La mini-série L'Effondrement (Canal+). © Capture d'écran YouTube

Effondrement : si la fin du système industriel est inévitable, la Terre ne s’arrêtera pas pour autant de tourner

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Difficile à imaginer, à croire et, plus encore, à accepter. De plus en plus de voix s’élèvent pour dire qu’un certain effondrement est en cours. Dès le 11 novembre sur Canal+, une mini-série appelée « Effondrement », créée par les Parasites, viendra illustrer cette société post-apocalypse où chacun doit lutter pour sa survie. Un tableau noir, mais réaliste.

Les auteurs Pablo Servigne et Raphaël Stevens l’affirment depuis des années. Ce constat glaçant posé, apprêtons-nous donc à vivre ce bouleversement majeur, activement et non passivement.

C’était il y a près de quatre ans. Dans leur Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (1), les chercheurs Pablo Servigne et Raphaël Stevens jetaient un obus dans la mare de nos certitudes déjà un brin réchauffées : l’effondrement de la société industrielle, nourrie de pétrole et de gaz, est inéluctable, lançaient-ils. Ce ne sera pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, bouleversé dans ses fondements énergétique, climatique, économique, politique, social et culturel.  » Selon les scientifiques, les civilisations qui se sont jadis effondrées, comme celle des Romains par exemple, présentaient toujours deux points communs : un excès de confiance en elles et la conviction qu’elles auraient la capacité de relever tous les défis, ce qui les autorisait à ignorer les nombreux signes de faiblesse « , commentait à l’époque Pablo Servigne, ingénieur agronome et docteur en biologie. On en est là.

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Depuis lors, rien n’a fondamentalement changé, même si, dans les rues, la foule appelle de plus en plus au changement. Sur un certain nombre de plans, il est déjà trop tard : disparition d’espèces, appauvrissement des sols, fonte des glaciers, augmentation drastique du nombre de réfugiés climatiques, vulnérabilité des systèmes financiers… Reliées les unes aux autres, ces informations qui tombent sans relâche forment désormais une toile qui se referme comme un piège sur l’humain.  » Cet immense faisceau de preuves et d’indices atteste que des instabilités systémiques croissantes menacent certaines populations humaines, voire tous les humains, les empêchant de se maintenir dans un environnement durable « , écrivaient Pablo Servigne et Raphaël Stevens.

Dès la fin des années 1960, le Club de Rome avait chargé des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology d’étudier l’évolution à long terme du  » système-monde  » en faisant interagir les paramètres de la population, de la production industrielle, du niveau de pollution, de la production de services, de la production alimentaire et des ressources non renouvelables. Conclusion : un effondrement généralisé s’annonçait au cours du xxie siècle. Inquiets, les chercheurs avaient introduit de nouvelles variables dans leurs calculs : technologies plus efficientes, stabilisation de la population, nouvelles ressources. En vain.  » Ces mesures auraient dû être mises en place simultanément et dès les années 1980 « , insiste Pablo Servigne.

Il s’en trouvera pour nier l’imminence du danger, voire le danger lui-même.  » Ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui est l’obstacle, éclaire le philosophe Jean-Pierre Dupuy, cité dans le Petit manuel de collapsologie. C’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver.  » Seul antidote face à ce constat, grave mais pas désespérant : reconstruire du lien, à soi, aux humains, au vivant qui nous entoure. C’est ce que proposent les auteurs, auxquels s’est joint Gauthier Chapelle, dans l’interview à lire page suivante, relative à leur nouvel ouvrage : Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement, et pas seulement y survivre (2).

Effondrement : si la fin du système industriel est inévitable, la Terre ne s'arrêtera pas pour autant de tourner
© JEROME PANCONI/OPALE

Entre votre premier livre Comment tout peut s’effondrer et le deuxième Une autre fin du monde est possible, on a l’impression que vous avez adouci votre propos. Derrière l’effondrement, il y a la résilience. Juste ?

Raphaël Stevens : Le premier était le constat, une sorte d’obus. D’un point de vue scientifique, un effondrement de la civilisation est de plus en plus probable. Notre intuition est même que cet effondrement a déjà commencé. C’est impossible à démontrer mais le contraire l’est tout autant. Et beaucoup d’indices commencent à converger… Après l’avoir lu, certains lecteurs attendaient de nous des solutions politiques. Mais nous pensons qu’il faut être plus apaisé avant de les envisager. Nous avons donc choisi d’aller dans ce deuxième ouvrage vers plus de lenteur et d’intériorité, parce que ce qui a mis le monde dans la situation actuelle, c’est précisément de toujours chercher des solutions et des techniques sans jamais prendre le temps de se demander ce qu’on veut et où on va. Mais nous n’étions pas dans l’idée d’adoucir le discours, au contraire. Le but est de trouver le ton et les outils pour accueillir toujours plus de mauvaises nouvelles.

Gauthier Chapelle : Un effondrement, ce n’est pas forcément une extinction. C’est une forêt qui brûle, et derrière ça repousse, ce qui n’a pas été dit comme tel dans le premier livre. Mais un effondrement reste toutefois brutal et traumatisant.

R. S. : Ce constat de possible effondrement engendre des émotions, dont la peur, la colère, la tristesse, la sidération. Il y a aussi du soulagement pour ceux qui le sentent venir et se croyaient fous ou seuls à le penser. Et la joie de voir ce système thermo-industriel enfin s’arrêter, celui qui détruit le vivant et les humains.

Quelles sont les leçons que l’on peut tirer des effondrements précédents, qui ont frappé la civilisation romaine ou maya par exemple ?

Pablo Servigne : La seule cause commune des effondrements passés, c’est l’incapacité des élites à prendre les bonnes décisions au dernier moment. La corruption, la bêtise, le déni, la cupidité, le désir de préserver des avantages font en sorte que les élites économiques et politiques ne se rendent pas compte de ce qui se passe. Et quand elles s’en rendent compte, les mesures qu’elles prennent ne visent qu’à maintenir en vie le système qui a provoqué la catastrophe. La leçon de l’histoire, c’est qu’à la veille d’un effondrement, des mauvaises décisions sont prises.

La perspective d’un effondrement de civilisation engendre forcément de la peur…

G. C. : Il faut l’accueillir et collectivement l’entendre. Partager sa peur demande du courage mais en le faisant, on a déjà parcouru les trois quarts du chemin. La peur est un réflexe du vivant quand il se sent menacé. Alors soit on se laisse emporter par elle, soit on en fait quelque chose pour adapter son comportement à la menace.

Que se passerait-il dans une société incapable de dire et d’entendre ces peurs ?

R. S. : Les mouvements nationalistes et autoritaires sont des symptômes de la maladie de notre société. Ces symptômes proviennent probablement d’émotions cachées ou peu exprimées par la population. Tant qu’on ne les traite pas collectivement, ces émotions peuvent muter en violence et nourrir le pire.

G. C. : Une colère exprimée et portée collectivement peut nous mettre en action. Mais elle doit être accueillie. Avec les gilets jaunes, la colère s’exprime mais elle n’est pas reçue. Or, faire  » comme si  » plutôt qu’assumer est pire.

Dans un contexte d’effondrement, l’espoir peut être un piège, dites-vous. Pourquoi ?

R. S. : L’espoir est toxique lorsqu’il est associé au déni. Il maintient dans l’inaction. Ce qui est dangereux, c’est l’attente d’une solution miracle, qui consisterait à se focaliser sur une porte de sortie toute douce de l’effondrement, ou même sur sa non-survenance, en tablant entre autres sur de nouvelles technologies qui n’existent même pas encore. Ce que l’on appelle la techno béatitude. On peut passer à l’action sans avoir besoin de ce type d’espoir.

Tout le monde ne réagit pas aux catastrophes de la même manière, on l’a vu lors d’ouragans ravageurs ou même à Fukushima, théâtre d’un grave accident nucléaire. Quel est le profil de ceux qui s’en remettent le mieux ?

G. C. : Se réexercer à être dans des liens de proximité et de confiance, ce sont les clés de la résilience. C’est l’inverse si on garde le choc pour soi. Renforcer les capacités individuelles et collectives, s’entraider entre voisins… ce sera utile dans les  » tempêtes  » à venir ! Mais dans notre société, être dépendant des autres est vu comme une tare. L’autonomie de l’individu est sanctifiée.

R. S. : Dans la civilisation thermo- industrielle ou capitalistique, on devient dépendant du système mais indépendant de ses voisins, alors qu’il faudrait viser le contraire.

Vous avez tous les trois des enfants. Comment le justifiez-vous dans un tel contexte ?

P. S. : C’est un choix assez personnel. Il y a par exemple beaucoup de couples qui, aujourd’hui, décident de ne pas avoir d’enfant pour des raisons écologiques. Je les comprends. Pour ma part, je pense que nos enfants s’adapteront car l’effondrement sera leur normalité. Ils seront nés dedans. Mais cela implique que je dois vivre avec la possibilité qu’ils meurent précocément ou souffrent atrocement… Et il ne faut pas négliger le fait que depuis que j’ai des enfants, je suis plus ancré, j’ai plus que jamais envie de me battre pour un monde… moins pire.

Observer l’effondrement avec une seule paire de lunettes scientifiques n’a pas de sens, écrivez-vous. Pourquoi la transdisciplinarité des sciences est-elle plus que jamais nécessaire ?

R. S. : Quand on étudie la situation actuelle avec une seule discipline, en silo, comme le système éducatif le propose depuis des siècles, on a l’impression qu’une solution est à portée de main. Il n’y a plus de pétrole ? Il n’y a qu’à développer les énergies renouvelables ! Mais cela ne suffit pas. Le constat de l’effondrement est systémique, il suffit d’un seul dépassement de limite planétaire pour mettre à mal l’ensemble de la société. Il faut donc maintenant penser en système pour tenter de trouver des moyens de faire renaître une autre société. Mais cela change tout, c’est difficile, et forcément radical, au sens de prendre le problème à la racine.

Sentez-vous une ouverture des scientifiques sur ce sujet ?

G. C. : Depuis un peu plus d’un an, ça bouge beaucoup parmi les scientifiques. Il y a non seulement une prise de conscience que plus de transdisciplinarité est nécessaire mais certains scientifiques sont désormais prêts à puiser dans les savoirs locaux et citoyens pour nourrir les sciences. Depuis sept ou huit mois, cela va même au-delà des scientifiques. On assiste à des alliances inédites, avec la spiritualité, ou l’art, par exemple entre la comédienne Juliette Binoche et l’astrophysicien Aurélien Barrau. Il aurait fallu faire ça il y a trente ans… Tout cela est excellent, mais il faut, dans le même temps, préparer des plans B pour répondre à l’effondrement.

R. S. : C’est un gigantesque effort coopératif dont nous avons besoin, comme après la guerre, pour répondre collectivement à une situation de crise urgente et existentielle.

G. C. : Dans les manifestations pro- climat actuelles, on entend à peine cette question lancée aux leaders politiques et économiques : quel est le plan pour arrêter les énergies fossiles dans le demi-siècle qui vient ? Il faut mobiliser tous les cerveaux et tous les bras parce que nous sommes totalement dépendants du fossile. S’en passer va demander un effort considérable. Il faudra même du jour au lendemain arrêter certaines activités.

D’une manière générale, vous prônez le développement du lien avec soi, avec les autres, y compris non humains et avec le vivant. Les liens conditionnent-ils une certaine forme de survie ?

G. C. : Passons-les en revue : le lien à soi est essentiel pour faire le travail des émotions. Il permet de ne pas être submergé par elles mais de les accueillir dans ce qu’elles ont de salutaire, et d’apprécier encore plus le plaisir d’être vivant. Il y a aussi le lien à ce qui nous dépasse, la dimension spirituelle, même si c’est un sujet très sensible. Et le lien au vivant, avec les autres espèces, les animaux, les arbres, les champignons, voire même les rivières ou les montagnes. Ces liens nous permettent de vivre mieux ce qui se passe, avec plus de sensibilité et de profondeur. Ils nous rendent humbles aussi, parce qu’ils permettent d’inclure les autres espèces dans notre  » communauté « . En plantant un arbre, on se sent tout de suite moins seul… Enfin, il y a les liens entre humains, c’est la base de notre résilience et de notre bonheur.

P. S. : Des dizaines d’études scientifiques montrent qu’en situation de catastrophe ponctuelle (incendies, ouragans, attentats), les humains s’entraident, s’auto- organisent et ne paniquent jamais. Regardez ce qui s’est passé lors de l’attentat au Bataclan, à Paris, où des inconnus ont sauvé d’autres inconnus, sous le feu des terroristes. La théorie de l’évolution montre bien que ceux qui survivent en conditions difficiles ne sont pas les plus forts mais ceux qui s’entraident. C’est un principe du vivant.

Vous établissez un parallèle historique entre la domination de la nature et la domination de la femme. La résilience n’est-elle possible qu’à condition de repenser les rôles entre hommes et femmes ?

G. C. : Si on ne saisit pas l’occasion de ce virage pour arrêter le patriarcat – et non pas pour faire du matriarcat – on passe à côté de l’essentiel. En chacun de nous, il y a des polarités masculine et féminine. Nous en avons besoin et il faut les remettre sur le même pied. La domination de la femme et celle de la terre sont comparables. Depuis les débuts de l’agriculture, il y a une relation chosifiante à la terre qui nous a permis de l’asservir, de la posséder, de la pénétrer, et de faire n’importe quoi. Mais le chemin à parcourir, individuellement et collectivement, pour renverser cette double domination, est considérable. Même en Belgique.

(1) Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éd. Anthropocène (Seuil), 2015.

(2) Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement et pas seulement y survivre, par Gauthier Chapelle, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éd. Anthropocène (Seuil), 2018.

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