Le 29 novembre 1974, la ministre remporte la bataille du droit à l'IVG. La loi est adoptée par 284 voix pour et 189 contre, après plus de vingt-cinq heures de débats. © P.Ledru/AKG

Simone Veil, seule face à la haine

Le Vif

Chargée de porter devant l’Assemblée nationale le projet de loi légalisant l’avortement, Simone Veil n’a jamais reculé, malgré une majorité divisée et les coups bas de ses opposants.

Elle est, à jamais,  » cette femme-là « . Hiératique, forte, énigmatique pasionaria au chignon brioche dressée devant un peloton de députés enragés. Elle dont le beau visage, impassible malgré la fatigue, restera gravé dans la mémoire en noir et blanc des Français. Quarante et un ans après le vote du texte, on ne dit toujours pas en France  » la loi sur l’IVG « , mais  » la loi Veil « . Simone Veil, magistrate aux allures de grande bourgeoise, ne se disait pourtant pas militante, à une époque où les suffragettes du MLF usaient et abusaient du mégaphone. Féministe, oui, car intensément soucieuse d’améliorer le sort de ses semblables du sexe  » faible « , il est vrai largement perfectible à l’époque. Durant ses huit années passées à l’administration pénitentiaire, elle avait pu apprécier le traitement réservé aux détenues, souvent moins bien loties que leurs congénères masculins. Appelée plus tard à plancher sur le droit de la famille, elle mesura combien le statut conjugal était injuste envers les conjointes dans cette France postgaullienne encore très old fashion.

Ce 29 novembre 1974, à 3 h 40 du matin, Simone Veil a gagné. Avec 284 voix pour et 189 contre, le projet de loi autorisant l’avortement durant les dix premières semaines de la grossesse est adopté, après trois jours d’empoignades historiques. Exit la législation prohibitionniste de 1920. Le texte a été voté grâce à l’appui de la gauche et ses 178 voix décisives. Ce petit matin-là, toujours impeccable dans sa robe gris souris, Mme Veil traverse la place du Palais-Bourbon, laisse glisser son regard sur les croix gammées maculant les murs de son immeuble et monte dans son appartement où l’attend une imposante gerbe de fleurs. Cadeau de Jacques Chirac. Le Premier ministre avait beau considérer l’IVG comme une  » affaire de bonnes femmes « , il vouait une sympathie particulière à cette magistrate propulsée au ministère de la Santé grâce à son entregent, son intellect et ses affinités dans les milieux politiques et intellectuels.

Les caméras de l’ORTF en témoignent : la violence du combat fut inouïe. Simone Veil supporte en vestale héroïque les outrances bombardées depuis son propre camp.  » Le temps n’est pas loin où nous connaîtrons, en France, ces  »avortoirs », ces abattoirs où s’entassent des cadavres de petits hommes et que certains de mes collègues ont eu l’occasion de visiter à l’étranger « , éructe Jean Foyer. L’ami Jean, dont elle avait été la collaboratrice lorsqu’il était ministre de la Justice. Alexandre Bolo, élu de Loire-Atlantique, dans l’ouest de la France, parle d' » embryons jetés au four crématoire « . Simone Veil, qui a passé treize mois en enfer à Auschwitz, encaisse. Deux députés enclenchent leur magnétophone afin de faire profiter l’assemblée des palpitations d’un foetus de quarante-neuf jours avorté par aspiration.  » Je n’imaginais pas la haine que j’allais susciter, la monstruosité des propos de certains parlementaires, ni leur grossièreté à mon égard, raconte- t-elle dans Les Hommes aussi s’en souviennent (1). Une grossièreté inimaginable. Un langage de soudards.  »

Brisée de fatigue, elle enfouit son visage dans ses mains, ses adversaires la croient prête à craquer. Ils se trompent »

Mme la ministre prend des notes. Lorsque, brisée de fatigue, elle enfouit son visage dans ses mains, ses adversaires la croient prête à craquer. Ils se trompent.  » Il n’était pas question de perdre confiance et de se laisser aller, raconte-t-elle. Tout cela […] confortait mon envie de gagner  » (2). Simone Veil n’a pas d’états d’âme face à cette coalition de misogynes haineux. Elle sait où elle va. A la tribune, elle refuse de passer pour la laxiste en jupon que dépeignent ses opposants. L’avortement  » est toujours un drame, et cela restera toujours un drame « , lance-t-elle. Elle évoque  » la honte et la solitude  » des femmes en situation de détresse, contraintes d’avorter dans la clandestinité : 300 000 chaque année, dit-elle ; 10 % y laissent leur peau. Elle balaie l’argument selon lequel l’IVG provoquerait une baisse de la natalité – elle a, dans sa serviette, une étude de l’Ined (Institut national d’études démographiques) qu’elle a fait réaliser avant les débats et qui prouve le contraire. Elle plaide pour une  » solution réaliste, humaine et juste  » et – c’est l’argument le plus puissant de son plaidoyer – pour la pleine responsabilité de la femme.  » Parce qu’elle est plus dissuasive, au fond, qu’une autorisation émanant d’un tiers qui ne serait ou ne deviendrait vite qu’un faux-semblant.  »

Contrairement à l’écrivaine Françoise Giroud, médiatique boutefeu, Simone Veil veut éviter de présenter l’avortement comme  » un droit  » des femmes – ce qu’il est devenu depuis. Certains, à droite, ne le lui auraient pas pardonné. Tactique habile car, sur le fond, confier à la mère la totale responsabilité de son acte revenait à peu près au même. Le mot repoussoir en moins.

Les murs de Paris sont maculés d'insultes et d'inscriptions antiavortement. Ici, l'entrée de la faculté de médecine, dans le 6e arrondissement.
Les murs de Paris sont maculés d’insultes et d’inscriptions antiavortement. Ici, l’entrée de la faculté de médecine, dans le 6e arrondissement.© Roger-Viollet

La ministre le sait, les Français sont mûrs. Ils ont entendu l’appel détonant des  » 343 salopes  » paru dans Le Nouvel Observateur, en 1971 – Catherine Deneuve ou Françoise Sagan avouant qu’elles aussi ont eu recours à l’avortement. Il y avait là de quoi ébranler les bien-pensants… Ils ont suivi avec passion le procès de Bobigny, l’année suivante – une adolescente de 16 ans qui a avorté avec la complicité de sa mère, puis traînée en justice par le père de la jeune fille. Ils ont vu le ministre de la Justice, Jean Taittinger, se casser les dents auprès de la commission des affaires sociales avec un projet de loi pourtant très restrictif. Et constaté, dans le même temps, que les condamnations devenaient de plus en plus rares : quelques dizaines seulement en 1973, contre 518 en 1971.

A son arrivée à l’Elysée l’année suivante, Valéry Giscard d’Estaing tient ses promesses de candidat centriste : il légalisera l’avortement, contre l’avis de son Premier ministre Jacques Chirac. C’est Michel Poniatowski, au ministère de l’Intérieur, qui fait comprendre à VGE tout l’intérêt, compte tenu du sujet, de jeter dans la fosse aux lions une femme, juriste de surcroît. Et voilà donc Simone Veil chargée de défendre un projet qui devait revenir à son confrère de la Justice. Elle, ministre de la Santé depuis seulement six mois. Sa marge de manoeuvre est étroite : la majorité à laquelle elle appartient est extrêmement divisée sur le sujet ; elle n’a aucune certitude de l’emporter. Il lui faut les voix de la gauche et des communistes. Sans braquer ceux, chez les conservateurs, qui pourraient la rejoindre. Seule femme ministre du gouvernement Chirac, elle sait qu’elle va devoir ferrailler à l’Assemblée devant 481 députés hommes et seulement 9 élues du sexe opposé, dont toutes ne sont pas favorables à une refonte de la loi de 1920.

A deux reprises, Simone Veil craint d’avoir perdu la partie. Lorsqu’elle doit justifier sa décision de ne pas proposer le remboursement de l’acte par la Sécurité sociale – certains assurés menaçaient de faire la grève des cotisations. Et lorsqu’est approuvé un amendement autorisant les établissements hospitaliers du privé à ne pas pratiquer l’IVG. Gaston Defferre, le leader socialiste, fulmine. En coulisse, Simone Veil parvient à le ramener à de meilleurs sentiments.

Les jeux du hasard et de la politique l’ont ainsi sacrée icône du féminisme français. Pourtant, à la fin de sa vie, Simone Veil s’étonnait encore d’entendre les jeunes filles la remercier pour son combat à la tribune. A ses yeux, la vraie conquête avait été la légalisation de la contraception, en 1967. Une loi débattue dans un climat tendu, mais sans commune mesure avec celui de l’IVG. Une loi défendue par un homme, le député gaulliste Lucien Neuwirth.

(1) et (2) : Les Hommes aussi s’en souviennent. Une loi pour l’Histoire, Stock.

Par Claire Chartier.

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