que contre l’opposition libérale, neutralisée.

– Troubles jihadistes –

Le pays est la cible de multiples attentats meurtriers depuis 2013, menés principalement par l’EI qui s’attaque aux forces de sécurité surtout dans la péninsule du Sinaï (nord-est).

Le 31 octobre 2015, les 224 occupants d’un Airbus A321 russe périssent dans le crash de leur appareil dans le Sinaï, revendiqué par le groupe Etat islamique (EI).

Le 24 novembre 2017, une attaque non revendiquée contre une mosquée dans le Sinaï fait plus de 300 morts. L’EI est soupçonné d’être derrière cet attentat, le plus meurtrier de l’histoire récente de l’Egypte.

En février 2018, l’armée lance une vaste opération « antiterroriste » dans le Sinaï, toujours en cours.

– Plan d’aide –

Le 11 novembre 2016, le Fonds monétaire international (FMI) approuve un prêt de 12 milliards de dollars à l’Egypte, en difficulté économique. Peu avant, le gouvernement avait lancé un vaste programme de réformes économiques.

– Moubarak libéré –

Le 24 mars 2017, Moubarak, acquitté dans son procès pour meurtre de manifestants lors de la révolution de 2011, est libéré. Il quitte l’hôpital militaire du Caire, où il a passé l’essentiel de ses six ans de détention.

– Soutiens à Sissi –

Le 3 avril, le président américain Donald Trump rend un hommage appuyé à M. Sissi, en visite à Washington, jugeant qu’il fait « un travail fantastique ».

Le 23, le président égyptien se rend en Arabie saoudite pour sceller le dégel entre les deux pays.

En octobre, M. Sissi en visite à Paris reçoit un soutien appuyé de son homologue français Emmanuel Macron.

La visite du président russe Vladimir Poutine au Caire deux mois plus tard est marquée par la confirmation d’un contrat pour construire la première centrale nucléaire égyptienne.

– Formalité –

Le 23 janvier 2018, l’ancien chef d’état-major Sami Anan est interpellé et exclu de la présidentielle de mars quelques jours après l’annonce de sa candidature.

Plusieurs autres adversaires potentiels de M. Sissi ont été écartés ou découragés. Un seul autre candidat est en lice: Moussa Mostafa Moussa, qualifié par l’opposition de faire-valoir.

Le 13 février, 14 organisations des droits de l’Homme jugent le scrutin « ni libre ni équitable ».

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